ROBERT THIERRY ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE |
CHAPITRE X Cependant, tandis que s’étaient déroulés ces événements tragiques, que devenaient Eric et ses compagnons indiens, au moment où s’élevait à l’horizon la ligne de feu qui leur révélait la manœuvre criminelle des pirates? Le vent soufflait du nord-est et chassait l’incendie en direction de la plaine, avec une régularité dont on pouvait prévoir les effets si rien ne venait le modifier. La route des bisons serait fermée. Arrêtés par le mur de feu où se jetterait leur avant-garde, celle-ci ne se détournerait que pour rebrousser chemin, et la chasse serait manquée. Les ennemis avaient bien calculé leur criminelle manœuvre. C’était la certitude de la famine pour les Indiens, cet hiver! Si terrible que fût cette menace, Eric ne pouvait s’empêcher de penser au sort d’Alona avec plus d’émotion et d’indignation encore. Un revirement profond s’était fait en lui, en faveur de la jeune fille. Il était responsable du péril où elle devait se trouver bien qu’il l’ignorât. Où qu’elle soit, son devoir était de la sauver, s’il en était encore temps. Comme Nahimi hésitait à prendre une décision, il s’adressa à Loup-Rouge: — Il s’agit peut-être de la vie de ton enfant, lui dit-il sur un ton d’impatience qu’il ne pouvait maîtriser. Ne fera-t-on rien pour elle? Le visage du chef avait pris une gravité solennelle. Sa réponse fut de celles dont l’Histoire cite l’exemple quand elle rapporte les hauts faits des héros antiques: — La vie de tous pèse plus que la vie d’un seul, prononça-t-il. Alona m’est plus chère que mes yeux. Mais mon peuple doit passer avant elle. C’est pour lui qu’il faut agir d’abord. — Cependant, insista Eric, nous ne pouvons rien contre le feu. Tandis qu’il est encore possible de sauver Alona! — Il ne faut pas dire que nous ne pouvons pas, tant que nous n’aurons pas tout essayé! répliqua l’Indien. — Alors, qu’attendons-nous? Qu’attends-tu? — L’aide du vent, dit Loup-Rouge. Il y avait une sorte de contradiction dans cette réponse, car ce n’était pas tout essayer, comme venait de l’affirmer le chef, que de compter sur un secours très problématique du hasard. Évidemment, si le vent tournait en sens contraire, l’incendie ne se propagerait plus. Mais alors l’action de l’homme n’était plus utile. Et on avait mieux à faire que d’attendre le caprice des éléments. * Cependant, ce n’est pas cela qu’avait voulu dire l’Indien. Mais Eric ne songea pas à demander une explication plus claire. Il était irrité de ce qu’il prenait pour de l’indifférence de la part de ses compagnons. On admire leur stoïcisme, songeait-il, mais ce n’est peut-être qu’un manque de sensibilité. — Puisque le destin d’un seul a moins de valeur que le destin de tous, dit-il enfin, je pense que la présence d’un seul n’est pas indispensable à l’effort commun... Me permets-tu, chef, d’aller au secours d’Alona? — C’est ta vie que tu risques, dit Loup-Rouge. Ton opinion a donc changé vis-à-vis des femmes? Car, naguère, tu ne semblais avoir pour elles que du mépris! — Elles m’avaient fait du mal, dit sombrement Eric. Ta fille s’est dévouée pour ne me faire que du bien. Oui, j’ai changé d’opinion, mais seulement à son égard! — Ta vie t’appartient, déclara l’Indien sans discuter. Emploie-là comme tu veux. Tu es libre. Quel est ton plan? — Retourner à l’endroit où a eu lieu l’événement. Y retrouver la trace des bandits, la suivre... — Et ensuite? — Les circonstances en décideront. Mais, ainsi que tu viens de l’affirmer, on ne peut rien dire avant d’avoir tout tenté. — C’est juste, dit simplement l’Indien. Va, mon fils! mon cœur est avec toi. Il fit un lent geste de main, qui était à la fois un hommage et un adieu. Son visage, pendant tout l’entretien, était demeuré aussi impassible que s’il avait été sculpté dans la pierre. Eric, déjà, s’éloignait quand il le rappela: — Si Alona peut être sauvée, déclara-t-il, ce sera par toi mieux que par un autre... Il hésita une seconde, puis ajouta: — Et mon cœur sera satisfait si, plutôt que par un autre, elle est sauvée par toi! — Le vent remonte au nord! annonça un guerrier qui avait été placé en