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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. QUATRIÈME VOLUME |
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XX HAYDÉE. À peine les chevaux du comte avaient-ils tourné l’angle du boulevard, qu’Albert se retourna vers le comte en éclatant d’un rire trop bruyant pour ne pas être un peu forcé. — Eh bien ! lui dit-il, je vous demanderai, comme le roi Charles IX demandait à Catherine de Médicis après la Saint-Barthélémy : Comment trouvez-vous que j’ai joué mon petit rôle ? — À quel propos ? demanda Monte-Cristo. — Mais à propos de l’installation de mon rival chez M. Danglars… — Quel rival ? — Pardieu ! quel rival ? votre protégé, M. Andrea Cavalcanti ! — Oh ! pas de mauvaises plaisanteries, vicomte ; je ne protège nullement M. Andrea, du moins près de M. Danglars. — Et c’est le reproche que je vous ferais si le jeune homme avait besoin de protection. Mais, heureusement pour moi, il peut s’en passer. — Comment ! vous croyez qu’il fait sa cour ? — Je vous en réponds : il roule des yeux de soupirant et module des sons d’amoureux ; il aspire à la main de la fière Eugénie. Tiens, je viens de faire un vers ! Parole d’honneur, ce n’est pas de ma faute. N’importe je le répète : Il aspire à la main de la fière Eugénie. — Qu’importe, si l’on ne pense qu’à vous ? — Ne dites pas cela, mon cher comte ; on me rudoie des deux côtés. — Comment, des deux côtés ? — Sans doute : mademoiselle Eugénie m’a répondu à peine, et mademoiselle d’Armilly, sa confidente, ne m’a pas répondu du tout. — Oui, mais le père vous adore, dit Monte-Cristo. — Lui ? mais au contraire, il m’a enfoncé mille poignards dans le cœur ; poignards rentrant dans le manche, il est vrai, poignards de tragédie, mais qu’il croyait bel et bien réels. — La jalousie indique l’affection. — Oui, mais je ne suis pas jaloux. — Il l’est, lui. — De qui ? de Debray ? — Non, de vous. — De moi ? je gage qu’avant huit jours il m’a fermé la porte au nez. — Vous vous trompez, mon cher vicomte. — Une preuve ? — La voulez-vous ? — Oui. — Je suis chargé de prier M. le comte de Morcerf de faire une démarche définitive près du baron. — Par qui ? — Par le baron lui-même. — Oh ! dit Albert avec toute la câlinerie dont il était capable, vous ne ferez pas cela, n’est-ce pas, mon cher comte ? — Vous vous trompez, Albert, je le ferai, puisque j’ai promis. — Allons, dit Albert avec un soupir, il paraît que vous tenez absolument à me marier. — Je tiens à être bien avec tout le monde ; mais, à propos de Debray, je ne le vois plus chez la baronne. — Il y a de la brouille. — Avec madame ? — Non, avec monsieur. — Il s’est donc aperçu de quelque chose ? — Ah ! la bonne plaisanterie ! — Vous croyez qu’il s’en doutait ? fit Monte-Cristo avec une naïveté charmante. — Ah çà ! mais, d’où venez-vous donc, mon cher comte ? — Du Congo, si vous voulez. — Ce n’est pas d’assez loin encore. — Est-ce que je connais vos maris parisiens ? — Eh ! mon cher comte, les maris sont les mêmes partout ; du moment où vous avez étudié l’individu dans un pays quelconque, vous connaissez la race. — Mais alors quelle cause a pu brouiller Danglars et Debray ? Ils paraissent si bien s’entendre, dit Monte-Cristo avec un renouvellement de naïveté. — Ah ! voilà ! nous rentrons dans les mystères d’Isis, et je ne suis pas initié. Quand M. Cavalcanti fils sera de la famille, vous lui demanderez cela. La voiture s’arrêta. — Nous voilà arrivés, dit Monte-Cristo ; il n’est que dix heures et demie, montez donc. — Bien volontiers. — Ma voiture vous conduira. — Non, merci, mon coupé a dû nous suivre. — En effet, le voilà, dit Monte-Cristo en sautant à terre. Tous deux entrèrent dans la maison ; le salon était éclairé, ils y entrèrent. — Vous allez nous faire du thé, Baptistin, dit Monte-Cristo. Baptistin sortit sans souffler le mot. Deux secondes après, il reparut avec un plateau tout servi, et qui, comme les collations des pièces féeriques, semblait sortir