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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. QUATRIÈME VOLUME |
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XVI LA PROMESSE. (cont.) — Est-ce au magistrat ou à l’ami que vous parlez ? demanda Villefort. — À l’ami, à l’ami seul en ce moment ; les rapports entre les symptômes du tétanos et les symptômes de l’empoisonnement par les substances végétales sont tellement identiques, que s’il me fallait signer ce que je dis là, je vous déclare que j’hésiterais. Aussi, je vous le répète, ce n’est point au magistrat que je m’adresse, c’est à l’ami. Eh bien ! à l’ami, je dis : pendant les trois quarts d’heure qu’elle a duré, j’ai étudié l’agonie, les convulsions, la mort de madame de Saint-Méran ; eh bien ! dans ma conviction, non seulement madame de Saint-Méran est morte empoisonnée, mais encore je dirais, oui, je dirais quel poison l’a tuée. — Monsieur ! monsieur ! — Tout y est, voyez-vous : somnolence interrompue par des crises nerveuses, surexcitation du cerveau, torpeur des centres. Madame de Saint-Méran a succombé à une dose violente de brucine ou de strychnine, que par hasard sans doute, que par erreur peut-être, on lui a administrée. Villefort saisit la main du docteur. — Oh ! c’est impossible ! dit-il, je rêve, mon Dieu ! je rêve ! C’est effroyable d’entendre dire des choses pareilles à un homme comme vous ! Au nom du ciel, je vous en supplie, cher docteur, dites-moi que vous pouvez vous tromper ! — Sans doute, je le puis, mais… — Mais ?… — Mais, je ne le crois pas. — Docteur, prenez pitié de moi ; depuis quelques jours il m’arrive tant de choses inouïes, que je crois à la possibilité de devenir fou. — Un autre que moi a-t-il vu madame de Saint-Méran ? — Personne. — A-t-on envoyé chez le pharmacien quelque ordonnance qu’on ne m’ait pas soumise ? — Aucune. — Madame de Saint-Méran avait-elle des ennemis ? — Je ne lui en connais pas. — Quelqu’un avait-il intérêt à sa mort ? — Mais non, mon Dieu ! mais non ; ma fille est la seule héritière, Valentine seule… Oh ! si une pareille pensée me pouvait venir, je me poignarderais pour punir mon cœur d’avoir pu un seul instant abriter une pareille pensée. — Oh ! s’écria à son tour M. d’Avrigny, cher ami, à Dieu ne plaise que j’accuse quelqu’un, je ne parle que d’un accident, comprenez-vous bien, d’une erreur. Mais accident ou erreur, le fait est là qui parle tout bas à ma conscience, et qui veut que ma conscience vous parle tout haut. Informez-vous. — À qui ? comment ? de quoi ? — Voyons : Barrois, le vieux domestique, ne se serait-il pas trompé, et n’aurait-il pas donné à madame de Saint-Méran quelque potion préparée pour son maître ? — Pour mon père ? — Oui. — Mais comment une potion préparée pour M. Noirtier peut-elle empoisonner madame de Saint-Méran ? — Rien de plus simple : vous savez que dans certaines maladies les poisons deviennent un remède ; la paralysie est une de ces maladies-là. À peu près depuis trois mois, par exemple, après avoir tout employé pour rendre le mouvement et la parole à M. Noirtier, je me suis décidé à tenter un dernier moyen ; depuis trois mois, dis-je, je le traite par la brucine ; ainsi, dans la dernière potion que j’ai commandée pour lui, il en entrait six centigrammes ; six centigrammes, sans action sur les organes paralysés de M. Noirtier, et auxquels d’ailleurs il s’est accoutumé par des doses successives, six centigrammes suffisent pour tuer toute autre personne que lui. — Mon cher docteur, il n’y a aucune communication entre l’appartement de M. Noirtier et celui de madame de Saint-Méran, et jamais Barrois n’entrait chez ma belle-mère. Enfin, vous le dirai-je, docteur, quoique je vous sache l’homme le plus habile et surtout le plus consciencieux du monde, quoiqu’en toute circonstance votre parole soit pour moi un flambeau qui me guide à l’égal de la lumière du soleil, eh bien, docteur, eh bien ! j’ai besoin, malgré cette conviction, de m’appuyer sur cet axiome, errare humanum est. — Écoutez, Villefort, dit le docteur, existe-t-il un de mes confrères en qui vous ayez autant de confiance qu’en moi ? — Pourquoi cela, dites ? où voulez-vous en venir ? — Appelez-le, je lui dirai ce que j’ai vu, ce que j’ai