ROBERT THIERRY ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE |
CHAPITRE VI Dans sa science primitive, qui était une science d’instinct comme celle des animaux sauvages, Nahimi, le sorcier, voyait souvent juste s’il se trompait aussi quelquefois, comme tous les hommes! Quoi qu’il en soit, ce qu’il avait dit du blessé se montrait exact. On aurait pu craindre le pire pour lui les premiers jours. Mais aussitôt que son état pencha vers la guérison, celle-ci fit des progrès rapides. Au bout d’une quinzaine, Eric aurait été en état de se lever et de marcher si sa plaie à la tête n’avait eu pour conséquence un choc nerveux momentané, fréquent en pareil cas, qui l’empêchait de reprendre son équilibre dès qu’il se mettait debout. Plusieurs fois, il avait essayé de se lever, avait vu aussitôt tout se brouiller devant ses yeux et serait tombé si on ne l’avait soutenu. Ce singulier étourdissement cessait quand il était de nouveau étendu. Il n’éprouvait pas de douleur précise, mais il souffrait cruellement de son inaction forcée. Cette situation avait été le sujet de nombreuses discussions dans le camp indien. Chez toutes ces tribus, les lois de l’hospitalité étaient sacrées. L’histoire a cité des cas où les guerriers donnant sans le savoir refuge à leur pire ennemi continuaient de le protéger et de le soigner comme leur propre fils, assuraient même la sécurité de son départ... Tout en lui faisant comprendre qu’on se retrouverait un jour! Pour Eric, ces lois s’imposaient. Mais vivre est aussi une loi. Et la vie de ces hommes dépendait entièrement de la chasse qu’ils préparaient. S’ils n’arrivaient pas à temps pour rencontrer les bisons dans leur migration de retour, c’était peut-être la famine pour l’hiver! On délibéra. Avec les moyens dont on disposait, Eric n’était pas transportable. D’autre part, on ne pouvait s’arrêter plus longtemps où il se trouvait. Le gibier n’y manquait pas, mais il s’agissait cette fois d’accumuler des provisions pour une longue période. Après que chacun eut donné son avis, on décida que Nahimi resterait le temps nécessaire auprès du blessé, en compagnie de quelques-uns des adolescents de la tribu, les moins utiles pour la grande chasse; ils n’auraient qu’à s’occuper du ravitaillement quotidien et, s’il le fallait, serviraient de messagers pour garder la liaison avec le chef. À ce moment de l’entretien, Alona déclara: — Je resterai aussi! Il y eut des protestations. Dans la grande chasse, le rôle des femmes était indispensable, car, une fois le gibier abattu par les hommes, tout le reste du travail — et quel travail! — était leur tâche. En outre, puisque le blessé refusait ses soins, sa présence serait inutile. Les arguments avaient leurs poids, mais la sauvage volonté de la jeune fille refusa de se plier. On le savait, et son père mieux que les autres. Il comprit que la pire violence ne viendrait pas à bout de cette rébellion qui, tout de même, n’exigeait pas un châtiment irrémédiable. Son orgueil de chef trouva un biais pour ne pas avoir à décider. On parla d’autre chose... Et, le jour du départ, Alona absente, ne reparut au campement de la forêt que lorsqu’elle s’y retrouva seule avec Nahimi et ses quelques compagnons. Les difficultés d’apprendre une langue viennent de sa grammaire, de sa syntaxe, de ses expressions abstraites. Quand des obstacles existent à peine, on arrive très rapidement à se faire comprendre et à comprendre l’essentiel. Ce fut le cas d’Eric. Il en gagna un grand profit moral. D’abord, il effaça complètement le reste de méfiance que gardait Nahimi, très hostile par principe — et peut-être pas sans raison! — envers tous les étrangers, quels qu’ils fussent. Ensuite, converser avec cet homme, dont l’intelligence était très vive, quand on ne tenait pas compte de ses naïves superstitions, lui était un grand réconfort dans son repos forcé. Ces superstitions, elles-mêmes, l’amusaient, comme on s’amuse d’un merveilleux conte de fées. Et, ainsi que toutes les légendes, elles contenaient une part de vérité, où les faits naturels, mais étranges, étaient interprétés de travers, simplement parce qu’il était difficile d’en trouver les vraies raisons. En ce moment même, un mystère rôdait autour du campement. C’était la présence invisible, mais constante, d’une