ROBERT THIERRY ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE |
CHAPITRE IX Pour saisir dans leur ensemble les faits qui vont suivre, il nous faut revenir à quelque temps en arrière, pour y retrouver Alona. Eric avait compris les raisons subtiles qui avaient fait se retirer discrètement la jeune fille, au moment où il aurait pu la découvrir auprès de lui. Attristée de son refus, mais heureuse de l’avoir soigné et guéri quand même, elle était partie joyeuse malgré tout, d’abord parce qu’elle était gaie de nature et aussi parce qu’elle comptait sur le temps... Le temps fait des miracles! N’en avait-elle pas eu la preuve avec le puma, dont elle avait continué l’apprivoisement avec une patience si attentive qu’elle avait fait plus de progrès en quelques jours qu’Eric depuis qu’il était là. Toutes les nuits, elle avait appelé, amadoué le fauve, une jeune femelle qui lui avait témoigné un attachement croissant. Et, quand elle s’était mise en route, Yaho, c’est le nom qu’elle avait donné à la bête, avait pris sa piste et de loin, mais fidèlement tout de même, l’avait suivie. Pourquoi, cependant, au cours des nuits où Alona était encore au camp, sa protégée n’était-elle pas venue spontanément à elle, en se laissant voir, et même caresser, puisqu’elle avait peu à peu pris confiance? C’est certainement ce qu’aurait fait un chien. C’est que les félins ne se comportent pas comme les chiens dans les relations qu’ils ont avec l’espèce humaine. Contrairement à la croyance générale, ces animaux qu’on appelle féroces, sont en réalité des êtres timides, impressionnables, perpétuellement aux aguets, trop habitués à vivre dans le secret de l’ombre pour prendre tout à coup des habitudes opposées. Les chiens, à l’état sauvage, n’ont d’activité qu’en plein jour, et passent leur vie en troupes étroitement associées, où chacun compte sur l’aide des autres et relâchent en proportion leur méfiance d’autrui. Quand ils sont rassurés, ils vont droit au but, oubliant rapidement les dangers qu’ils ont pu d’abord craindre. Ils sont irréfléchis, impulsifs, et, pour tout dire, moins intelligents que les grands fauves, qu’on pourrait appeler des «penseurs solitaires» s’il fallait les comparer aux hommes; tandis que c’est, en partie, en copiant l’homme que s’enrichit l’intelligence du chien, quand il est domestiqué. Seule à côté de la jeune fille, Yaho se serait peut-être apprivoisée plus vite. Mais, autour d’elle, elle sentait bien qu’il existait d’autres êtres vivants, de ceux-là qui sont habituellement ennemis de sa race, chasseurs agressifs, prêts à combattre et même à tuer sans être provoqués, avec des armes redoutables qui frappent de loin et qu’on ne peut éviter qu’en se cachant sans cesse. Eric, le premier, n’avait pas montré d’hostilité contre elle. Mais alors il était tout seul. Depuis, c’est lui à son tour qui se cachait... Pourquoi? Était-ce lui aussi, pour se protéger de ces étrangers suspects?... Il avait fallu à Yaho le temps d’apprendre à faire un choix parmi eux. C’est d’une façon très simple qu’Alona avait commencé de gagner sa confiance: en prélevant une part sur son repas de chaque soir! La jeune fille avait mis dans cette opération beaucoup de bonne volonté. On pourrait même dire de dévouement, car elle avait dû réduire sa ration personnelle au minimum! Elle n’avait pas voulu demander en cette circonstance l’aide des chasseurs de la tribu. Dans l’amitié naïve qu’elle vouait au blessé, elle voulait garder intact tout ce qui lui appartenait, les êtres aussi bien que les choses. Tout juste avait-elle osé donner le nom de Yaho au puma, en imitation de son miaulement timide, et quitte à laisser au jeune homme le soin d’en trouver un autre, quand il serait guéri. Entre temps, elle décidait de prendre à charge l’entretien de la bête. Sur celle-ci l’attrait