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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. QUATRIÈME VOLUME |
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XV MADAME DE SAINT-MÉRAN. (cont.) — Encore cette idée de mort ! madame, reprit Villefort. — Encore ! toujours !… Je vous dis que je vais mourir, entendez-vous ? Eh bien ! avant de mourir, je veux avoir vu mon gendre ; je veux lui ordonner de rendre ma petite-fille heureuse ; je veux lire dans ses yeux s’il compte m’obéir ; je veux le connaître enfin, moi ! continua l’aïeule avec une expression effrayante, pour le venir trouver du fond de mon tombeau s’il n’était pas ce qu’il doit être, s’il n’était pas ce qu’il faut qu’il soit. — Madame, dit Villefort, il faut éloigner de vous ces idées exaltées, qui touchent presque à la folie. Les morts, une fois couchés dans leur tombeau, y dorment sans se relever jamais. — Oh ! oui, oui, bonne mère, calme-toi ! dit Valentine. — Et moi, monsieur, je vous dis qu’il n’en est point ainsi que vous croyez. Cette nuit j’ai dormi d’un sommeil terrible ; car je me voyais en quelque sorte dormir comme si mon âme eût déjà plané au-dessus de mon corps : mes yeux, que je m’efforçais d’ouvrir, se refermaient malgré moi ; et cependant je sais bien que cela va vous paraître impossible, à vous, monsieur, surtout ; eh bien ! mes yeux fermés, j’ai vu, à l’endroit même où vous êtes, venant de cet angle où il y a une porte qui donne dans le cabinet de toilette de madame de Villefort, j’ai vu entrer sans bruit une forme blanche. Valentine jeta un cri. — C’était la fièvre qui vous agitait, madame, dit Villefort. — Doutez si vous voulez, mais je suis sûre de ce que je dis : j’ai vu une forme blanche ; et comme si Dieu eût craint que je récusasse le témoignage d’un seul de mes sens, j’ai entendu remuer mon verre, tenez, tenez, celui-là même qui est ici, là, sur la table. — Oh ! bonne mère, c’était un rêve. — C’était si peu un rêve, que j’ai étendu la main vers la sonnette, et qu’à ce geste l’ombre a disparu. La femme de chambre est entrée alors avec une lumière. Les fantômes ne se montrent qu’à ceux qui doivent les voir : c’était l’âme de mon mari. Eh bien ! si l’âme de mon mari revient pour m’appeler, pourquoi mon âme, à moi, ne reviendrait-elle pas pour défendre ma fille ? Le lien est encore plus direct, ce me semble. — Oh ! madame, dit Villefort, remué malgré lui jusqu’au fond des entrailles, ne donnez pas l’essor à ces lugubres idées ; vous vivrez avec nous, vous vivrez longtemps heureuse, aimée, honorée, et nous vous ferons oublier… — Jamais, jamais, jamais ! dit la marquise. Quand revient M. d’Épinay ? — Nous l’attendons d’un moment à l’autre. — C’est bien ; aussitôt qu’il sera arrivé, prévenez moi. Hâtons-nous, hâtons-nous. Puis, je voudrais aussi voir un notaire pour m’assurer que tout notre bien revient à Valentine. — Oh ! ma mère, murmura Valentine, en appuyant ses lèvres sur le front brûlant de l’aïeule, vous voulez donc me faire mourir ? Mon Dieu ! vous avez la fièvre. Ce n’est pas un notaire qu’il faut appeler, c’est un médecin ! — Un médecin ? dit-elle en haussant les épaules ; je ne souffre pas ; j’ai soif, voilà tout. — Que buvez-vous, bonne-maman ? — Comme toujours, tu sais bien, mon orangeade. Mon verre est là sur cette table ; passe-le-moi, Valentine. Valentine versa l’orangeade de la carafe dans le verre et le prit avec un certain effroi pour le donner à sa grand-mère, car c’était ce même verre qui, prétendait-elle, avait été touché par l’ombre. La marquise vida le verre d’un seul trait. Puis elle se retourna sur son oreiller en répétant : — Le notaire, le notaire ! M. de Villefort sortit, Valentine s’assit près du lit de sa grand-mère. La pauvre enfant semblait avoir grand besoin elle-même de ce médecin qu’elle avait recommandé à son aïeule. Une rougeur pareille à une flamme brûlait la pommette de ses joues, sa respiration était courte et haletante, et son pouls battait comme si elle avait eu la fièvre. C’est qu’elle songeait, la pauvre enfant, au désespoir de Maximilien quand il apprendrait que madame de Saint-Méran, au lieu de lui être une alliée, agissait, sans le connaître, comme si elle lui était ennemie. Plus d’une fois Valentine avait songé à tout dire à sa grand-mère, et elle n’eût pas hésité un seul instant si Maximilien Morrel s’était appelé Albert de Morcerf ou Raoul de Château-Renaud ; mais Morrel était d’extraction plébéienne, et Valentine savait le mépris que l’orgueilleuse marquise de Saint-Méran avait pour tout ce qui n’était point de race. Son secret avait donc toujours, au moment où il allait se faire jour, été repoussé dans son cœur par cette triste certitude qu’elle le livrerait inutilement, et qu’une fois ce secret connu de son père et de sa belle-mère, tout serait perdu. Deux heures à peu près s’écoulèrent ainsi. Madame de Saint-Méran