ROBERT THIERRY ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE |
CHAPITRE XI La manœuvre employée par les Indiens pour sortir d’une situation désespérée a-t-elle réussi? Il n’est pas douteux que l’incendie se soit arrêté aux limites mêmes qu’ils lui ont fixées, c’est-à-dire à la zone brûlée par le contre-feu, et que celui-ci se soit éteint, comme ils l’avaient prévu, au bord de la rivière. Mais la partie qui reste libre au-delà est étroite et en dehors des routes suivies ordinairement par les bisons. Conduits par leur instinct de lourds herbivores, ces derniers auront-ils l’intelligence de se détourner de la ligne de cendres encore chaudes, dont l’odeur les effraie, pour prendre une direction inhabituelle? Ce n’est pas sûr. Après s’être rendu compte de la situation et en avoir calculé les conséquences, Loup-Rouge décida: — Il est temps de revenir au camp, où tout est préparé pour attaquer le troupeau à son passage. Mais, afin de le rabattre dans la bonne voie, quelques-uns des nôtres iront au-devant de lui, s’embusqueront quand apparaîtront les animaux-guides et s’efforceront de les effrayer pour les faire obliquer, en entraînant les autres. C’était là un stratagème utilisé par les chasseurs de la Prairie dans les cas extrêmes et qui présentait les plus grands dangers s’il échouait, car ceux qui l’osaient étaient alors impitoyablement écrasés par la ruée aveugle. Mais, dans les circonstances présentes, il fallait le tenter. — Nahimi, ajouta le chef, c’est toi qui conduiras tes hommes. Ceux-ci étaient les mêmes jeunes gens qui étaient restés avec le sorcier pour veiller Eric. Ils avaient une confiance absolue dans la science mystérieuse de l’homme-médecine, confiance qui, s’ajoutant à leur courage naturel, les rendait prêts à tout affronter. Ils furent bientôt rassemblés, et la petite troupe se sépara de la grande, qui s’en retournait vers le camp. Peu de temps après Nahimi et ses compagnons s’engageaient sur la zone brûlée. C’était un paysage fantastique. Le sol, noir à perte de vue, se hérissait de place en place d’arbres squelettiques, dont les branches contournées avaient l’air de s’être tordues dans un atroce supplice. De partout s’élevait une impalpable brume sombre, à travers laquelle le soleil, rouge-cerise, paraissait une braise prête à s’éteindre. Des corbeaux, des vautours planaient sur ce désert funèbre et, par groupes criards, s’abattaient sur les cadavres calcinés qui le jonchaient. Nahimi considérait avec tristesse ce tragique spectacle. Il se demandait si, au nombre de ces victimes torturées et abandonnées aux oiseaux immondes, il n’y avait pas, quelque part, le corps d’un homme qu’un généreux, mais inutile dévouement avait entraîné et pour lequel il avait une profonde sympathie. Mais Eric a échappé, de justesse, au péril! S’il fallait qu’il raconte comment il a traversé, au dernier moment, la mer de flammes, il lui serait difficile de préciser les impressions qu’il a ressenties, parce que, de semblables épreuves, la pensée, la raison ne les contrôlent plus et que seule agit l’impulsion instinctive. Dans cet effort suprême, il n’est pas impossible que l’animal ait su, mieux que l’homme, ce qu’il fallait faire. Toujours est-il que tous deux se sont retrouvés de l’autre côté du seuil embrasé, sains et saufs, sinon tourmentés par de cuisantes morsures. Eric a sauté à bas de son cheval, a pris dans ses mains les naseaux haletants, les a flattés d’une longue et affectueuse caresse... Le soir tombait quand il est arrivé en vue du camp des aventuriers. Du premier coup d’œil, il comprit que ceux-ci n’avaient pas su en choisir l’emplacement aussi parfaitement qu’il l’aurait fallu pour assurer leur propre sécurité. L’effectif de la troupe ne devait pas être très nombreux, à en juger par le nombre de tentes et aussi de chevaux parqués dans la partie du périmètre opposée à l’emplacement du bois. Il estima qu’une quarantaine ou une cinquantaine d’hommes étaient là, ce qui était d’ailleurs la proportion ordinaire de ces commandos * de forbans, assez nombreux pour être redoutables aux villages sans défense qu’ils attaquaient et pillaient par surprise, trop peu nombreux pour être facilement retrouvables dans l’immensité de la plaine, quand ils s’y dispersaient, lorsqu’ils sentaient que l’heure des représailles allait sonner. Ils avaient surveillé de loin la marche de l’incendie et, au point où ils étaient, ils n’avaient pas eu la notion de la contre-manœuvre, ni de la limite qu’avait atteinte le feu. Ils se félicitaient du