Ïðèîáðåñòè Êóðñ Çíàòîê

Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

QUATRIÈME VOLUME

 XVI
LA PROMESSE. (cont.)

— Et par moi-même. Je vous écrirai, croyez-le donc bien. Mon Dieu ! ce mariage, Maximilien, m’est aussi odieux qu’à vous !

— Bien, bien ! merci, ma Valentine adorée, reprit Morrel. Alors tout est dit, une fois que je sais l’heure, j’accours ici, vous franchissez ce mur dans mes bras : la chose vous sera facile ; une voiture vous attendra à la porte de l’enclos, vous y montez avec moi, je vous conduis chez ma sœur ; là, inconnus si cela vous convient, faisant éclat si vous le désirez, nous aurons la conscience de notre force et de notre volonté, et nous ne nous laisserons pas égorger comme l’agneau qui ne se défend qu’avec ses soupirs.

— Soit, dit Valentine ; à votre tour je vous dirai : Maximilien, ce que vous ferez sera bien fait.

— Oh !

— Eh bien ! êtes-vous content de votre femme ? dit tristement la jeune fille.

— Ma Valentine adorée, c’est bien peu dire que dire oui.

— Dites toujours.

Valentine s’était approchée, ou plutôt avait approché ses lèvres de la grille, et ses paroles glissaient, avec son souffle parfumé, jusqu’aux lèvres de Morrel, qui collait sa bouche de l’autre côté de la froide et inexorable clôture.

— Au revoir, dit Valentine, s’arrachant à ce bonheur, au revoir.

— J’aurai une lettre de vous ?

— Oui.

— Merci, chère femme, au revoir.

Le bruit d’un baiser innocent et perdu retentit, et Valentine s’enfuit sous les tilleuls.

Morrel écouta les derniers bruits de sa robe frôlant les charmilles, de ses pieds faisant crier le sable, leva les yeux au ciel avec un ineffable sourire pour remercier le ciel de ce qu’il permettait qu’il fût aimé ainsi, et disparut à son tour.

Le jeune homme rentra chez lui et attendit pendant tout le reste de la soirée et pendant toute la journée du lendemain sans rien recevoir. Enfin, ce ne fut que le surlendemain, vers dix heures du matin, comme il allait s’acheminer vers M. Deschamps, notaire, qu’il reçut par la poste un petit billet qu’il reconnut pour être de Valentine, quoiqu’il n’eût jamais vu son écriture.

Il était conçu en ces termes :


« Larmes, supplications, prières, n’ont rien fait. Hier, pendant deux heures, j’ai été à l’église Saint-Philippe-du-Roule, et pendant deux heures j’ai prié Dieu du fond de l’âme ; Dieu est insensible comme les hommes, et la signature du contrat est fixée à ce soir, neuf heures.

« Je n’ai qu’une parole comme je n’ai qu’un cœur, Morrel, et cette parole vous est engagée : ce cœur est à vous !

« Ce soir donc, à neuf heures moins un quart, à la grille.
« Votre femme,
« Valentine de Villefort.

P. S. — « Ma pauvre grand-mère va de plus mal en plus mal ; hier, son exaltation est devenue du délire : aujourd’hui son délire est presque de la folie.

« Vous m’aimerez bien, n’est-ce pas, Morrel, pour me faire oublier que je l’aurai quittée en cet état ?

« Je crois que l’on cache à grand-papa Noirtier que la signature du contrat doit avoir lieu ce soir. »

Morrel ne se borna pas aux renseignements que lui donnait Valentine ; il alla chez le notaire, qui lui confirma la nouvelle que la signature du contrat était pour neuf heures du soir.

Puis il passa chez Monte-Cristo ; ce fut encore là qu’il en sut le plus : Franz était venu lui annoncer cette solennité ; de son côté, madame de Villefort avait écrit au comte pour le prier de l’excuser si elle ne l’invitait point ; mais la mort de M. de Saint-Méran et l’état où se trouvait sa veuve jetaient sur cette réunion un voile de tristesse dont elle ne voulait pas assombrir le front du comte, auquel elle souhaitait toute sorte de bonheur.

La veille, Franz avait été présenté à madame de Saint-Méran, qui avait quitté le lit pour cette présentation, et qui s’y était remise aussitôt.

Morrel, la chose est facile à comprendre, était dans un état d’agitation qui ne pouvait échapper à un œil aussi perçant que l’était l’œil du comte ; aussi Monte-Cristo fut-il pour lui plus affectueux que jamais ; si affectueux, que deux ou trois fois Maximilien fut sur le point de lui tout dire. Mais il se rappela la promesse formelle donnée à Valentine, et son secret resta au fond de son cœur.