dormait d’un sommeil ardent et agité. On annonça le notaire. Quoique cette annonce eût été faite très bas, madame de Saint-Méran se souleva sur son oreiller. — Le notaire ? dit-elle ; qu’il vienne, qu’il vienne ! Le notaire était à la porte, il entra. — Va-t’en, Valentine, dit madame de Saint-Méran, et laisse-moi avec monsieur. — Mais, ma mère… — Va, va. La jeune fille baisa son aïeule au front et sortit le mouchoir sur les yeux. À la porte elle trouva le valet de chambre, qui lui dit que le médecin attendait au salon. Valentine descendit rapidement. Le médecin était un ami de la famille, et en même temps un des hommes les plus habiles de l’époque : il aimait beaucoup Valentine, qu’il avait vue venir au monde. Il avait une fille de l’âge de mademoiselle de Villefort à peu près, mais née d’une mère poitrinaire ; sa vie était une crainte continuelle à l’égard de son enfant. — Oh ! dit Valentine, cher monsieur d’Avrigny, nous vous attendions avec bien de l’impatience. Mais avant toute chose, comment se portent Madeleine et Antoinette ? Madeleine était la fille de M. d’Avrigny, et Antoinette sa nièce. M. d’Avrigny sourit tristement. — Très bien Antoinette, dit-il ; assez bien Madeleine. Mais vous m’avez envoyé chercher, chère enfant ? dit-il. Ce n’est ni votre père, ni madame de Villefort qui est malade ? Quant à nous, quoiqu’il soit visible que nous ne pouvons pas nous débarrasser de nos nerfs, je ne présume pas que vous ayez besoin de moi autrement que pour que je vous recommande de ne pas trop laisser notre imagination battre la campagne ? Valentine rougit ; M. d’Avrigny poussait la science de la divination presque jusqu’au miracle, car c’était un de ces médecins qui traitent toujours le physique par le moral. — Non, dit-elle, c’est pour ma pauvre grand-mère ; Vous savez le malheur qui nous est arrivé, n’est-ce pas ? — Je ne sais rien, dit M. d’Avrigny. — Hélas ! dit Valentine en comprimant ses sanglots, mon grand-père est mort. — M. de Saint-Méran ? — Oui. — Subitement ? — D’une attaque d’apoplexie foudroyante. — D’une apoplexie ? répéta le médecin. — Oui. De sorte que ma pauvre grand-mère est frappée de l’idée que son mari, qu’elle n’avait jamais quitté, l’appelle, et qu’elle va aller le rejoindre. Oh ! monsieur d’Avrigny, je vous recommande bien ma pauvre grand-mère ! — Où est-elle ? — Dans sa chambre avec le notaire. — Et M. Noirtier ? — Toujours le même, une lucidité d’esprit parfaite, mais la même immobilité, le même mutisme. — Et le même amour pour vous, n’est-ce pas, ma chère enfant ? — Oui, dit Valentine en soupirant, il m’aime bien, lui. — Qui ne vous aimerait pas ? Valentine sourit tristement. — Et qu’éprouve votre grand-mère ? — Une excitation nerveuse singulière, un sommeil agité et étrange ; elle prétendait ce matin que, pendant son sommeil, son âme planait au-dessus de son corps qu’elle regardait dormir : c’est du délire ; elle prétend avoir vu un fantôme entrer dans sa chambre, et avoir entendu le bruit que faisait le prétendu fantôme en touchant à son verre. — C’est singulier, dit le docteur, je ne savais pas madame de Saint-Méran sujette à ces hallucinations. — C’est la première fois que je l’ai vue ainsi, dit Valentine, et ce matin elle m’a fait grand-peur, je l’ai crue folle ; et mon père, certes, monsieur d’Avrigny, vous connaissez mon père pour un esprit sérieux, eh bien ! mon père lui-même a paru fort impressionné. — Nous allons voir, dit M. d’Avrigny ; ce que vous me dites-là me semble étrange. Le notaire descendait ; on vint prévenir Valentine que sa grand-mère était seule. — Montez, dit-elle au docteur. — Et vous ? — Oh ! moi, je n’ose, elle m’avait défendu de vous envoyer chercher ; puis, comme vous le dites, moi-même je suis agitée, fiévreuse, mal disposée, je vais faire un tour au jardin pour me remettre. Le docteur serra la main à Valentine, et tandis qu’il montait chez sa grand-mère, la jeune fille descendit le perron. Nous n’avons pas besoin de dire quelle portion du jardin était la promenade favorite de Valentine. Après avoir fait deux ou trois tours dans le parterre qui entourait la maison, après avoir cueilli une rose pour mettre à sa ceinture ou dans ses cheveux, elle s’enfonçait sous l’allée sombre qui conduisait au banc, puis du banc elle allait à la grille. Cette fois Valentine fit, selon son habitude, deux ou trois tours au milieu de ses fleurs, mais sans en cueillir : le deuil de son cœur, qui n’avait pas encore eu le temps de s’étendre sur sa personne, repoussait ce simple ornement ; puis elle s’achemina vers son allée. À mesure qu’elle avançait, il lui semblait entendre une voix qui prononçait son nom. Elle s’arrêta étonnée. Alors cette voix arriva plus distincte à son oreille, et elle reconnut la voix de Maximilien. |
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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo Tome 4 |