succès qui mettait à leur merci les tribus indiennes. Quand viendrait l’instant des pourparlers, ils pourraient se montrer d’autant plus exigeants qu’ils tenaient un précieux otage, cette fille de chef qu’un hasard exceptionnellement heureux avait fait tomber entre leurs mains et dont il ne s’agissait plus maintenant que d’obtenir les réponses qu’on voulait lui arracher, concernant l’importance et la situation exacte de sa tribu, la famille rouge à laquelle elle était rattachée, le nom et l’autorité de celui qui la commandait, et aussi qui elle était, elle-même... Jusqu’à présent, on avait essayé la persuasion, les promesses... Devant le résultat négatif, on avait passé, sans plus de succès, aux menaces. Il ne restait plus qu’à employer la force, la torture s’il le fallait. Il y avait au camp un homme très habile pour cela, un homme appelé Pat. La clarté du crépuscule avait duré assez longtemps pour qu’Eric ait eu tout le temps d’établir son plan d’action. S’introduire dans le camp à la faveur de la nuit aurait été possible, avec beaucoup d’audace et d’adresse, qualités dont il était loin d’être dépourvu. Mais une fois dans la place qu’y faire, puisqu’il ne savait rien de l’endroit où Alona était séquestrée? La nuit était très noire quand il se dégagea du fourré où il s’était tenu embusqué, immobile, pendant des heures, tout près du camp. Il s’éloigna silencieusement et arriva bientôt à la place où il avait laissé son cheval. Admirablement dressé pour les rôles qu’il avait habituellement à tenir parmi ses maîtres indiens, l’animal, lui non plus, n’avait pas bougé. Eric s’étonne seulement de voir qu’il se montrait inquiet, alarmé, moite de cette sueur qu’émettent les chevaux quand ils ont peur. Il le rassura d’une caresse. La bête s’apaisa aussitôt. Il l’entraîna loin dans la plaine, en lui faisant faire un long détour, puis il la ramena vers le camp, à l’endroit où les autres chevaux étaient parqués. Ceux-ci s’agitèrent à peine. Eric l’avait prévu. Il avait pu observer que la cavalerie des forbans était presque uniquement composée de chevaux indiens, c’est-à-dire volés aux tribus pillées. Et, ceux-ci, loin de s’effarer comme l’auraient fait, par exemple, des chevaux de l’armée, avaient reconnu un des leurs, l’avaient seulement assourdi, murmuré pour ainsi dire. La voix d’un homme de garde à l’intérieur du camp les apaisa. Ils ne bougèrent plus. Eric attacha son mustang à la barrière extérieure. Puis, toujours avec ce même précautionneux silence, il examina longuement la disposition de cette barrière. Maintenant, c’est l’aube. Et puis l’aurore. Le camp s’éveille. ![]() Les scènes qui s’y passent sont le va-et-vient habituel des premières heures de la journée, où absolument rien n’est digne d’être remarqué, du moins selon l’opinion de quelqu'un qui observe ces allées et venues, là tout près, à l’affût dans un abri où personne ne soupçonnerait sa présence, un grossier assemblage de planches qui sert de râtelier à fourrage pour tout l’escadron et où il n’a pas été très difficile de s’insinuer pour voir à travers leurs interstices. Les chevaux sont tranquilles et leur masse rassemblée cache complètement celui qui n’est pas des leurs. Soudain, Eric sent son cœur se serrer d’une émotion inexprimable. Un homme, un homme qu’il reconnaît malgré la distance, cet abominable assassin et empoisonneur qu’il a rencontré sur la diligence et entendu nommer Pat, s’avance vers la casemate remarquée la veille... Après avoir un instant écouté sur le seuil, il fait glisser les verrous de la lourde porte, l’ouvre... Eric aperçoit à ce moment le gros fouet de cuir tressé qu’il tient à la main. Puis l’homme entre dans la case. Tout à coup, il reparaît, traînant derrière lui quelque chose, quelqu’un qui résiste... Alona! C’est elle, c’est bien elle: la malheureuse a les mains liées et c’est par ce lien que l’homme la tire, comme il le ferait d’une louve prise au piège et qu’on s’apprête à abattre. Une louve, en effet, car la jeune fille est hérissée et farouche comme un fauve, retournée à l’état sauvage de ses plus primitifs ancêtres sous l’effet de la haine et de la fureur! L’homme lui parle. On n’entend pas ce qu’il dit, mais on voit qu’il hurle des mots de rage, d’une rage qui s’excite à mesure qu’il comprend qu’elle est vaine, que rien ne fera céder cette volonté indomptable, cette résistance qui ne s’avouera jamais vaincue. Arrachant ce qui reste de haillons sur les épaules de la captive, il lève son fouet... |
Robert Thierry Alona, Fille de Loup-Rouge |