ROBERT THIERRY ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE |
CHAPITRE XII Le bras levé de la brute humaine ne s’est pas abattu. Le lourd fouet de cuir tressé qui allait déchirer les épaules nues de la victime n’est pas retombé sur elle... L’homme s’est immobilisé dans son geste ignoble comme s’il avait été soudain changé en pierre. Son visage même s’est figé. Et la vie semble s’être retirée de lui pour ne plus exister que dans ses yeux, élargis d’une abjecte terreur. Alona s’est retournée vers le bourreau, en se débattant dans un suprême sursaut contre la menace de l’outrage. Elle voit devant elle cette face épouvantée et n’en comprend pas tout de suite la cause. Parce qu’elle ne voit pas ce que voit le bandit et qui est la raison de son épouvante. Là, à une vingtaine de pas de distance, où sont amoncelés des madriers, des branches, formant barrière, une forme s’est dressée, une forme humaine dont on n’aperçoit que le haut du corps, le visage intrépide, la main qui tient un pistolet braqué, mais qui semble attendre de tirer, moins pour prendre le temps de viser, que pour faire durer plus longtemps l’angoisse de celui qu’elle vise... En tout, un fragment d’instant, quelques secondes à peine... Mais cela a suffi pour déclencher l’effet de panique désiré. L’homme au fouet n’a que son fouet pour arme et même pas le secours d’un cri jaillissant de sa gorge paralysée, pour un appel à l’aide! Le coup part. La balle le frappe, droit entre les yeux, avant qu’il ait pu esquisser un mouvement de recul ou de fuite. Il s’écroule, tout d’une masse, de la chute pesante d’un bœuf, assommé par le coup de maillet de l’abatteur. En même temps que la détonation, une voix est arrivée aux oreilles de la jeune fille, une voix qui appelle, qui commande: — Alona! Et Alona a compris. Elle court droit où il faut courir. L’affolement des chevaux, effrayés par le coup de feu, la guide. C’est ici qu’il est! C’est là qu’il l’attend!... Il vient à elle. D’un seul coup de la lame qu’il tient prête, il tranche les liens de ses mains. Il la jette sur le dos de son cheval. Il bondit sur un autre qu’il a choisi d’avance. Il abat la barrière extérieure, dont il a détaché les supports pendant la nuit. L’escadron tout entier se rue au-dehors, compliquant l’inextricable désordre dont il a combiné toutes les péripéties, retardant la poursuite des gens du camp, qui n’ont que la ressource de déchaîner une vaine fusillade. La confusion est complète, chez cette troupe qu’aucune discipline n’a jamais organisé pour combattre utilement en cas de surprise et qui, sans avoir à peine pu encore s’en rendre compte, est maintenant sans chef. Les uns courent à la suite des chevaux échappés, comme s’ils avaient la moindre chance de les reprendre. D’autres ont tiré au hasard, sans savoir au juste sur qui, ni pourquoi, saisis de frayeur à leur tour, à l’idée qu’ils sont peut-être attaqués par un parti de ces damnés Indiens, qu’on voit toujours surgir au moment où on les croit bien loin. D’autres enfin ont aperçu le jeune étranger s’élançant au-devant de la captive, qu’il délivre, en leur enlevant à la fois une vengeance savourée d’avance et le profit d’une riche rançon! C’est après ces deux fugitifs qu’il faut courir!... Des chevaux!... où y a-t-il des chevaux?... Tous ont disparu. Que faire? Au milieu de la bousculade, quelqu’un s’écrie: — Il y a encore ceux de nos chasseurs!... Où sont-ils allés, les chasseurs?... Comment les avertir? Cependant, tandis que se prolonge ce désordre, Eric et Alona ont conservé intacts leur sang-froid et leur confiance. Et ils galoperaient maintenant d’une allure tranquille, côte à côte, délivrés de leurs ennemis désormais, si la jeune fille, dans sa joie débordante, n’était prête à se jeter dans les bras de son sauveur! — Je suis sauvée! Et c’est toi qui m’as sauvée! s’écrie-t-elle. Je ne peux croire que c’est vrai! Est-ce un rêve? Non, seulement tu ne refuses plus ma présence auprès de toi, mais c’est toi qui es venu me chercher dans ma détresse