ROBERT THIERRY
ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE
CHAPITRE V

— Il vit, le destin a parlé! dit Nahimi.
Au lever du jour, le sorcier, comme il en avait pris la résolution, a été voir ce qu’était devenu l’homme.
Dans la case, l’obscurité régnait encore. Pas assez, cependant, pour l’empêcher d’apercevoir le blessé à demi redressé sur sa couchette, se soutenant avec effort sur ses bras qui faiblissaient.
Il regardait autour de lui comme pour se reconnaître. Et, quand l’ombre de son visiteur indiscret fit un instant écran devant la clarté du seuil, il eut une légère exclamation de surprise vite étouffée. Mais l’ombre disparut aussitôt pour ne laisser dans l’embrasure que la rassurante lueur rose du matin naissant...
— Il vit, répéta Nahimi en s’adressant au chef. Et il est maintenant sauvé, le reste le regarde.
— Peut-il désormais se suffire à lui-même, sans aide? demanda Loup-Rouge.
— Ses membres, son corps ne sont pas atteints, dit le sorcier. Je l’ai dit, de telles blessures tuent, ou bien elles guérissent vite si le choc qu’elles ont provoqué se résout de lui-même. Si la loi de l'aide mutuelle, qui est notre loi, même contre l’ennemi quand il est désarmé, si cette loi l’exige, nous pouvons mettre à sa portée des vivres et tout ce qui peut le secourir dans l’urgence. Mais il n’est pas notre frère de sang et nous ne lui devons rien d’autre que la grâce de la vie.
Loup-Rouge hésitait. Il déclara:
— Je vais voir cet homme!
Il marcha résolument vers la cabane, s’arrêta sur le seuil pour y faire, avec lenteur, le noble geste du salut indien, qui, n’étant pas le nôtre, se comprend de tous.
Eric en devina le sens et y répondit sans hésitation.
Depuis leurs lointaines origines, les tribus des Plaines de l’Amérique du Nord, en petit nombre dans un immense espace, parlaient des langues différentes, mais se comprenaient toutes entre elles grâce à ce langage par signes, très développé, qui avait fini par s’établir par convention mutuelle et dont la logique expressive le mettait rapidement à la portée même de ceux qui ne l’avaient jamais pratiqué. Il était une nécessité de leur vie errante et avait atteint un degré de perfection qui, dans son genre, ne fut nulle part égalé.
Loup-Rouge engagea la conversation par cette méthode. Ce qu’il avait à dire n’avait rien d’abstrait, et Eric l’écouta sans effort. Il essaya de s’expliquer à son tour. Dans l’ensemble, l’un et l’autre purent se faire un résumé suffisamment intelligible de ce qui était arrivé.
Mais ce à quoi s’employait surtout le jeune homme fut de persuader son visiteur qu’il était là sans aucune intention hostile à son égard, ni à l’égard d’aucun homme rouge. Bien au contraire, réussit-il à exprimer qu’il avait rompu tous les liens qui l’avaient jadis uni à ceux de sa race! Il fit du moins de son mieux pour le démontrer.
Pendant qu’ils discutaient ainsi, le jour s’était levé. Loup-Rouge s’aperçut alors que la faiblesse de l’étranger était encore extrême et que, malgré l’ardeur de convaincre qui l’enflammait, et malgré l’opinion de son état qu’avait l’homme-médecine, il était encore incapable de se suffire à lui-même. Sa blessure devait être plus grave qu’on ne le pensait.
Il s’en approcha pour se rendre compte et ne put retenir son étonnement.
Sur la plaie, un pansement d’herbes broyées, retenu par une mince bande de cuir, était appliqué. Il était impossible que le blessé l’eût posé lui-même. Qui s’en était chargé, alors?
La conversation mimée reprit. Et ce qui augmenta la stupéfaction du chef indien fut celle de son interlocuteur lui-même. Eric n’avait aucun souvenir qu’on lui ait apporté des soins, d’une façon quelconque. Il le signifia clairement.