remarqué, nous ferons l’autopsie. — Et vous trouverez des traces du poison ? — Non, pas du poison, je n’ai pas dit cela, mais nous constaterons l’exaspération du système nerveux, nous reconnaîtrons l’asphyxie patente, incontestable, et nous vous dirons : Cher Villefort, si c’est par négligence que la chose est arrivée, veillez sur vos serviteurs ; si c’est par haine, veillez sur vos ennemis. — Oh ! mon Dieu ! que me proposez-vous là, d’Avrigny ? répondit Villefort abattu ; du moment où il y aura un autre que vous dans le secret, une enquête deviendra nécessaire, et une enquête chez moi impossible ! Pourtant, continua le procureur du roi en se reprenant et en regardant le médecin avec inquiétude, pourtant si vous le voulez, si vous l’exigez absolument, je le ferai. En effet, peut-être dois-je donner suite à cette affaire ; mon caractère me le commande. Mais, docteur, vous me voyez d’avance pénétré de tristesse ; introduire dans ma maison tant de scandale après tant de douleur ! Oh ! ma femme et ma fille en mourront ; et moi, moi, docteur, vous le savez, un homme n’en arrive pas où j’en suis, un homme n’a pas été procureur du roi vingt-cinq ans sans s’être amassé bon nombre d’ennemis ; les miens sont nombreux. Cette affaire ébruitée sera pour eux un triomphe qui les fera tressaillir de joie, et moi me couvrira de honte. Docteur, pardonnez-moi ces idées mondaines. Si vous étiez un prêtre, je n’oserais vous dire cela ; mais vous êtes un homme, mais vous connaissez les autres hommes ; docteur, docteur, vous ne m’avez rien dit, n’est-ce pas ? — Mon cher monsieur de Villefort, répondit le docteur ébranlé, mon premier devoir est l’humanité. J’eusse sauvé madame de Saint-Méran si la science eût eu le pouvoir de le faire, mais elle est morte, je me dois aux vivants. Ensevelissons au plus profond de nos cœurs ce terrible secret. Je permettrai, si les yeux de quelques-uns s’ouvrent là-dessus, qu’on impute à mon ignorance le silence que j’aurai gardé. Cependant, monsieur, cherchez toujours, cherchez activement, car peut-être cela ne s’arrêtera-t-il point là… Et quand vous aurez trouvé le coupable, si vous le trouvez, c’est moi qui vous dirai : Vous êtes magistrat, faites ce que vous voudrez ! — Oh ! merci, merci, docteur ! dit Villefort avec une joie indicible, je n’ai jamais eu de meilleur ami que vous. Et comme s’il eût craint que le docteur d’Avrigny ne revînt sur cette concession, il se leva et entraîna le docteur du côté de la maison. Ils s’éloignèrent. Morrel, comme s’il eût eu besoin de respirer, sortit sa tête du taillis, et la lune éclaira ce visage si pâle qu’on eût pu le prendre pour un fantôme. — Dieu me protège d’une manifeste mais terrible façon, dit-il. Mais Valentine, Valentine ! pauvre amie ! résistera-t-elle à tant de douleurs ? En disant ces mots, il regardait alternativement la fenêtre aux rideaux rouges et les trois fenêtres aux rideaux blancs. La lumière avait presque complètement disparu de la fenêtre aux rideaux rouges. Sans doute madame de Villefort venait d’éteindre sa lampe, et la veilleuse seule envoyait son reflet aux vitres. À l’extrémité du bâtiment, au contraire, il vit s’ouvrir une des trois fenêtres aux rideaux blancs. Une bougie placée sur la cheminée jeta au dehors quelques rayons de sa pâle lumière, et une ombre vint un instant s’accouder au balcon. Morrel frissonna ; il lui semblait avoir entendu un sanglot. Il n’était pas étonnant que cette âme ordinairement si courageuse et si forte, maintenant troublée et exaltée par les deux plus fortes des passions humaines, l’amour et la peur, se fût affaiblie au point de subir des hallucinations superstitieuses. Quoiqu’il fût impossible, caché comme il l’était, que l’œil de Valentine le distinguât, il crut se voir appeler par l’ombre de la fenêtre ; son esprit troublé le lui disait, son cœur ardent le lui répétait. Cette double erreur devenait une réalité irrésistible, et, par un de ces incompréhensibles élans de jeunesse, il bondit hors de sa cachette, et en deux enjambées, au risque d’être vu, au risque d’effrayer Valentine, au risque de donner l’éveil par quelque cri involontaire échappé à la jeune fille, il franchit ce parterre que la lune faisait large et blanc comme un lac, et, gagnant