et qui m’as rendu doublement la vie! Eric ne répond que par un sourire plus éloquent que des paroles. Mais lui ne peut pas oublier que cette vie, dont on lui attribue le sauvetage, il en est toujours responsable, et que si un grand péril vient d’être écarté, il en reste d’autres! Cette course où l’on est en train de s’élancer, où va-t-elle aboutir? Nécessairement, au camp où le Loup-Rouge et la majorité des guerriers attendent la ruée des bisons, détournés par Nahimi et ses aides. Mais ceux-ci ont-ils réussi cette dangereuse manœuvre? Et ne risque-t-on pas alors de se jeter de face contre le plein de la horde ce qui serait se faire écraser fatalement? Pour éviter ce désastre, il faut, au lieu de continuer de courir en ligne droite, exécuter un vaste circuit vers le sud, pour ne remonter au nord qu’à la fin de la chevauchée, de façon à contourner le troupeau sans le rencontrer sur son chemin. Cela prendra du temps et obligera à se rapprocher de la zone où sont en train de s’égarer les pirates. Mais ceux-ci ne sont plus guère à craindre... Et d’ailleurs il n’y a pas d’autre solution à envisager. Eric expose ce plan à Alona. Elle l’approuve pleinement. Tous deux détournent leurs chevaux dans l’orientation nouvelle et les remettent au galop. Pour s’épargner d’inutiles détours, ils coupent droit à travers une région boisée qu’ils rencontrent bientôt. Elle paraît déserte. Or, elle n’est pas déserte! Un coup de feu proche, tout à fait inattendu, en avertit les deux jeunes gens. Eric arrête brusquement son cheval, écoute, essaie de comprendre... Et brusquement, il s’écrie: — Je ne peux laisser se commettre ce nouveau crime!... Fuis, Alona, fuis seule! Au même moment un groupe de cavaliers sortis du bois s’avance dans leur direction! Que se passe-t-il donc? Pendant que les deux jeunes gens, uniquement occupés à assurer leur fuite, avaient demandé à leurs chevaux le maximum d’efforts qu’ils pouvaient donner, ils ne s’étaient pas inquiétés de ce qui se passait derrière eux, autour d’eux, à peu près certains d’avoir échappé à leurs ennemis, qui avaient perdu beaucoup de temps en s’efforçant de reprendre leur cavalerie dispersée. Ils n’avaient pas prévu et Eric n’avait pas remarqué, qu’aux premières lueurs du jour un groupe de chasseurs s’était dirigé à pied vers le bois afin d’y chercher du gibier pour le ravitaillement du camp. Ils étaient plus puissamment armés que ne le nécessitait cette simple opération! C’était pour eux une question de prudence. Ils n’étaient pas sans s’être aperçu que, depuis quelques jours, une ou des bêtes fauves étaient venues rôder dans ces parages, où leur présence n’était cependant pas habituelle. Peu experts sur ces questions, ils avaient tout de même reconnu que de grands félins avaient laissé çà et là leurs empreintes et qu’à plusieurs reprises ceux de leurs chevaux qu’ils avaient conduits à proximité des halliers de la région avaient manifestement donné des signes de frayeur. Il est facile de deviner ce qu’ils étaient évidemment incapables de comprendre: Yaho, la femelle puma à demi apprivoisée, était là, toujours invisible et toujours présente. Blessée au moment où son instinct l’avait poussée au secours d’Alona, la bête était restée un moment sédentaire à l’endroit où l’enlèvement et sa propre intervention avaient eu lieu. Et, quand les hommes étaient venus ensevelir leur compagnon, elle s’était prudemment cachée. Puis, plus tard, cet obscur et tenace attachement qui l’avait rapprochée de la jeune fille s’était réveillé en elle, lui avait fait éprouver comme un désir imprécis, bientôt aussi impérieux que la faim ou la soif... Et elle s’était mise en route, le long d’une piste plus facile à suivre pour elle que pour le plus subtil des chasseurs humains. D’où la raison de sa présence dans le bois. Elle savait que son amie était là, quelque part dans les parages, mais que des causes qu’elle ne pouvait saisir l’empêchaient de la rejoindre... Et voici que brusquement l’amie était reparue, mais l’homme aussi