de terre. — En vérité, dit Morcerf, ce que j’admire en vous, mon cher comte, ce n’est pas votre richesse, peut-être y a-t-il des gens plus riches que vous ; ce n’est pas votre esprit, Beaumarchais n’en avait pas plus, mais il en avait autant ; c’est votre manière d’être servi, sans qu’on vous réponde un mot, à la minute, à la seconde, comme si l’on devinait, à la manière dont vous sonnez, ce que vous désirez avoir, et comme si ce que vous désirez avoir était toujours tout prêt. — Ce que vous dites est un peu vrai. On sait mes habitudes. Par exemple, vous allez voir : ne désirez-vous pas faire quelque chose en buvant votre thé ? — Pardieu, je désire fumer. Monte-Cristo s’approcha du timbre et frappa un coup. Au bout d’une seconde, une porte particulière s’ouvrit, et Ali parut avec deux chibouques toutes bourrées d’excellent latakié. — C’est merveilleux, dit Morcerf. — Mais, non, c’est tout simple, reprit Monte-Cristo ; Ali sait qu’en prenant le thé ou le café je fume ordinairement : il sait que j’ai demandé le thé, il sait que je suis rentré avec vous, il entend que je l’appelle, il se doute de la cause, et comme il est d’un pays où l’hospitalité s’exerce avec la pipe surtout, au lieu d’une chibouque, il en apporte deux. — Certainement, c’est une explication comme une autre ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a que vous… Oh ! mais, qu’est-ce que j’entends ? Et Morcerf s’inclina vers la porte par laquelle entraient effectivement des sons correspondants à ceux d’une guitare. — Ma foi, mon cher vicomte, vous êtes voué à la musique ce soir ; vous n’échappez au piano de mademoiselle Danglars que pour tomber dans la guzla d’Haydée. — Haydée ! quel adorable nom ! Il y a donc des femmes qui s’appellent véritablement Haydée autre part que dans les poèmes de lord Byron ? — Certainement ; Haydée est un nom fort rare en France, mais assez commun en Albanie et en Épire ; c’est comme si vous disiez, par exemple, chasteté, pudeur, innocence ; c’est une espèce de nom de baptême, comme disent vos Parisiens. — Oh ! que c’est charmant ! dit Albert, comme je voudrais voir nos Françaises s’appeler mademoiselle Bonté, mademoiselle Silence, mademoiselle Charité chrétienne ! Dites donc, si mademoiselle Danglars, au lieu de s’appeler Claire-Marie-Eugénie, comme on la nomme, s’appelait mademoiselle Chasteté-Pudeur-Innocence Danglars, peste, quel effet cela ferait dans une publication de bans ! — Fou ! dit le comte, ne plaisantez pas si haut, Haydée pourrait vous entendre. — Et elle se fâcherait ? — Non pas, dit le comte avec son air hautain. — Elle est bonne personne ? demanda Albert. — Ce n’est pas bonté, c’est devoir : une esclave ne se fâche pas contre son maître. — Allons donc ! ne plaisantez pas vous-même. Est-ce qu’il y a encore des esclaves ? — Sans doute, puisque Haydée est la mienne. — En effet, vous ne faites rien et vous n’avez rien comme un autre, vous. Esclave de M. le comte de Monte-Cristo ! c’est une position en France. À la façon dont vous remuez l’or, c’est une place qui doit valoir cent mille écus par an. — Cent mille écus ! la pauvre enfant a possédé plus que cela : elle est venue au monde couchée sur des trésors près desquels ceux des Mille et une Nuits sont bien peu de chose. — C’est donc vraiment une princesse ? — Vous l’avez dit, et même une des plus grandes de son pays. — Je m’en étais douté. Mais comment une grande princesse est-elle devenue esclave ? — Comment Denys le Tyran est-il devenu maître d’école ? Le hasard de la guerre, mon cher vicomte, le caprice de la fortune. — Et son nom est un secret ? — Pour tout le monde oui ; mais pas pour vous, cher vicomte, qui êtes de mes amis, et qui vous tairez, n’est-ce pas, si vous me promettez de vous taire ? — Oh ! parole d’honneur ! — Vous connaissez l’histoire du pacha de Janina ? — D’Ali-Tebelin ? sans doute, puisque c’est à son service que mon père a fait fortune. — C’est vrai, je l’avais oublié. — Eh bien ! qu’est Haydée à Ali-Tebelin ? — Sa fille, tout simplement. — Comment ! la fille d’Ali-Pacha ? — Et de la belle Vasiliki. — Et elle est votre esclave ? — Oh ! mon Dieu, oui. — Comment cela ? — Dame ! un jour que je passais sur le marché de Constantinople, je l’ai achetée. — C’est splendide ! Avec vous, mon cher comte, on ne vit pas, on rêve. Maintenant, écoutez, c’est bien indiscret ce que je vais vous demander là. — Dites toujours. — Mais puisque vous sortez avec elle, puisque vous conduisez à l’Opéra… — Après ? — Je puis bien me risquer à vous demander cela ? — Vous pouvez vous risquer à tout me demander. — Eh bien ! mon cher comte, présentez-moi à votre princesse. — Volontiers ; mais à deux conditions. — Je les accepte d’avance. — La première, c’est que vous ne confierez jamais à personne cette présentation. — Très bien (Morcerf étendit la main). Je le jure. — La seconde, c’est que vous ne lui direz pas que votre père a servi le sien. — Je le jure encore. — À merveille, vicomte, vous vous rappellerez ces deux serments, n’est-ce pas ? — Oh ! fit Albert. — Très bien. Je vous sais homme d’honneur. Le comte frappa de nouveau sur le timbre ; Ali reparut. — Préviens Haydée, lui dit-il, que je vais aller prendre le café chez elle, et fais-lui comprendre que je demande la permission de lui présenter un de mes amis. Ali s’inclina et sortit. — Ainsi, c’est convenu, pas de questions directes, cher vicomte. Si vous désirez savoir quelque chose, demandez-le à moi, et je le demanderai à elle. — C’est convenu. Ali reparut pour la troisième fois et tint la portière soulevée, pour indiquer à son maître et à Albert qu’ils pouvaient passer. — Entrons, dit Monte-Cristo. Albert passa une main dans ses cheveux et frisa sa moustache, le comte reprit son chapeau, mit ses gants, et précéda Albert dans l’appartement que gardait, comme une sentinelle avancée, Ali, et que défendaient, comme un poste, les trois femmes de chambre françaises commandées par Myrtho. Haydée attendait dans la première pièce, qui était le salon, avec de grands yeux dilatés par la surprise ; car c’était la première fois qu’un autre homme que Monte-Cristo pénétrait jusqu’à elle ; elle était assise sur un sofa, dans un angle, les jambes croisées sous elle, et s’était fait, pour ainsi dire, un nid, dans les étoffes de soie rayées et brodées, les plus riches de l’Orient. Près d’elle était l’instrument dont les sons l’avaient dénoncée ; elle était charmante ainsi. En apercevant Monte-Cristo, elle se souleva avec ce double sourire de fille et d’amante qui n’appartenait qu’à elle ; Monte-Cristo alla à elle et lui tendit sa main, sur laquelle, comme d’habitude, elle appuya ses lèvres. Albert était resté près de la porte, sous l’empire de cette beauté étrange qu’il voyait pour la première fois, et dont on ne pouvait se faire aucune idée en France. — Qui m’amènes-tu ? demanda en romaïque la jeune fille à Monte-Cristo ; un frère, un ami, une simple connaissance, ou un ennemi ? — Un ami, dit Monte-Cristo dans la même langue. — Son nom ? — Le comte Albert ; c’est le même que j’ai tiré des mains des bandits, à Rome. — Dans quelle langue veux-tu que je lui parle ? Monte-Cristo se retourna vers Albert : — Savez-vous le grec moderne ? demanda-t-il au jeune homme. — Hélas ! dit Albert, pas même le grec ancien, mon cher comte ; jamais Homère et Platon n’ont eu de plus pauvre, et j’oserai même dire de plus dédaigneux écolier. — Alors, dit Haydée, prouvant par la demande qu’elle faisait elle-même qu’elle venait d’entendre la question de Monte-Cristo et la réponse d’Albert, je parlerai en français ou en italien, si toutefois mon seigneur veut que je parle. Monte-Cristo réfléchit un instant : — Tu parleras en italien, dit-il. Puis se tournant vers Albert : — C’est fâcheux que vous n’entendiez pas le grec moderne ou le grec ancien, qu’Haydée parle tous deux admirablement ; la pauvre enfant va être forcée de vous parler italien, ce qui vous donnera peut-être une fausse idée d’elle. Il fit un signe