ROBERT THIERRY
ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE
CHAPITRE VII
Eric et sa petite escorte sont en marche depuis deux jours. On a quitté les derniers contreforts de la montagne, mais on n’a pas encore atteint la plaine. Le terrain est inégal, creusé ça et là par le ruissellement d’anciens torrents qui ont profondément entaillé la roche en formant des ravins qu’il faut contourner. La végétation devient plus rare. En quelques endroits où la pierre presque usée est devenue sable, c’est presque le désert.
Dans ces zones-là, les traces restent très visible. Eric remarque que la piste où il s’engage avec ses compagnons a été parcourue dernièrement par un cheval. Évidemment, celui du messager.
La nuit, il s’est arrêté pour camper, ce messager, et l’on retrouve les cendres de son bivouac, les vestiges de son frugal repas, l'emplacement où il s’est étendu pour dormir. Eric s’étonne de l’empreinte de ses pas. On dirait des pieds d’enfant. Et, à un endroit où il s’est assis puis a appuyé la main sur le sol pour se relever, la forme de cette main, restée aussi nette qu’un moulage, est si petite que le jeune homme la couvre de sa main à lui, pour en comparer la dimension.
«C’est à peine un adolescent», songe-t-il.
Mais, tandis qu’il relève le front, il aperçoit Nahimi qui l’observe en silence et qui, à son tour, considère cette double empreinte de mains jointes et confondues avec un singulier sourire...
Ce n’est pas la seule surprise qu’éprouve Eric. Un peu plus loin, d’autres pas ont marqué le sol. Il est facile de les reconnaître à leur contour en forme de trèfle, couronné d’un demi-cercle de légers creux ovales. Mais il est difficile d’expliquer pourquoi ils sont là et surtout pourquoi ils se sont attardés et ont piétiné autour du foyer, où quelques débris d’os, broyés par des mâchoires puissantes, sont restés épars...

Le surlendemain, les cavaliers avaient atteint la plaine, l’immense plaine, qui n’est pas encore la prairie proprement dite, où se font les passages des bisons, mais une série d’étendues plus ou moins plates, entrecoupées de bois, d’étangs, de rivières. C’est une contrée riche en gibier: antilopes, daims, coqs de prairie, francolin, * dindons. L’occasion était favorable pour se ravitailler. Mieux armé que ses compagnons pour ce genre de chasse, avec son fusil à double canon, Eric leur offrit son aide et, bientôt, les surpassa dans leurs tâches.
Ils s’étaient un peu écartés de la piste dans l’ardeur de leur poursuite. Tandis qu’ils revenaient en arrière pour reprendre la bonne direction, l’un des jeunes chasseurs resté un peu à l’écart à la lisière d’un bois, poussant son cheval à travers les hautes herbes, fit lever devant lui quatre ou cinq gros oiseaux noirs qui s’enlevèrent avec effort, malgré leurs ailes immenses. L’indien reconnut des vautours. Comme les vautours ne s’assemblent pas au même point sans raison, il voulut voir l’endroit d’où ils étaient partis.
Il y trouva le corps d’un homme.
À son appel, ses compagnons accoururent.