observation. — Bien, dit Loup-Rouge. Qu’on évacue tout de suite, sur la colline, les femmes et les enfants, avec les chevaux et les choses du campement. Et que les hommes se rassemblent ici! L’ordre fut promptement exécuté. Peu de temps après, sans qu’une autre parole ait été prononcée, la petite troupe s’éloignait rapidement dans la direction du feu. Bientôt, on put mesurer ses ravages. Ce n’était plus maintenant une lueur au fond de l’horizon, c’était un gigantesque mur de flammes qui s’avançait, avec la régularité d’un front de bataille, avec un sourd grondement ininterrompu dont la fureur semblait grandir. Son reflet éclairait toute la plaine. Mais au-dessus planait un voile sombre, roux à sa base, se terminant en tourbillons noirs, parsemés de flammèches vite éteintes et aussitôt rallumées. Dans les hautes herbes rapidement gagnées par l’incendie, toutes sortes d’animaux fuyaient pêle-mêle, plus épouvantés de l’ennemi commun que de leurs propres présences, les loups à côté des antilopes, les coyotes * à côté des daims. Mais plus affolés encore étaient les oiseaux qui, au lieu de fuir, tourbillonnaient dans la nuée fauve et, éblouis par l’éclat du brasier, revenaient s’y jeter, à tire-d’aile... — Ici, ordonna Loup Rouge. Sans attendre d’autre ordre, les hommes se dispersèrent en ligne. Et, tirant de leurs sacs des silex et des fragments de fer, ils battirent le briquet... Un instant après, le nouvel incendie se propageait dans les hautes herbes, mettant pour le moment la petite troupe indienne entre deux barrières de feu. C’était l’épreuve classique. Quand, tout à l’heure, le terrain serait calciné à leur gauche, ils pourraient s’y réfugier, tandis que l’incendie venant de leur droite s’arrêterait en arrivant à leur emplacement actuel, faute d’aliments. Mais il avait fallu attendre une nouvelle orientation du vent, de façon que le nouveau foyer s’arrêtât à son tour, droit au sud, où l’on savait que coulait une rivière. Ainsi on libérait un passage plus l l’ouest, seule issue où pouvaient s’engager désormais les bisons, si le vent ne variait pas encore... — Le feu s’étend dans la bonne voie, dit Nahimi au Loup-Rouge, mais il risque d’envelopper le chasseur blanc avant qu’il ait atteint la rivière lui-même. — Je le sais, dit le chef; il n’y avait pas à choisir! Eric a retrouvé d’autant plus facilement la piste des bandits qu’ils sont revenus, dans l’intervalle, chercher le corps de leur compagnon et l’enfouir près du bois. Sépulture sommaire, semble-t-il, et faite par des gens pressés de disparaître, car le tertre qui en indique l’emplacement a été repéré par des petits loups de prairie qui sont venus gratter la terre fraîchement remuée. Mais, craintifs eux-mêmes comme des chacals, ils n’ont pas insisté longtemps, dérangés peut-être par un adversaire plus fort qu’eux, ou bien effrayés par cette rouge menace qui grandit à l’horizon. Il ne s’alarme pas plus que de raison. D’abord, le cheval qu’on lui a confié est un bon cheval, capable de fournir une course rapide et prolongée si cela est nécessaire. Ensuite, il n’y* a pas à hésiter sur la direction à suivre. Les forbans auraient voulu jalonner leur piste pour que nul ne s’y trompe qu’ils n’auraient pas agi autrement. Quelle différence avec les subtiles méthodes indiennes! On peut lire clairement leur nombre et toutes les allures qu’ils ont prises, à l’aller comme au retour. Ils sont venus six. À mesure qu’ils s’approchaient du bois, leur méfiance d’un ennemi possible augmentait. Deux d’entre eux ont fini par mettre pied à terre, à s’avancer en rampant ou plutôt en essayant de ramper, car leur passage à travers les hautes herbes est aussi marqué que celui d’un buffle en fuite! À la fin, comprenant qu’aucun danger ne menaçait, ils ont appelé les autres... Leur funèbre besogne terminée, ils n’ont pas perdu de temps à pleurer la mémoire du défunt! À moins qu’ils ne l’aient honoré à leur manière, par des agapes * au voisinage de sa tombe... Ils devaient être à moitié ivres quand ils ont pris le chemin de retour! Mais voici d’autres traces. Que signifient-elles? Eric a sauté en bas de son cheval pour les observer