bête que ces chasseurs expérimentés avaient aussitôt reconnue pour être un puma, dès le jour où on avait constaté qu’elle avait veillé le blessé évanoui, et qui, depuis, n’avait cessé de manifester son existence, avec un mélange de prudence et d’audace dont on ne devinait pas les motifs. — Ils sont simples, disait Eric. Les pumas ont la réputation de ne jamais s’attaquer à l’homme qui ne les menace pas. Non seulement je n’ai pas menacé celui-ci, mais j’ai essayé de l’apprivoiser. Je n’y ai pas réussi, parce que je n’ai pas eu le temps d’insister. Mais cette espèce d’attachement très craintif que l’animal me manifeste semble prouver qu’il y a eu commencement d’effet. Mais Nahimi ne se laissait pas convaincre. Le sourire un peu railleur d’Eric l’empêchait de trop parler de magie, des esprits de la forêt qui se logent non seulement dans le corps des êtres vivants, mais aussi dans l’arbre qui gémit, dans le vent qui siffle, dans l’eau qui murmure... Cependant, ajoutait-il, ce puma continue à être toujours autour de nous, depuis longtemps que tu le délaisses. Et cette persévérance est inexplicable! Il est vrai qu’elle étonnait Eric lui-même. Il y réfléchissait surtout la nuit, quand la fièvre, dont il souffrait encore, le tenait dans un état de demi-sommeil et de demi-veille... Il lui arrivait alors d’entendre le long miaulement plaintif du puma monter des profondeurs de l’ombre, comme un appel... Puis, tout se taisait, il retombait dans l’inconscience. Et sans doute, sûrement même, il rêvait car il croyait saisir la mélodie d’un chant très doux, très berceur, là tout près du seuil... Et, ce qui lui semblait absurde, c’était une claire voix de femme qui le susurrait! Or il savait qu’il n’y avait pas de femme au camp, et tout de même, malgré les fantaisies de Nahimi, ce n’était pas le puma qui prenait une intonation humaine!... Qu’est-ce que la fièvre et le rêve peuvent faire imaginer! Une nuit même il eut une vision! Le fauve venait de lancer sa plainte suppliante et, peu après, Eric avait entendu cette voix inexplicable lui répondre. Puis, plus tard encore, par la porte restée ouverte sur la forêt, à la vague clarté des étoiles, il avait vu, cru voir une forme silencieuse, longue, souple, féminine, qui s’en revenait furtivement du lieu où avait retenti l’appel... Cela l’avait réveillé tout à fait, juste au moment où la forme s’était arrêtée une seconde devant la case, pour disparaître aussitôt. «Je ne parlerai pas de cela à Nahimi, pensa-t-il gaiement. Il me dirait que le fantôme humain qui hante le corps de puma est venu me rendre visite...» — Regarde! dit un matin Eric à Nahimi. En disant ces mots, il s’était redressé, se soutenant à peine aux parois de la case. Et maintenant sans appui, il se tenait fièrement devant ses compagnons. L’Indien l’observa un instant, les yeux dans les yeux. Puis, le prenant par les épaules, il le fit deux ou trois fois tourner sur lui-même, le relâcha brusquement. Eric eut un geste, comme pour se rattraper. Mais il se raidit, reprit son équilibre, s’immobilisa, riant comme un enfant de son succès. Nahimi se dérida aussi, ce qui lui arrivait rarement. — La sauge bleue de la basse vallée est un bon remède, dit-il enfin. — La sauge bleue, répéta Eric, elle pousse donc dans cette région? — Non, répondit le sorcier, au fond du grand ravin seulement... — Et c’est toi qui, chaque jour... commença Eric. — Pas moi! interrompit Nahimi, mais... je ne suis pas seul ici... Nos jeunes guerriers, tour à tour... Eric se sentit touché du dévouement de ses amis. Il connaissait la situation du grand ravin, avec ses parois à pic, lisses et droites comme des murailles. Cela représentait un grand effort pour les descendre et les remonter chaque jour. Pour la seconde fois, le sorcier eut un sourire. — Ne pense pas au gouffre du ravin, cela va te redonner le vertige, plaisanta-t-il. Eric venait de se rasseoir, déjà fatigué de son premier essai, mais très heureux quand même du résultat. — Ainsi, nous pourrons bientôt repartir! conclut-il. — Oui, dit l’Indien, il y a ici pour toi un cheval. Nous ferons pour commencer de petites étapes. Dans dix jours, nous aurons rejoint les nôtres, je pense. — La grande chasse sera terminée, alors? — Je ne crois pas; si le chef et ses hommes