Le jeune homme relut vingt fois dans la journée la lettre de Valentine. C’était la première fois qu’elle lui écrivait, et à quelle occasion ! À chaque fois qu’il relisait cette lettre, Maximilien se renouvelait à lui-même le serment de rendre Valentine heureuse. En effet, quelle autorité n’a pas la jeune fille qui prend une résolution si courageuse ; quel dévouement ne mérite-t-elle pas de la part de celui à qui elle a tout sacrifié ! Comme elle doit être réellement pour son amant le premier et le plus digne objet de son culte ! C’est à la fois la reine et la femme, et l’on n’a point assez d’une âme pour la remercier et l’aimer.

Morrel songeait avec une agitation inexprimable à ce moment où Valentine arriverait en disant :

— Me voici, Maximilien ; prenez-moi.

Il avait organisé toute cette fuite ; deux échelles avaient été cachées dans la luzerne du clos ; un cabriolet, que devait conduire Maximilien lui-même, attendait ; pas de domestique, pas de lumière ; au détour de la première rue on allumerait des lanternes, car il ne fallait point, par un surcroît de précautions, tomber entre les mains de la police.

De temps en temps des frissonnements passaient par tout le corps de Morrel ; il songeait au moment où, du faîte de ce mur, il protégerait la descente de Valentine, et où il sentirait tremblante et abandonnée dans ses bras, celle dont il n’avait jamais pressé que la main et baisé que le bout du doigt.

Mais quand vint l’après-midi, quand Morrel sentit l’heure s’approcher, il éprouva le besoin d’être seul ; son sang bouillait, les simples questions, la seule voix d’un ami l’eussent irrité ; il se renferma chez lui, essayant de lire ; mais son regard glissa sur les pages sans y rien comprendre, et il finit par jeter son livre, pour en revenir à dessiner, pour la deuxième fois, son plan, ses échelles et son clos.

Enfin l’heure s’approcha.

Jamais homme bien amoureux n’a laissé les horloges faire paisiblement leur chemin ; Morrel tourmenta si bien les siennes, qu’elles finirent par marquer huit heures et demie à six heures. Il se dit alors qu’il était temps de partir, que neuf heures était bien effectivement l’heure de la signature du contrat, mais que, selon toute probabilité, Valentine n’attendrait pas cette signature inutile ; en conséquence, Morrel, après être parti de la rue Meslay à huit heures et demie à sa pendule, entrait dans le clos comme huit heures sonnèrent à Saint-Philippe-du-Roule.

Le cheval et le cabriolet furent cachés derrière une petite masure en ruines dans laquelle Morrel avait l’habitude de se cacher.

Peu à peu le jour tomba, et les feuillages du jardin se massèrent en grosses touffes d’un noir opaque.

Alors Morrel sortit de la cachette et vint regarder, le cœur palpitant, au trou de la grille : il n’y avait encore personne.

Huit heures et demie sonnèrent.

Une demi-heure s’écoula à attendre ; Morrel se promenait de long en large ; puis, à des intervalles toujours plus rapprochés, venait appliquer son œil aux planches. Le jardin s’assombrissait de plus en plus, mais dans l’obscurité on cherchait vainement la robe blanche, dans le silence on écoutait inutilement le bruit des pas.

La maison qu’on apercevait à travers les feuillages restait sombre, et ne présentait aucun des caractères d’une maison qui s’ouvre pour un événement aussi important que l’est une signature du contrat de mariage.

Morrel consulta sa montre, qui sonna neuf heures trois quarts ; mais presque aussitôt cette même voix de l’horloge, déjà entendue deux ou trois fois, rectifia l’erreur de la montre en sonnant neuf heures et demie.

C’était déjà une demi-heure d’attente de plus que Valentine n’avait fixée elle-même : elle avait dit neuf heures, même plutôt avant qu’après.

Ce fut le moment le plus terrible pour le cœur du jeune homme, sur lequel chaque seconde tombait comme un marteau de plomb.

Le plus faible bruit du feuillage, le moindre cri du vent appelaient son oreille et faisaient monter la sueur à son front ; alors, tout frissonnant, il assujettissait son échelle, et pour ne pas perdre de temps, posait le pied sur le premier échelon.

Au milieu de ces alternatives de crainte et d’espoir, au milieu de ces dilatations et de ces serrements de cœur, dix heures sonnèrent à l’église.