à Haydée. — Sois le bienvenu, ami, qui viens avec mon seigneur et maître, dit la jeune fille en excellent toscan avec ce doux accent romain qui fait la langue du Dante aussi sonore que la langue d’Homère ; Ali ! du café et des pipes ! Et Haydée fit de la main signe à Albert de s’approcher, tandis qu’Ali se retirait pour exécuter les ordres de sa jeune maîtresse. Monte-Cristo montra à Albert deux pliants, et chacun alla chercher le sien pour l’approcher d’une espèce de guéridon, dont un narguillet faisait le centre, et que chargeaient des fleurs naturelles, des dessins, des albums de musique. Ali rentra, apportant le café et les chibouques ; quant à M. Baptistin, cette partie de l’appartement lui était interdite. Albert repoussa la pipe que lui présentait le Nubien. — Oh ! prenez, prenez, dit Monte-Cristo ; Haydée est presque aussi civilisée qu’une Parisienne : le havane lui est désagréable, parce qu’elle n’aime pas les mauvaises odeurs ; mais le tabac d’Orient est un parfum, vous le savez. Ali sortit. Les tasses de café étaient préparées ; seulement on avait, pour Albert, ajouté un sucrier. Monte-Cristo et Haydée prenaient la liqueur arabe à la manière des Arabes, c’est-à-dire sans sucre. Haydée allongea la main et prit du bout de ses petits doigts roses et effilés la tasse de porcelaine du Japon qu’elle porta à ses lèvres avec le naïf plaisir d’un enfant qui boit ou mange une chose qu’il aime. En même temps deux femmes entrèrent, portant deux autres plateaux chargés de glaces et de sorbets, qu’elles déposèrent sur deux petites tables destinées à cet usage. — Mon cher hôte, et vous, signora, dit Albert en italien, excusez ma stupéfaction. Je suis tout étourdi, et c’est assez naturel ; voici que je retrouve l’Orient, l’Orient véritable, non point malheureusement tel que je l’ai vu, mais tel que je l’ai rêvé au sein de Paris ; tout à l’heure j’entendais rouler les omnibus et tinter les sonnettes des marchands de limonade. Ô senora ! que ne sais-je parler le grec, votre conversation, jointe à cet entourage féerique, me composerait une soirée dont je me souviendrais toujours. — Je parle assez bien l’italien pour parler avec vous, monsieur, dit tranquillement Haydée ; et je ferai de mon mieux, si vous aimez l’Orient, pour que vous le retrouviez ici. — De quoi puis-je parler ? demanda tout bas Albert à Monte-Cristo. — Mais de tout ce que vous voudrez : de son pays, de sa jeunesse, de ses souvenirs ; puis, si vous l’aimez mieux, de Rome, de Naples ou de Florence. — Oh ! dit Albert, ce ne serait pas la peine d’avoir une Grecque devant soi pour lui parler de tout ce dont on parlerait à une Parisienne ; laissez-moi lui parler de l’Orient. — Faites, mon cher Albert, c’est la conversation qui lui est la plus agréable. Albert se retourna vers Haydée. — À quel âge la signora a-t-elle quitté la Grèce ? demanda-t-il. — À cinq ans, répondit Haydée. — Et vous vous rappelez votre patrie ? demanda Albert. — Quand je ferme les yeux, je revois tout ce que j’ai vu. Il y a deux regards : le regard du corps et le regard de l’âme. Le regard du corps peut oublier parfois, mais celui de l’âme se souvient toujours. — Et quel est le temps le plus loin dont vous puissiez vous souvenir ? — Je marchais à peine ; ma mère, que l’on appelle Vasiliki (Vasiliki veut dire royale, ajouta la jeune fille en relevant la tête), ma mère me prenait par la main, et, toutes deux couvertes d’un voile, après avoir mis au fond de la bourse tout l’or que nous possédions, nous allions demander l’aumône pour les prisonniers, en disant : « Celui qui donne aux pauvres prête à l’Éternel[1]. » Puis, quand notre bourse était pleine, nous rentrions au palais, et, sans rien dire à mon père, nous envoyions tout cet argent qu’on nous avait donné, nous prenant pour de pauvres femmes, à l’égoumenos du couvent, qui le répartissait entre les prisonniers. — Et à cette époque quel âge aviez-vous ? — Trois ans, dit Haydée. — Alors, vous vous souvenez de tout ce