L’homme était un Blanc. Son visage, attaqué par les oiseaux de proie, était méconnaissable. Mais, à ses vêtements, au revolver qu’il portait à la ceinture, au sabre dégainé qu’il tenait encore dans sa main crispée, Eric reconnaissait un individu appartenant à cette catégorie d’aventuriers dont il n’avait pu supporter la compagnie odieuse. Quant à savoir ce qu’il était venu faire là, pour y être tué finalement, c’était une énigme...
Penché sur le cadavre, Nahimi s’appliquait déjà à la résoudre. Il se leva bientôt.
— L’homme a été étranglé, dit-il.
— Étranglé? répéta Eric. Par quoi? Un loup? Un ours?
L’Indien secoua la tête.
— Ce n’est pas seulement la marque des dents sur sa gorge qui compte. Il y a aussi les griffes, les longues griffes qui ont déchiré la poitrine et les épaules, dans l’attaque furieuse.
— Un jaguar, alors?
— Il n’y a pas des jaguars si haut dans le nord, en dehors de la région des montagnes.
— Ce n’est cependant pas un ocelot? *
— Non, répondit lentement le sorcier, c’est un puma... le puma!
— Quoi, s’écria Eric, les pumas n’attaquent pas l’homme! Et particulièrement celui dont tu parles...
— Ils n’attaquent pas, sauf pour se défendre, interrompit l’Indien.
Et il ajoura, à voix plus basse:
— Ou pour défendre quelqu’un...
— Je ne te comprends pas, insista Eric, que ces paroles intriguaient vivement. J’ai toujours supposé que le fauve qui a rôdé autour de notre camp pendant notre séjour était un animal tout à fait au début de l’apprivoisement. Mais de là à combattre pour défendre un ami... un maître... Et quel maître, d’abord. Ce n’aurait pu être que le messager!
Tandis que le jeune homme prononçait ces dernières paroles, Nahimi ouvrait la bouche pour lui répondre. Il se retint subitement, se contentant de répéter:
— Le messager, évidemment...
L’inquiétude d’Eric augmenta.
— D’après toi, alors, s’écria-t-il, ce malheureux garçon aurait été attaqué par des bandits dont faisait visiblement partie l’homme qui est étendu là. Mais, en ce cas, notre devoir le plus pressé est de savoir ce qu’il est devenu! Pour que le puma se soit enhardi à ce point qu’il ait pris sa défense, il a fallu qu’il se trouve en grand péril. Il y est peut-être encore. Nous devons le sauver! Comment faire?
Nahimi paraissait éprouver lui-même une croissante inquiétude. Mais, chose curieuse, il avait l’air de vouloir écarter le jeune homme de l’endroit où il se trouvait et s’efforçait de le ramener sur la piste, dont on venait de se détourner quelque peu.
Mais Eric insistait:
— Je ne suis pas habile comme toi et tes guerriers pour lire des empreintes sur le sol aussi clairement que je lis des mots sur un livre ouvert. Mais il me semble que si nous cherchions autour du point où gît cet homme égorgé...
Le sorcier avait une attitude de plus en plus gênée, angoissée même. Il répliqua:
— Nous ne trouverions pas beaucoup de preuves, car il n’a pas été tué sur le coup à la place où il a été assailli et a pu s’enfuir sur une petite distance avant de tomber, pour mourir. Tu peux voir qu’il est seul et qu’il faudrait longtemps peut-être pour battre le terrain tout autour, pour retrouver l’emplacement du vrai combat. Mais qu’est-ce que cela nous apprendrait?
— Cependant, le sort du messager vaut qu’on s’attarde...
— Sans doute, répondit évasivement Nahimi. Mais maintenant songe que tu es encore beaucoup trop affaibli pour te lancer dans une épreuve de ce genre. Tant que tu peux tenir en selle, porté par ton cheval, tu n’as qu’à te laisser conduire et tu ne te fatigues pas. Mais parcourir longuement les environs, courbé en se glissant sous les broussailles, est au-dessus de tes forces. Crois-moi, reprenons notre chemin. Nous sommes encore loin de notre but. Et le chef est impatient de notre venue, car l’heure de la chasse n’attendra pas, elle!
— Au moins, reprit Eric, laisse quelques-uns de tes hommes s’occuper de cette enquête, pendant que je me reposerai, si tu l’exiges!
— Ils ont déjà vu... J’ai déjà vu avec eux ce qu’il y avait à voir. Et cela ne nous a rien appris que ce que nous avions deviné... Oui, le... messager... a été attaqué... Mais il a pu... Il semble qu’il a pu s’arracher à ses ennemis, puisque son cheval a laissé une trace bien visible, prouvant qu’il a pu rejoindre la bonne piste... que nous allons nous-mêmes reprendre... Quant au puma, il a été vainqueur. Tu vois bien que ses empreintes s’éloignent du lieu de la bataille, en bonds gigantesques, qui l’ont mis rapidement hors de portée.
Malgré la vraisemblance apparente de ses explications, Eric n’était pas pleinement rassuré.
D’abord, bien que toujours impassible, le visage de l’Indien n’exprimait pas la même confiance que ses paroles. Il avait l’air soucieux, hésitant aussi, n’osant rien affirmer avec certitude. Par moments, il semblait avoir une arrière-pensée, qu’il gardait pour lui.
Eric finit par se soumettre.
Après tout, Nahimi n’avait pas de raisons plausibles de cacher un inavouable secret. En y réfléchissant, on devait plutôt penser qu’il était pressé d’arriver au rendez-vous fixé par le chef, et que c’était là sa grande préoccupation...
Le jeune homme fit une suprême tentative...
Et ce fut pour obtenir cette réponse:
— Nous ne pouvons connaître la vérité qu’en allant la chercher maintenant au plus près, c’est-à-dire au camp du Loup-Rouge. Te sens-tu capable de chevaucher sans repos, jour et nuit?
— Capable ou non, je vous suivrai, déclara Eric.
— Alors, partons! commanda l’Indien.
 
Robert Thierry
Alona, Fille de Loup-Rouge