la rangée de caisses d’orangers qui s’étendait devant la maison, il atteignit les marches du perron, qu’il monta rapidement, et poussa la porte, qui s’ouvrit sans résistance devant lui. Valentine ne l’avait pas vu ; ses yeux levés au ciel suivaient un nuage d’argent glissant sur l’azur, et dont la forme était celle d’une ombre qui monte au ciel ; son esprit poétique et exalté lui disait que c’était l’âme de sa grand-mère. Cependant, Morrel avait traversé l’antichambre et trouvé la rampe de l’escalier ; des tapis étendus sur les marches assourdissaient son pas : d’ailleurs Morrel en était arrivé à ce point d’exaltation que la présence de M. de Villefort lui-même ne l’eût pas effrayé. Si M. de Villefort se fût présenté à sa vue, sa résolution était prise : il s’approchait de lui et lui avouait tout, en le priant d’excuser et d’approuver cet amour qui l’unissait à sa fille, et sa fille à lui ; Morrel était fou. Par bonheur il ne vit personne. Ce fut alors surtout que cette connaissance qu’il avait prise par Valentine du plan intérieur de la maison lui servit ; il arriva sans accident au haut de l’escalier, et comme, arrivé là, il s’orientait, un sanglot dont il reconnut l’expression lui indiqua le chemin qu’il avait à suivre ; il se retourna ; une porte entre-bâillée laissait arriver à lui le reflet d’une lumière et le son de la voix gémissante. Il poussa cette porte et entra. Au fond d’une alcôve, sous le drap blanc qui recouvrait sa tête et dessinait sa forme, gisait la morte, plus effrayante encore aux yeux de Morrel depuis la révélation du secret dont le hasard l’avait fait possesseur. À côté du lit, à genoux, la tête ensevelie dans les coussins d’une large bergère, Valentine, frissonnante et secouée par les sanglots, étendait au-dessus de sa tête qu’on ne voyait pas, ses deux mains jointes et roidies. Elle avait quitté la fenêtre restée ouverte, et priait tout haut avec des accents qui eussent touché le cœur le plus insensible ; la parole s’échappait de ses lèvres, rapide, incohérente, inintelligible, tant la douleur serrait sa gorge de ses brûlantes étreintes. La lune, glissant à travers l’ouverture des persiennes, faisait pâlir la lueur de la bougie, et azurait de ses teintes funèbres, ce tableau de désolation. Morrel ne put résister à ce spectacle ; il n’était pas d’une piété exemplaire, il n’était pas facile à impressionner, mais Valentine souffrant, pleurant, se tordant les bras à sa vue, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter en silence. Il poussa un soupir, murmura un nom, et la tête noyée dans les pleurs et marbrée sur le velours du fauteuil, une tête de Madeleine du Corrége, se releva et demeura tournée vers lui. Valentine le vit et ne témoigna point d’étonnement. Il n’y a plus d’émotions intermédiaires dans un cœur gonflé par un désespoir suprême. Morrel tendit la main à son amie. Valentine, pour tout excuse de ce qu’elle n’avait point été le trouver, lui montra le cadavre gisant sous le drap funèbre, et recommença à sangloter. Ni l’un ni l’autre n’osaient parler dans cette chambre. Chacun hésitait à rompre ce silence que semblait commander la Mort debout dans quelque coin et le doigt sur les lèvres. Enfin Valentine osa la première. — Ami, dit-elle, comment êtes-vous ici ? Hélas ! je vous dirais : soyez le bienvenu, si ce n’était pas la Mort qui vous eût ouvert la porte de cette maison. — Valentine, dit Morrel d’une voix tremblante et les mains jointes, j’étais là depuis huit heures et demie ; je ne vous voyais point venir, l’inquiétude m’a pris, j’ai sauté par-dessus le mur, j’ai pénétré dans le jardin ; alors des voix qui s’entretenaient du fatal accident… — Quelles voix ? dit Valentine. Morrel frémit, car toute la conversation du docteur et de M. de Villefort lui revint à l’esprit, et, à travers le drap, il croyait voir ces bras tordus, ce cou roidi, ces lèvres violettes. — Les voix de vos domestiques, dit-il, m’ont tout appris. — Mais venir jusqu’ici, c’est nous perdre, mon ami, dit Valentine, sans effroi et sans colère. — Pardonnez-moi, répondit Morrel du même ton, je vais me retirer. — Non, dit Valentine, on vous rencontrerait, restez. — Mais si l’on venait ? La jeune fille secoua la tête. — Personne ne