de la venaison cuite avait décidément un charme irrésistible! Alors, sans se faire remarquer, pendant le repas pris en commun, Alona mettait de côté la plus grosse part. Puis, quand l’obscurité complète était venue, que chacun était rentré sous sa tente et que s’étendait partout le silence, elle allait déposer son offrande à la limite du camp. Après quoi, elle se retirait, comme une ombre se fond dans l’ombre... Les premiers jours, elle avait ensuite essayé de surveiller de loin ce qui allait se passer. Elle savait que, pendant qu’elle opérait, Yaho l’avait guettée à peu de distance, dans une cachette insoupçonnable, pour n’en sortir qu’après s’être assurée de sa complète sécurité. Mais c’était de cette sécurité qu’il avait fallu la convaincre! Malgré toutes les précautions prises, la bête se sentait surveillée et, patience contre patience, elle ne s’aventurait que lorsque, par on ne sait quelle subtile intuition, elle sentait Alona vaincue par le sommeil! Enfin, vint le moment où la jeune fille dut s’offrir comme messager pour aller avertir son père. Mais quand elle prit cette décision elle était sûre de ses conséquences: toujours sans se montrer, Yaho, devinant ce départ et cette absence, était prête à la suivre. Dans ces nouvelles conditions, le ravitaillement, loin de se compliquer, devenait plus facile. Le gibier abondait dans la région traversée et Alona, habile à se servir d’un arc léger, savait qu’elle n’en manquerait point. Le seul inconvénient était qu’il fallait chaque fois se détourner plus ou moins loin de la piste pour se rapprocher d’une zone boisée. Mais le retard n’était jamais considérable. En ce cas-là, elle attachait son cheval au premier arbre rencontré, et pénétrait dans le hallier pour s’y mettre à l’affût... Quand elle le pouvait, elle abattait une grosse pièce, afin d’offrir à l’appétit de son invisible compagne une compensation qui rachèterait les jours creux... Dès la nuit venue, Yaho se régalait d’un quartier de daim, d’une poule de prairie, d’un dindon ou d’un lièvre dont la chasseresse avait caché le reste dans le bois, à l’abri des loups et des vautours, avec l’intention de le reprendre le lendemain, avec son cheval. Un matin, alors qu’il faisait à peine jour, elle s’y apprêta comme de coutume. Elle se dirigeait vers la cachette au pas lent de son cheval, cherchant autour d’elle si le puma n’osait enfin se montrer. Elle le savait dans les parages, car elle l’avait entendu miauler deux ou trois fois. Tout à coup, débouchant d’un massif d’arbres, elle vit quatre cavaliers qui venaient dans sa direction. C’étaient des Blancs. À leur costume débraillé, à leurs allures et bientôt à leurs gestes, elle comprit tout de suite à qui elle avait affaire. Elle hésita à tourner bride et à fuir par orgueil de race et mépris hautain du danger. Cependant, elle était seule, et les intentions hostiles de ces forbans n’étaient pas douteuses. Lorsqu’elle comprit que la seule chance qui lui restait de leur échapper était de se fier à la vitesse de son cheval, il était trop tard! Derrière elle, en effet, un autre homme venait de sortir du bois. Celui-là était à pied, mais il barrait la route. Elle n’eut pas le temps de prendre parti. L’homme se jetait sur elle, saisissait la bride de son cheval. Il n’en fit pas plus. Un tourbillon avait surgi du fourré, lui avait sauté sur les épaules, fermait sur sa gorge ses mâchoires terribles. Mais le cheval, épouvanté par cet assaut, se cabrait, renversait la cavalière. Les autres bandits accouraient, Alona ne pouvait lutter contre quatre. Yaho bondit à son secours. Un coup de feu l’arrêta. La jeune fille, terrassée, ligotée, fut mise en travers d’une selle, emportée. Personne ne s’occupa de l’homme étranglé, ni de Yaho disparue, ni du cheval échappé... |
Robert Thierry Alona, Fille de Loup-Rouge |