mieux, et il comprend. Ce sont celles des premiers bandits, ceux qui ont laissé un des leurs sur le terrain. Il ne peut les considérer sans émotion. Sur l’un de ces chevaux, celui dont le galop est plus serré et plus lourd, a été emportée Alona captive. Cette constatation lui cause une impression douloureuse. Pourra-t-il la sauver? Longtemps, il demeure pensif, obsédé par l’énormité de la tâche qu’il s’est juré de remplir. Tu risques ta vie, lui a dit Loup-Rouge. Mais ce n’est pas cela qui importe. Se faire tuer ne sert à rien, si le résultat n’est pas qu’Alona vive! Un piétinement de son cheval qui s’ébroue rappelle son attention à la réalité présente. Il se relève, regarde ce que la bête regarde, naseaux écartés et oreilles pointées... Le feu! Avec quelle rapidité il avance! On dirait que le vent se lève avec plus de force. Et la direction où tend la ligne de flammes se rapproche de plus en plus de celle qui marque la piste, dont il ne faut à aucun prix s’écarter! Il lance au galop son cheval. Mais celui-ci n’obéit plus avec la même docilité que tout à l’heure. Il lutte entre l’impulsion que lui impose son cavalier et celle qu’il reçoit de son instinct, la même que subissent les animaux qui, pareils à ceux qu’ont vus les Indiens, fuient devant le fléau. Leur course les rabat droit vers le sud, où le cheval voudrait aller, où son maître ne veut pas qu’il aille! Qui cédera devant la plus forte contrainte? Harnaché à l’européenne, le cheval n’aurait pas à choisir. Mais il n’a pas de mors, ni d’autre bride qu’une corde enroulée autour des naseaux. Et Eric, sans éperons ni cravache, n’a comme moyen de commande que la pression de ses genoux. Il est assez bon cavalier pour que cela suffise amplement dans les circonstances ordinaires. Pour le moment, la piste continue d’être suivie. Mais là-bas, en admettant qu’on passe, c’est réellement en frôlant la flamme qu’on pourra seulement réussir. On dirait que la bête a compris. Non pas tellement qu’elle est dominée par une volonté plus forte que la sienne, mais plutôt parce que entre l’animal intelligent et l’homme qui sait lui-même se mettre à portée de cette intelligence et lui inspirer confiance, il finit par s’établir une sorte d’accord, de communication nerveuse si intime qu’on dirait que ces deux êtres n’ont plus qu’un seul cerveau, dirigeant un seul corps. La voix de l’homme l’y aide. L’animal en comprend d’autant moins le sens que les mots prononcés ne sont pas ceux de ses maîtres habituels. Mais l’intonation seule suffit à le rassurer, à lui montrer qu’il existe une conscience au-dessus de la sienne, qui ne lui veut pas de mal et à qui il est mieux d’obéir. Plus vite, plus vite encore, il faut qu’on passe! Le cheval a fait un brusque écart parce que, là-bas, droit devant, l’incendie, précédé de ses étincelles, a allumé tout d’un coup un bouquet entier d’arbres secs qui a lancé vers le ciel une gerbe crépitante de flammes toutes blanches. C’est comme une menace directe, Une provocation suprême de l’ennemi dévorateur. Mais la main souveraine a retenu la bête folle, l’étreinte qui comprime ses flancs haletants l’a ramenée dans la voie. Elle cède. Elle allonge son galop emporté. Plus vite, plus vite encore! Cette subite explosion des choses brûlantes n’a pas été qu’un épouvantail. Après avoir devancé l’incendie, elle le retarde maintenant, au moins à la place où elle s’est manifestée, car elle a tout consumé autour d’elle et la flamme qui la suit s’arrête pour chercher un aliment. C’est comme une porte infranchissable prête à être fermée et qui demeure un instant ouverte... L’instant unique, dont il faut profiter. Plus vite! plus vite! Couché sur l’encolure de la bête, Eric fonce. Des tourbillons de fumée l’enveloppent, une chaleur croissante rend l’air irrespirable autour de lui, donne au cheval un souffle rauque comme si un lasso l’étranglait. Un élan, un élan encore... Quelque chose qui n’est pas la flamme visible, mais cette partie du feu que nos yeux ne voient pas et qui est la plus brûlante fait craquer la peau, mord la chair, la pénètre. Un élan, plus vite encore! |
Robert Thierry Alona, Fille de Loup-Rouge |