qui s’est passé autour de vous depuis l’âge de trois ans ? — De tout. — Comte, dit tout bas Morcerf à Monte-Cristo, vous devriez permettre à la signora de nous raconter quelque chose de son histoire. Vous m’avez défendu de lui parler de mon père, mais peut-être m’en parlera-t-elle, et vous n’avez pas idée combien je serais heureux d’entendre sortir son nom d’une si jolie bouche. Monte-Cristo se tourna vers Haydée, et par un signe de sourcil qui lui indiquait d’accorder la plus grande attention à la recommandation qu’il allait lui faire, il lui dit en grec : Πατρὸς μέν ἄτην, μηδὲ ὄνομα προδότου καὶ προδοσίαν, εἰπὲ ἡμῖν[2]. Haydée poussa un long soupir, et un nuage sombre passa sur son front si pur. — Que lui dites-vous ? demanda tout bas Morcerf. — Je lui répète que vous êtes un ami, et qu’elle n’a point à se cacher vis-à-vis de vous. — Ainsi, dit Albert, ce vieux pèlerinage pour les prisonniers est votre premier souvenir ; quel est l’autre ? — L’autre ? je me vois sous l’ombre des sycomores, près d’un lac dont j’aperçois encore, à travers le feuillage, le miroir tremblant ; contre le plus vieux et le plus touffu, mon père était assis sur des coussins, et moi, faible enfant, tandis que ma mère était couchée à ses pieds, je jouais avec sa barbe blanche qui descendait sur sa poitrine, et avec le cangiar à la poignée de diamant passé à sa ceinture ; puis, de temps en temps venait à lui un Albanais qui lui disait quelques mots auxquels je ne faisais pas attention, et auxquels il répondait du même son de voix : Tuez ! ou : Faites grâce ! — C’est étrange, dit Albert, d’entendre sortir de pareilles choses de la bouche d’une jeune fille, autre part que sur un théâtre, et en se disant : Ceci n’est point une fiction. Et, demanda Albert, comment, avec cet horizon si poétique, comment, avec ce lointain merveilleux, trouvez-vous la France ? — Je crois que c’est un beau pays, dit Haydée, mais je vois la France telle qu’elle est, car je la vois avec des yeux de femme, tandis qu’il me semble, au contraire, que mon pays, que je n’ai vu qu’avec des yeux d’enfant, est toujours enveloppé d’un brouillard lumineux ou sombre, selon que mes yeux le font une douce patrie ou un lieu d’amères souffrances. — Si jeune, signora, dit Albert cédant malgré lui à la puissance de la banalité, comment avez-vous pu souffrir ? Haydée tourna les yeux vers Monte-Cristo, qui, avec un signe imperceptible, murmura : — Ειπε[3]. — Rien ne compose le fond de l’âme comme les premiers souvenirs, et, à part les deux que je viens de vous dire, tous les souvenirs de ma jeunesse sont tristes. — Parlez, parlez, signora, dit Albert, je vous jure que je vous écoute avec un inexprimable bonheur. Haydée sourit tristement. — Vous voulez donc que je passe à mes autres souvenirs ? dit-elle. — Je vous en supplie, dit Albert. — Eh bien ! j’avais quatre ans quand, un soir, je fus réveillée par ma mère. Nous étions au palais de Janina ; elle me prit sur les coussins où je reposais, et, en ouvrant mes yeux, je vis les siens remplis de grosses larmes. Elle m’emporta sans rien dire. En la voyant pleurer, j’allais pleurer aussi. — Silence ! enfant, dit-elle. Souvent, malgré les consolations ou les menaces maternelles, capricieuse comme tous les enfants, je continuais de pleurer ; mais, cette fois, il y avait dans la voix de ma pauvre mère une telle intonation de terreur, que je me tus à l’instant même. Elle m’emportait rapidement. Je vis alors que nous descendions un large escalier ; devant nous, toutes les femmes de ma mère, portant des coffres, des sachets, des objets de parure, des bijoux, des bourses d’or, descendaient le même escalier ou plutôt se précipitaient. Derrière les femmes venait une garde de vingt hommes, armés de longs fusils et de pistolets, et revêtus de ce costume que vous connaissez en France depuis que la Grèce est redevenue une nation. Il y avait quelque chose de sinistre, croyez-moi, ajouta Haydée en secouant la tête et en pâlissant à cette