viendra, dit-elle, soyez tranquille, voilà notre sauvegarde. Et elle montra la forme du cadavre moulée par le drap. — Mais qu’est-il arrivé à M. d’Épinay ? dites-moi, je vous en supplie, reprit Morrel. — M. Franz est arrivé pour signer le contrat au moment où ma bonne grand-mère rendait le dernier soupir. — Hélas ! dit Morrel avec un sentiment de joie égoïste, car il songeait en lui-même que cette mort retardait indéfiniment le mariage de Valentine. — Mais ce qui redouble ma douleur, continua la jeune fille, comme si ce sentiment eût dû recevoir à l’instant même sa punition, c’est que cette pauvre chère aïeule, en mourant, a ordonné qu’on terminât le mariage le plus tôt possible ; elle aussi, mon Dieu ! en croyant me protéger, elle aussi agissait contre moi. — Écoutez ! dit Morrel. Les deux jeunes gens firent silence. On entendit la porte qui s’ouvrit, et des pas firent craquer le parquet du corridor et les marches de l’escalier. — C’est mon père qui sort de son cabinet, dit Valentine. — Et qui reconduit le docteur, ajouta Morrel. — Comment savez-vous que c’est le docteur ? demanda Valentine étonnée. — Je le présume, dit Morrel. Valentine regarda le jeune homme. Cependant, on entendit la porte de la rue se fermer. M. de Villefort alla donner en outre un tour de clef à celle du jardin, puis il remonta l’escalier. Arrivé dans l’antichambre, il s’arrêta un instant, comme s’il hésitait s’il devait entrer chez lui ou dans la chambre de madame de Saint-Méran. Morrel se jeta derrière une portière. Valentine ne fit pas un mouvement ; on eût dit qu’une suprême douleur la plaçait au-dessus des craintes ordinaires. M. de Villefort rentra chez lui. — Maintenant, dit Valentine, vous ne pouvez plus sortir ni par la porte du jardin, ni par celle de la rue. Morrel regarda la jeune fille avec étonnement. — Maintenant, dit-elle, il n’y a plus qu’une issue permise et sûre, c’est celle de l’appartement de mon grand-père. Elle se leva. — Venez, dit-elle. — Où cela ? demanda Maximilien. — Chez mon grand-père. — Moi, chez M. Noirtier ! — Oui. — Y songez-vous, Valentine ? — J’y songe, et depuis longtemps. Je n’ai plus que cet ami au monde, et nous avons tous deux besoin de lui… Venez. — Prenez garde, Valentine, dit Morrel, hésitant à faire ce que lui ordonnait la jeune fille ; prenez garde, le bandeau est tombé de mes yeux : en venant ici, j’ai accompli un acte de démence. Avez-vous bien vous-même toute votre raison, chère amie ? — Oui, dit Valentine, et je n’ai qu’un scrupule au monde, c’est de laisser seuls les restes de ma pauvre grand-mère, que je me suis chargée de garder. — Valentine, dit Morrel, la mort est sacrée par elle-même. — Oui, répondit la jeune fille ; d’ailleurs ce sera court, venez. Valentine traversa le corridor et descendit un petit escalier qui conduisait chez Noirtier. Morrel la suivait sur la pointe du pied. Arrivés sur le palier de l’appartement, ils trouvèrent le vieux domestique. — Barrois, dit Valentine, fermez la porte et ne laissez entrer personne. Elle passa la première. Noirtier, encore dans son fauteuil, attentif au moindre bruit, instruit par son vieux serviteur de tout ce qui se passait, fixait des regards avides sur l’entrée de la chambre ; il vit Valentine, et son œil brilla. Il y avait dans la démarche et dans l’attitude de la jeune fille quelque chose de grave et de solennel qui frappa le vieillard. Aussi, de brillant qu’il était, son œil devint-il interrogateur. — Cher père, dit-elle d’une voix brève, écoute-moi bien : tu sais que bonne-maman Saint-Méran est morte il y a une heure, et que maintenant, excepté toi, je n’ai plus personne qui m’aime au monde ? Une expression de tendresse infinie passa dans les yeux du vieillard. — C’est donc à toi seul, n’est-ce pas, que je dois confier mes chagrins ou mes espérances ? Le paralytique fit signe que oui. Valentine prit Maximilien par la main. — Alors, lui dit-elle, regarde bien monsieur. Le vieillard fixa son œil scrutateur et légèrement étonné sur Morrel. — C’est M. Maximilien Morrel, dit-elle, le fils de cet honnête négociant de Marseille dont tu as sans doute entendu parler ? |
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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo Tome 4 |