qui avait été son premier initiateur à la confiance et dont elle n’avait pas perdu la mémoire. L’instinct qui la poussait vers eux avait été le plus fort, malgré les dangers qu’elle sentait alentour, comme aurait été plus fort l’instinct qui l’aurait jetée dans un piège si un appât avait tenté sa faim inassouvie. Elle avait bondi hors de sa cachette, avait couru... Les chasseurs étaient là, ignorant encore le drame du camp. Ils avaient reconnu l’ennemi qui leur causait tant d’inquiétude. Ils avaient tiré. Yaho, frappée à l’articulation de l’épaule, ne pouvait que fuir en se traînant. Elle allait être rattrapée, massacrée, torturée peut-être par ces brutes. Eric la voyant, s’était rappelé qu’elle l’avait sauvé, qu’elle avait combattu pour sauver Alona. Ils n’étaient pas de ceux qui trouvent que la reconnaissance envers un animal est un sentiment profondément ridicule. Il pouvait secourir celui-ci. Il en prit la résolution. Alona était un être resté trop près de la nature pour le contredire sur ce point. Elle fit demi-tour, comme Eric, lança son cheval comme le sien. Les chasseurs étaient loin encore et occupés à recharger lentement leurs armes. Ils n’étaient pas à craindre pour le moment. Yaho fut saisie, malgré sa résistance, car la douleur et la crainte étaient maintenant les sentiments qui la dominaient. Eric, au camp indien, s’était muni en toute éventualité d’un lasso. Il en ligota la bête rebelle, la plaça en travers de son cheval. Si rapidement qu’aient été exécutés tous ces actes, ils avaient demandé du temps et laissé aux gens du camp le temps de reprendre l’avantage. Maintenant, ils accouraient. Et la vitesse du cheval d’Eric était sérieusement diminuée par ce poids supplémentaire. — Fuis! Fuis devant, Alona. Tu vois bien qu’ils nous rattrapent et qu’ils vont bientôt pouvoir tirer! — N’es-tu pas décidé à combattre? — Mais si, bien sûr, pour les retarder encore! Et c’est justement pourquoi il faut que tu en profites pour leur échapper! Elle rit doucement et tourna vers lui son visage railleur. Et, l’appelant du tendre nom indien dont elle l’avait depuis longtemps nommé pour elle-même, dans ses rêves ingénus, lorsqu’elle veillait sur son sommeil: — Tu parles de choses qui n’existent pas, Tête Blonde, dit-elle. Car je sais bien que tu sais que je ne t’abandonnerai pas; que, s’il faut lutter, nous lutterons ensemble et que, s’il faut être tués, nous serons tués ensemble, car rien, jamais, ne peut plus nous séparer maintenant. Oui, il savait cela! Et il comprenait qu’il ne pouvait rien faire d’autre que d’en prendre parti. Mais, comme il savait qu’elle avait raison et qu’ils étaient désormais étroitement liés l’un à l’autre, il lui tendit son revolver: — Si je suis tué, dit-il, défends-toi jusqu’au bout. Mais garde pour toi la dernière balle, parce qu’il ne faut pas que tu tombes vivante entre les mains de ces bourreaux! Il se retourna. Les ennemis gagnaient du terrain. L'un d’eux à tout hasard, tira. Et la balle souleva la poussière aux trois quarts seulement de la distance. Longtemps, longtemps, jusqu’à l’approche du soir, cette chevauchée fantastique se prolongea, avec des alternatives de gain et de perte de terrain. Dans l’ensemble, les ennemis, acharnés, stimulés par la victoire qu’ils sentaient certaine, se rapprochaient. Avant peu, ils seraient à portée de tir. Eric le comprit. Le dénouement ne pouvait plus tarder maintenant, quel qu’il fût. Il dit: — C’est l’heure du combat suprême. Es-tu prête, Alona? La réponse ne vint pas telle qu’il l’attendait. Serrant ses genoux nerveux au flanc de sa monture, Alona s’était dressée de toute sa taille, le regard fixé sur la plaine qui s’étendait en deçà de la zone brûlée que l"on allait bientôt atteindre. Un nuage de poussière blanche, qui se déplaçait en suivant une masse mouvante et sombre, s’y élevait. La jeune fille lança un grand cri de victoire. — Les bisons! les bisons! s’exclama-t-elle. Et derrière eux viennent nos chasseurs! |
Robert Thierry Alona, Fille de Loup-Rouge |