seule mémoire, dans cette longue file d’esclaves et de femmes à demi alourdies par le sommeil, ou du moins je me le figurais ainsi, moi, qui peut-être croyais les autres endormis parce que j’étais mal réveillée. Dans l’escalier couraient des ombres gigantesques que les torches de sapin faisaient trembler aux voûtes. — Qu’on se hâte ! dit une voix au fond de la galerie. Cette voix fit courber tout le monde, comme le vent en passant sur la plaine fait courber un champ d’épis. Moi, elle me fit tressaillir. Cette voix, c’était celle de mon père. Il marchait le dernier, revêtu de ses splendides habits, tenant à la main sa carabine que votre empereur lui avait donnée ; et, appuyé sur son favori Sélim, il nous poussait devant lui comme un pasteur fait d’un troupeau éperdu. Mon père, dit Haydée en relevant la tête, était un homme illustre que l’Europe a connu sous le nom d’Ali-Tebelin, pacha de Janina, et devant lequel la Turquie a tremblé. Albert, sans savoir pourquoi, frissonna en entendant ces paroles prononcées avec un indéfinissable accent de hauteur et de dignité ; il lui sembla que quelque chose de sombre et d’effrayant rayonnait dans les yeux de la jeune fille, lorsque, pareille à une pythonisse qui évoque un spectre, elle réveilla le souvenir de cette sanglante figure que sa mort terrible fit apparaître gigantesque aux yeux de l’Europe contemporaine. — Bientôt, continua Haydée, la marche s’arrêta ; nous étions au bas de l’escalier et au bord d’un lac. Ma mère me pressait contre sa poitrine bondissante, et je vis à deux pas derrière nous mon père, qui jetait de tous côtés des regards inquiets. Devant nous s’étendaient quatre degrés de marbre, et au bas du dernier degré ondulait une barque. D’où nous étions on voyait se dresser au milieu d’un lac une masse noire ; c’était le kiosque où nous nous rendions. Ce kiosque me paraissait à une distance considérable, peut-être à cause de l’obscurité. Nous descendîmes dans la barque. Je me souviens que les rames ne faisaient aucun bruit en touchant l’eau ; je me penchai pour les regarder : elles étaient enveloppées avec les ceintures de nos Palicares. Il n’y avait, outre les rameurs, dans la barque, que des femmes, mon père, ma mère, Sélim et moi. Les Palicares étaient restés au bord du lac, agenouillés sur le dernier degré, et se faisant, dans le cas où ils eussent été poursuivis, un rempart des trois autres. Notre barque allait comme le vent. — Pourquoi la barque va-t-elle si vite ? demandai-je à ma mère. — Chut ! mon enfant, dit-elle, c’est que nous fuyons. Je ne compris pas. Pourquoi mon père fuyait-il, lui le tout-puissant, lui devant qui d’ordinaire fuyaient les autres, lui qui avait pris pour devise : Ils me haïssent, donc ils me craignent ! En effet, c’était une fuite que mon père opérait sur le lac. Il m’a dit depuis que la garnison du château de Janina, fatiguée d’un long service… Ici Haydée arrêta son regard expressif sur Monte-Cristo, dont l’œil ne quitta plus ses yeux. La jeune fille continua donc lentement, comme quelqu’un qui invente ou qui supprime. — Vous disiez, signora, reprit Albert, qui accordait la plus grande attention à ce récit, que la garnison de Janina, fatiguée d’un long service… — Avait traité avec le séraskier Kourchid, envoyé par le sultan pour s’emparer de mon père ; c’était alors que mon père avait pris la résolution de se retirer, après avoir envoyé au sultan un officier franc, auquel il avait toute confiance, dans l’asile que lui-même s’était préparé depuis longtemps, et qu’il appelait kataphygion, c’est-à-dire son refuge. — Et cet officier, demanda Albert, vous rappelez-vous son nom, signora ? Monte-Cristo échangea avec la jeune fille un regard rapide comme un éclair, et qui resta inaperçu de Morcerf. — Non, dit-elle, je ne me le rappelle pas ; mais peut-être plus tard me le rappellerai-je, et je le dirai. |
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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo Tome 4 |