ROBERT THIERRY
ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE
ÉPILOGUE

— Elle restera un peu boiteuse, dit Alona, et encore n’est-ce pas sûr, parce que sa patte a été engourdie d’être restée longtemps immobilisée. Mais elle s’assouplira, à présent qu’elle est libérée des bois qui la maintenaient.
— Du moins, répondit Eric, ce long repos forcé t’aura permis de l’apprivoiser complètement. Elle t’est plus fidèle qu’un chien, à présent!
— C’est vrai, dit pensivement la jeune fille.
Ce dialogue s’échangeait entre les deux jeunes gens au camp du Loup-Rouge, quelques semaines après les événements que l’on sait.
Cette période avait été marquée par une activité fébrile de toute la tribu, occupée à des besognes différentes, mais ayant toutes rapport au même objet: le bison.
La chasse, d’abord. Le troupeau, amené sans incidents importants sur le terrain choisi, s’était engagé dans une sorte d’impasse naturelle, constituée par le lit à sec d’une ancienne rivière au milieu de rives escarpées. Retardé dans ce passage, les chasseurs avaient pu faire un choix dans ses rangs, y prélever les plus beaux spécimens. Et ils s’étaient assurés ainsi d’amples provisions pour les longs mois et bien au-delà de l’hiver.

Après cela, ç’avait été le long dépouillement des carcasses, les peaux apprêtées, la viande dépouillée et mise à sécher au soleil et la préparation du pemmican, * cette base de l’alimentation des Indiens des plaines et dont la conservation était si bien combinée qu’elle durait plus de temps qu’il n’en fallait pour attendre son renouvellement.
La viande était pulvérisée au mortier et l’on y ajoutait de la graisse, la moelle des os et aussi les baies d’une sorte de ronce. Le tout était bourré dans des peaux d’intestins, comme on le fait des saucissons, et constituait un excellent aliment de réserve. De tout le corps de l’animal, enfin, on tirait de la moindre parcelle tout ce qui était utilisable: la laine pour la filer, le cuir pour les mocassins, les jambières, les vêtements, les tentes, les cordes, les canoës, les boucliers, les bagages. Jusqu’aux sabots, qui donnaient une colle très résistante; jusqu’aux tendons, qui donnaient les meilleures cordes d’arc; jusqu’aux cornes, qui, fondues, servaient à fabriquer ces mêmes arcs...
Mais, à présent, tous ces travaux sont terminés, et c’est le repos de l’hiver qui commence et laisse de calmes loisirs. On peut reparler du passé, regarder en arrière, se souvenir. D’autant plus que des faits se sont produits dans le même temps sur lesquels on ne s’est pas appesanti pendant le travail, mais qu’on n’a pas négligés tout de même.
Les soins donnés à Yaho ont été du nombre. La patience et le zèle d’Alona ont été récompensés. Maintenant, comme l’a dit Eric, la bête indomptable et farouche est devenue plus docile et plus fidèle qu’un chien.
— Plus fidèle, répond Alona. Elle a renoncé à sa liberté sauvage, à sa vie errante dans la solitude, à l’espèce de haine qu’elle avait aussi bien contre ceux qui auraient pu être ses ennemis que contre ceux qui lui voulaient du bien. Pourquoi n’a-t-elle pas reconnu ceux-ci tout de suite?
— Parce qu’ils étaient beaucoup plus rares que ceux qui lui avaient fait du mal, dit Eric.
— Du moins, elle a fini par distinguer ses vrais amis et à comprendre que c’est avec eux qu’elle assurera pour toujours son véritable bonheur!
Eric s’approche de la jeune fille, prend dans sa main la main fine:
— Il n’y a pas que Yaho qui ait compris cela! dit-il.
Là-bas, assis au seuil de sa tente repeinte toute à neuf, Loup-Rouge, silencieux et songeur, fume pacifiquement son calumet. * Son regard, errant sur le paysage familier, s’arrête sur les deux jeunes gens, les contemple avec gravité.
Et il faut croire que cette gravité se modère momentanément sous l’effet d’une pensée heureuse. Car, événement exceptionnel, ses lèvres minces, ses lèvres de marbre, s’allongent en un amical sourire...
 
Robert Thierry
Alona, Fille de Loup-Rouge