sont partis bien avant nous, c’est qu’il y a beaucoup de choses à préparer en attendant l’arrivée des bisons: le camp à établir pour le fumage des viandes et la préparation des peaux, les pistes à aménager pour que les troupeaux s’engagent dans la bonne direction, etc. ... — Ainsi, j’arriverai à temps? demanda joyeusement Eric. — Je l’espère. Mais ce n’est pas aujourd’hui le départ. Alors, continue à te reposer et à boire des eaux qui guérissent. En disant ces mots, l’Indien tendait une coupe de corne, emplie d’un liquide parfumé. — La sauge encore? interrogea le convalescent. — La sauge... et d’autres plantes... — Quelles? Le sorcier eut un geste évasif. — Je ne sais, dit-il. Eric n’insista pas. L’homme-médecine était sans doute jaloux des secrets de sa science. Craignant d’avoir été indiscret, le jeune homme ajouta: — Ce que je sais, moi, c’est que tu m’as guéri, frère! Et je t’en serai toujours reconnaissant, ainsi qu’à vous tous. — C’est la loi, dit Nahimi. Bientôt, il s’éloigna. Eric, qui aurait aimé causer un peu avec lui, pour occuper ses longues heures d’inaction, n’insista pas pour le retenir. Il était déjà assez familiarisé avec les habitudes des Indiens pour savoir qu’il fallait les laisser agir à leur guise lorsqu’ils semblaient avoir un projet ou un but dont ils ne jugeaient pas utile de parler. La journée s’était passée beaucoup plus rapidement qu’il ne s’y attendait. C’est qu’il s’était profondément endormi, peu après le départ de son visiteur. En s’éveillant, il fut surpris de voir que la nuit était venue. Mais, si ce long sommeil l’étonnait un peu, il se demandait pourquoi il en avait été arraché comme en sursaut. Il le comprit au même instant. Le sol tremblait légèrement en résonnant, comme sous les pas d’un cheval. Et c’était cela, en effet. La bête, que quelqu’un montait, venait de se mettre au galop pour franchir le plateau sur lequel le campement était dressé, puis, déjà, s’engageait sur les pentes. Eric se redressa, puis se mit debout, avec beaucoup plus de facilité encore que le matin. Son sommeil lui avait été salutaire. Peut-être aussi le breuvage qu’il avait bu. Il se sentait parfaitement dispos. Il marcha vers le seuil. On parlait à mi-voix, à côté de lui. Il s’avança encore, crut reconnaître Nahimi. Celui-ci l’avait vu en même temps et s’approcha: — Cela est mieux encore que ce matin, dit l’Indien. Mais, sois prudent! — Je ne me suis levé qu’en entendant galoper un cheval, répondit Eric. Que se passe-t-il donc? Nahimi parut hésiter un instant. Puis il expliqua: — C’est pour toi un bon signe, ce départ! J’ai envoyé un de nos jeunes guerriers vers le chef pour lui annoncer ta guérison et lui dire que nous allions bientôt tous les rejoindre! — Était-ce utile d’envoyer pour cela un messager, et dès cette nuit? — Oui, dès cette nuit, et cela était mieux... répliqua Nahimi sur le même ton indécis. Nous-mêmes, nous n’irons pas vite. Il est préférable que le chef soit averti d’abord. Eric n’eut pas l’air de remarquer la légère hésitation de son interlocuteur. Il demanda: — Quand partirons-nous? — Te sens-tu assez de force pour nous mettre en route dès demain? — J’en suis parfaitement capable. Ta médecine m’a fait grand bien et si... — J’aurais voulu te la faire boire une fois au moins encore, interrompit le sorcier. Mais je n’ai plus les herbes... C’est... c’est le messager justement qui vient de partir... qui connaissait leur emplacement. — Je peux très bien m’en passer désormais, assura Eric. Ils restèrent un moment sans rien dire l’un et l’autre, absorbés dans des pensées qu’ils ne jugeaient pas utile de se communiquer. Les réponses de Nahimi étaient bien un peu bizarres. Mais, en tout cas, il n’y avait pas lieu d’en éprouver le moindre sentiment de défiance. Encore une fois, les usages des Indiens ne sont pas en toutes choses ceux des Blancs. Ils se taisaient, écoutant le grand silence. Le galop du cheval s’était depuis longtemps éteint. Un peu plus tard, les feuillages secs des buissons avaient frissonné, comme traversés par un souffle de bise. Cela avait évoqué quelque chose à l’esprit d’Eric car il murmura: — On n’a pas entendu le puma miauler, ce soir! — Il est possible qu’on ne l’entende plus, répondit Nahimi. |
Robert Thierry Alona, Fille de Loup-Rouge |