ROBERT THIERRY ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE |
CHAPITRE XIII Nahimi et ses hommes avaient vu apparaître l’immense troupeau, au moment où les animaux-guides flairant l’incendie hésitaient dans leur course et la ralentissaient. C’était le moment dont il fallait profiter. Les Indiens surgirent tout à coup au-dessus du pli de terrain qui les avait jusqu’alors cachés et chargèrent à toute vitesse les bêtes, surprises par cette nouvelle cause d’effarement. Cette attaque ne les auraient pas probablement détournées en plein élan, entraînées qu’elles étaient par la force d’inertie, comme l’est une pierre sur une pente. Mais, parce que les bisons étaient pris entre plusieurs impulsions, cette impulsion nouvelle les décida. Effrayés par les cris et les gesticulations des chasseurs, ils obliquèrent à l’opposé. Et, pareils à un flot qui s’engouffre dans une écluse ouverte, ils se précipitèrent en bondissant dans la direction où on voulait les faire aller. ![]() Il n’y avait plus maintenant qu’à les escorter en flancs-gardes pour surveiller leur marche et la modifier de nouveau si quelque difficulté imprévue survenait. C’est ce vivant torrent qu’Alona avait vu venir. Quand l’espoir reparaît au moment où tout semble désespéré, il communique une force neuve. Cette force morale n’avait jamais manqué aux deux fugitifs, mais, si l’excellent cheval que montait Alona gardait encore de pleines réserves d’énergie, celui d’Eric, dont il n’avait pu apprécier dans la nuit les qualités et que seul le hasard avait choisi pour lui était une bête assez médiocre. Surchargée en outre d’un poids supplémentaire, elle aurait faibli, tôt ou tard. Sans doute, la vue des bisons ne l’avait pas stimulée, et encore moins leur odeur, qui épouvante beaucoup de chevaux. Mais cette sorte d’enthousiasme vainqueur qui faisait frémir son cavalier la pénétra pour ainsi dire. Elle s’enleva d’un bond, reprit la tête, entraînant à sa suite le cheval d’Alona! Derrière les deux jeunes gens, des coups de feu claquèrent. Suprême manifestation de rage des poursuivants qui voyaient s’échapper les proies qu’ils croyaient tenir. Eric ne daigna pas riposter. Si au lieu du revolver, arme dont elle connaissait peu l’usage, Alona avait eu son arc et ses flèches, il est probable qu’elle aurait été moins dédaigneuse d’une juste vengeance! Mais, vengée, ne l’était-elle pas? La balle qui avait frappé son bourreau n’avait pas pardonné! Là-bas, si, à l’allure des bisons et d’après la direction qu’ils avaient prise, elle avait deviné la présence des chasseurs, elle ne les avait pas aperçus tout de suite. Mais l’infaillible regard de Nahimi l’avait vue, ainsi que son compagnon. Sans en laisser rien soupçonner, sans se détourner de sa tâche présente, l’Indien en avait éprouvé une joie sincère dans le fond de son cœur. Maintenant, comme un raz de marée déferle sur une côte et l’inonde de ses flots, l’énorme troupeau roule en un seul bloc à la suite des taureaux-guides qui le mènent et que rien ne détournera plus de leur chemin, désormais. Derrière elle, la horde est harcelée par les Indiens. Sur son flanc gauche, près d’elle à en toucher les bêtes qui la bordent, Alona et Eric galopent dans le même sens. Cette décision, pleine de témérité, a été prise au dernier moment par la jeune fille, plus par instinct que par connaissance réfléchie, parce que c’est le plus sûr moyen d’échapper définitivement aux bandits qui n’ont pas osé risquer le dangereux voisinage... Enfin, tout là-bas à l’ouest, la bande des complices de Pat ne savent encore rien de ce qui se passe, sinon que leur abominable chef a été tué et bien tué et qu’ils n’ont plus qu’à l’enfouir aussi profondément que possible, s’ils veulent le mettre hors d’atteinte des loups et des vautours. Cette besogne faite, ils ne perdent pas de temps à s’attendrir. Il y a mieux à s’occuper et, par exemple, se féliciter, eux, d’être toujours en vie. Ils n’ont encore aucune raison de se demander si c’est pour bien longtemps. Tout n’est-il pas paisible autour d’eux? Rien ne les menace. Ils s’étonnent bien un peu de ne pas avoir vu revenir leurs chasseurs. Mais ceux-ci ont sans doute été alertés par le feu et ont pris un chemin détourné pour rentrer au camp. Ou bien, ils sont lancés à la poursuite d’un gibier important, car on a entendu des détonations qui s’éloignaient... Le feu, à propos, qu’est-il devenu? On ne voit plus nulle part la ligne rouge, ni les nuées noires qui la surmontaient, haut dans le ciel... Bah! l’incendie a fait son travail et tout anéanti sur son passage. On ne lui demandait pas autre chose et