— Oh ! murmura Maximilien avec terreur, il est impossible que la signature d’un contrat dure aussi longtemps, à moins d’événements imprévus ; j’ai pesé toutes les chances, calculé le temps que durent toutes les formalités, il s’est passé quelque chose.

Et alors, tantôt il se promenait avec agitation devant la grille, tantôt il revenait appuyer son front brûlant sur le fer glacé. Valentine s’était-elle évanouie après le contrat, ou Valentine avait-elle été arrêtée dans sa fuite ? C’étaient là les deux seules hypothèses où le jeune homme pouvait s’arrêter, toutes deux désespérantes.

L’idée à laquelle il s’arrêta fut qu’au milieu de sa fuite même la force avait manqué à Valentine, et qu’elle était tombée évanouie au milieu de quelque allée.

— Oh ! s’il en est ainsi, s’écria-t-il en s’élançant au haut de l’échelle, je la perdrais, et par ma faute !

Le démon qui lui avait soufflé cette pensée ne le quitta plus, et bourdonna à son oreille avec cette persistance qui fait que certains doutes, au bout d’un instant, par la force du raisonnement, deviennent des convictions. Ses yeux, qui cherchaient à percer l’obscurité croissante, croyaient sous la sombre allée apercevoir un objet gisant ; Morrel se hasarda jusqu’à appeler, et il lui sembla que le vent apportait jusqu’à lui une plainte inarticulée.

Enfin la demie avait sonné à son tour ; il était impossible de se contenir plus longtemps, tout était supposable ; les tempes de Maximilien battaient avec force, des nuages passaient devant ses yeux ; il enjamba le mur et sauta de l’autre côté.

Il était chez Villefort, il venait d’y entrer par escalade ; il songea aux suites que pouvait avoir une pareille action, mais il n’était pas venu jusque-là pour reculer.

En un instant il fut à l’extrémité de ce massif. Du point où il était parvenu on découvrait la maison.

Alors Morrel s’assura d’une chose qu’il avait déjà soupçonnée en essayant de glisser son regard à travers les arbres : c’est qu’au lieu des lumières qu’il pensait voir briller à chaque fenêtre, ainsi qu’il est naturel aux jours de cérémonie, il ne vit rien que la masse grise et voilée encore par un grand rideau d’ombre que projetait un nuage immense répandu sur la lune.

Une lumière courait de temps en temps comme éperdue, et passait devant trois fenêtres du premier étage. Ces trois fenêtres étaient celles de l’appartement de madame de Saint-Méran.

Une autre lumière restait immobile derrière des rideaux rouges. Ces rideaux étaient ceux de la chambre à coucher de madame de Villefort.

Morrel devina tout cela. Tant de fois, pour suivre Valentine en pensée à toute heure du jour, tant de fois, disons-nous, il s’était fait faire le plan de cette maison, que, sans l’avoir vue, il la connaissait.

Le jeune homme fut encore plus épouvanté de cette obscurité et de ce silence qu’il ne l’avait été de l’absence de Valentine.

Éperdu, fou de douleur, décidé à tout braver pour revoir Valentine et s’assurer du malheur qu’il pressentait, quel qu’il fût, Morrel gagna la lisière du massif, et s’apprêtait à traverser le plus rapidement possible le parterre, complètement découvert, quand un son de voix encore assez éloigné, mais que le vent lui apportait, parvint jusqu’à lui.

À ce bruit il fit un pas en arrière ; déjà à moitié sorti du feuillage, il s’y enfonça complètement et demeura immobile et muet, enfoui dans son obscurité.

Sa résolution était prise : si c’était Valentine seule, il l’avertirait par un mot au passage ; si Valentine était accompagnée, il la verrait au moins et s’assurerait qu’il ne lui était arrivé aucun malheur ; si c’étaient des étrangers, il saisirait quelques mots de leur conversation et arriverait à comprendre ce mystère incompréhensible jusque-là.

La lune alors sortit du nuage qui la cachait, et, sur la porte du perron, Morrel vit apparaître Villefort, suivi d’un homme vêtu de noir. Ils descendirent les marches et s’avancèrent vers le massif. Ils n’avaient pas fait quatre pas que, dans cet homme vêtu de noir, Morrel avait reconnu le docteur d’Avrigny.

Le jeune homme, en les voyant venir à lui, recula machinalement devant eux jusqu’à ce qu’il rencontrât le tronc d’un sycomore qui faisait le centre d’un massif ; là il fut forcé de s’arrêter.