il n’y a plus à s’occuper de lui... — Les nuées noires, que vous dites, boys? * observe quelqu’un du groupe, elles ne sont pas toutes effacées dans les airs. Regardez donc, là-bas, ce nuage qui monte. Il est bien noir aussi! — Pas de quoi s’alarmer! Le feu a laissé des cendres, non?... Ce sont des cendres soulevées par le vent et rien d’autre. — Possible... cependant, on dirait qu’elles s’épaississent, s’élèvent de plus en plus haut, s’étendent en largeur... — Si c’était le vent, il soufflerait donc là-bas en tempête, tandis que tout est calme ici. — Non, décidément, ce n’est pas le vent... c’est... c’est... Une voix qu’un râle étreint et que tous repèrent aussitôt avec le même accent de terreur: — Les bisons! les bisons! ils viennent sur nous! Sauve qui peut! Se sauver? Où? Comment? Les chevaux, échappés le matin, ne sont pas revenus et n’avaient aucune raison de revenir. Dans l’affolement général, personne ne songe à se demander ce qui a poussé les bisons à revenir sur leurs pas et à deviner qu’un contre-feu les a lancés aveuglément sur un passage libre. Un seul fait existe: des milliers et des milliers de bêtes terribles accourent, à une allure dont on commence seulement à comprendre la fatale rapidité! «Sauve qui peut!»... ce cri, stupidement répété, n’a plus de sens. Rien ne peut plus sauver personne. Si vite que l’on s’élance, à droite, à gauche, on ne pourra atteindre les limites latérales où s’allonge le troupeau. Et fuir devant soi ne peut que retarder, dans une inexprimable détresse, l’inévitable dénouement. Même sur une courte distance, un buffle court deux ou trois fois plus vite qu’un homme, et ne s’essouffle pas comme lui. Nulle part où l’on aille, il n’y a le moindre espoir d’échapper! Déjà, les premiers avant-coureurs de l’écrasante armée apparaissent au bout de l’horizon noir. Ce sont des loups, des antilopes, des daims, plus agiles encore que les bœufs et qui, après avoir échappé aux flammes, s’efforcent d’échapper au nouveau péril. Ils sont les premiers à atteindre les hommes. Leurs espèces se mêlent entre elles au hasard de la fuite, les mangeurs de chair à côté des mangeurs d’herbes, toute hostilité et toute crainte s’effaçant devant le danger commun. C’est seulement ici que le sauve-qui-peut a un sens! Dans cette cohue se sont même égarés des chevaux. Les uns sont des mustangs sauvages qui, par la force dominatrice de leur instinct ont réussi à se grouper en un petit troupeau compact, où chacun s’applique à suivre dans ses empreintes l’étalon de tête. Celui-ci, cette fois, ne s’occupe plus de sa manade * pour l’obliger à serrer les rangs, pas plus que les juments ne s’inquiètent de leurs poulains laissés à la traîne, hennissant de désolation en se voyant abandonnés. Chacun pour soi est devenu la règle commune et ceux qui faiblissent ou qui tombent n’ont à espérer aucun secours. Cette avant-garde, à présent, dépasse les misérables humains et leur donne notion de leur lenteur, en finissant de les décourager. Dans le nombre, passent deux ou trois chevaux harnachés, portant leurs lourds étriers vides qui battent leurs croupes, en chocs sonores. Des hommes du camp croient reconnaître les leurs. Si l’on pouvait les capturer!... Les plus lestes des cavaliers l’essaient... Mais les bêtes ne reconnaissent pas plus leurs maîtres que leur propre race. Ils évitent d’un écart ou repoussent d’une ruade tout ce qui fait mine de s’élancer vers eux... Et le gros du troupeau se rapproche, se rapproche... On commence à entendre le sourd grondement des galops lourds, leur rumeur monte, grandit, s’élève avec l’épaisse poussière noire, qui, avant la nuit, étend ses ténèbres. Maintenant c’est un roulement de tonnerre ininterrompu, qui fait trembler le sol comme l’écroulement d’une avalanche, où dominent des beuglements farouches. La tempête vivante s’est déchaînée. C’est le glas de la fin qui sonne, s’amplifie, proclame à tous les échos l’allali * des bêtes humaines traquées. L’effroi arrache aux fuyards des cris de folie furieuse. Quelques-uns tombent avant d’être atteints, brisés par l’excès de leur suprême élan. Ceux qui résistent encore s’écroulent à leur tour, disloqués, culbutés par les énormes fronts velus qui les heurtent, sans même sentir l’obstacle. Les bisons n’ont pas l’instinct des chevaux, ne savent pas éviter ce qui peut faire saillie sous leurs pieds. Ils passent, ils écrasent... Et ce que l’un, par hasard, a pu éviter sans le savoir, mille autres arrivent derrière pour le piétiner et ne plus rien laisser, après eux, qu’un peu de boue sanglante... |
Robert Thierry Alona, Fille de Loup-Rouge |