Bientôt le sable cessa de crier sous les pas des deux promeneurs.

— Ah ! cher docteur, dit le procureur du roi, voici le ciel qui se déclare décidément contre notre maison. Quelle horrible mort ! quel coup de foudre ! N’essayez pas de me consoler ; hélas ! la plaie est trop vive et trop profonde ! Morte ! morte !

Une sueur froide glaça le front du jeune homme et fit claquer ses dents. Qui donc était mort dans cette maison que Villefort lui-même disait maudite ?

— Mon cher monsieur de Villefort, répondit le médecin avec un accent qui redoubla la terreur du jeune homme, je ne vous ai point amené ici pour vous consoler, tout au contraire.

— Que voulez-vous dire ? demanda le procureur du roi, effrayé.

— Je veux dire que, derrière le malheur qui vient de vous arriver, il en est un autre plus grand encore peut-être.

— Oh ! mon Dieu ! murmura Villefort en joignant les mains, qu’allez-vous me dire encore ?

— Sommes-nous bien seuls, mon ami ?

— Oh ! oui, bien seuls. Mais que signifient toutes ces précautions ?

— Elles signifient que j’ai une confidence terrible à vous faire, dit le docteur : asseyons-nous.

Villefort tomba plutôt qu’il ne s’assit sur un banc. Le docteur resta debout devant lui, une main posée sur son épaule. Morrel, glacé d’effroi, tenait d’une main son front, de l’autre comprimait son cœur, dont il craignait qu’on entendît les battements.

— Morte, morte ! répétait-il dans sa pensée avec la voix de son cœur.

Et lui-même se sentait mourir.

— Parlez, docteur, j’écoute, dit Villefort ; frappez, je suis préparé à tout.

— Madame de Saint-Méran était bien âgée sans doute, mais elle jouissait d’une santé excellente.

Morrel respira pour la première fois depuis dix minutes.

— Le chagrin l’a tuée, dit Villefort ; oui, le chagrin, docteur ! Cette habitude de vivre depuis quarante ans près du marquis !…

— Ce n’est pas le chagrin, mon cher Villefort, dit le docteur. Le chagrin peut tuer, quoique les cas soient rares, mais il ne tue pas en un jour, mais il ne tue pas en une heure, mais il ne tue pas en dix minutes.

Villefort ne répondit rien ; seulement il leva la tête qu’il avait tenue baissée jusque-là, et regarda le docteur avec des yeux effarés.

— Vous êtes resté là pendant l’agonie ? demanda M. d’Avrigny.

— Sans doute, répondit le procureur du roi ; vous m’avez dit tout bas de ne pas m’éloigner.

— Avez-vous remarqué les symptômes du mal auquel madame de Saint-Méran a succombé ?

— Certainement ; madame de Saint-Méran a eu trois attaques successives à quelques minutes les unes des autres, et à chaque fois plus rapprochées et plus graves. Lorsque vous êtes arrivé, déjà depuis quelques minutes madame de Saint-Méran était haletante ; elle eut alors une crise que je pris pour une simple attaque de nerfs ; mais je ne commençai à m’effrayer réellement que lorsque je la vis se soulever sur son lit, les membres et le cou tendus. Alors, à votre visage, je compris que la chose était plus grave que je ne le croyais. La crise passée, je cherchai vos yeux mais je ne les rencontrai pas. Vous teniez le pouls, vous en comptiez les battements, et la seconde crise parut, que vous ne vous étiez pas encore retourné de mon côté. Cette seconde crise fut plus terrible que la première : les mêmes mouvements nerveux se reproduisirent, et la bouche se contracta et devint violette.

À la troisième elle expira.

Déjà, depuis la fin de la première, j’avais reconnu le tétanos ; vous me confirmâtes dans cette opinion.

— Oui, devant tout le monde, reprit le docteur ; mais maintenant nous sommes seuls.

— Qu’allez-vous me dire, mon Dieu ?

— Que les symptômes du tétanos et de l’empoisonnement par les matières végétales sont absolument les mêmes.

M. de Villefort se dressa sur ses pieds ; puis, après un instant d’immobilité et de silence, il retomba sur son banc.

— Oh ! mon Dieu ! docteur, dit-il, songez-vous bien à ce que vous me dites là ?

Morrel ne savait pas s’il faisait un rêve ou s’il veillait.

— Écoutez, dit le docteur, je connais l’importance de ma déclaration et le caractère de l’homme à qui je la fais.
 
Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo Tome 4