Loup-Rouge était un des plus sages guerriers de sa tribu, et son intelligence était hautement au-dessus de la moyenne. Mais l’intelligence d’un homme de la nature n’a pas les mêmes points de vue que celle d’un civilisé. En vivant constamment au sein de cette nature, des croyances s’établissent sur son pouvoir que les primitifs expliquent à leur façon, qui n’est pas notre raison logique. Déjà, la veille, le chef avait deviné que la plaie sanglante avait nettement provoqué le déclenchement de l’instinct d’un animal, le puma sans aucun doute, qui, comme font toutes les bêtes, l’avait léchée et certainement débarrassée par ce moyen des germes morbides. Mais ce n’était tout de même pas le puma qui avait posé un emplâtre!... Le vieux guerrier sauvage n’était pas très loin de croire qu’il y avait là un de ces mystères de la forêt qu’il vaut mieux ne pas approfondir... Des fauves qui se changent la nuit en créature humaine, c’est une chose dont on a déjà entendu parler dans les vieux récits traditionnels de la tribu et qui, après tout, n’est peut-être pas une légende.
À y réfléchir, cependant, cela était bien difficile à admettre. Il résolut d’en discuter avec Nahimi, qui, sur ces questions-là, passait pour en savoir plus long que les autres.
L’homme-médecine était demeuré sur le seuil de la cabane. Il y était seul. Le camp commençait seulement à s’éveiller. Le chef vint à lui et lui fit part de ses hésitations.
Il faut croire pourtant que le sorcier fut aussi surpris que lui, car il se fit répéter par trois fois les détails.
En même temps, il était entré et examinait avec attention le blessé, redevenu indifférent à ce qui se passait autour de lui.
Soudain, Nahimi parut avoir une inspiration;
— Une étroite bande de cuir couleur de neige? murmura-t-il.
Il revint au-dehors, regarda aux alentours. La solitude paraissait encore totale. Mais, continuant d’observer, il aperçut une forme humaine, attentive dans la pénombre.
Il reconnut Alona et le bandeau singulièrement aminci qui retenait sa chevelure. La jeune fille, se voyant découverte, s’avança résolument:
— Eh bien! oui, c’est moi, dit-elle. Et si l’étranger a la vie sauvé, c’est donc que j’ai eu raison de lui donner des soins, des soins que tu lui refusais, toi, Nahimi! Si mon père y consent c’est moi et non toi qui guérirai cet homme!
— Ce n’est pas ton rôle! s’écria le sorcier.
Loup-Rouge considérait pensivement sa fille:
— En pareil cas, dit-il enfin, c’est le blessé lui-même qui décidera.
Elle eut un sourire, exprimant qu’elle était sûre de la réponse. Déjà le chef était parti pour la recevoir.
Quand il reparut, elle se sentit trembler, car un pressentiment lui faisait deviner ce qu’il allait dire.
— L’étranger refuse de recevoir les soins d’une femme, quelle qu’elle soit! déclara-t-il.
Alona, profondément dépitée, demeura silencieuse.

Les êtres au cœur simple, restés près de la nature, se comportent, en beaucoup de circonstances, comme les bêtes sauvages, dont elles ont les instincts. Celles-ci, à l’opposé des animaux domestiques, qui font entendre des cris et des gémissements quand ils sont blessés, gardent au contraire un profond silence. Peut-être parce qu’elles savent que nul n’est là pour les plaindre et s’apitoyer sur leur sort. Peut-être parce qu’elles ont au fond d’elles on ne sait quel obscur sentiment de dignité et de noblesse qui les empêche de mendier des consolations.
Alona a reçu une blessure. D’autant plus douloureuse qu’elle l’a frappée au moment où elle était pénétrée d’une joie qu’elle croyait prochaine. Le besoin de dévouement, qui est propre à toutes les femmes, l’avait rapprochée de l’étranger, abandonné sans véritable secours par ceux qui l’avaient ramassé par hasard sur leur chemin; non pas par dédain pour lui, mais parce que ce n’était pas dans les habitudes de leur race. Ils pensaient avoir fait le nécessaire en ne le laissant pas mourir où ils l’avaient trouvé. Ils laissaient faire le destin, jugeant qu’ils ne pouvaient pas intervenir mieux que lui.
Mais la jeune fille ne partageait pas l’opinion des guerriers. Cet inconnu, resté tout seul, l’avait émue. Elle aurait éprouvé une satisfaction à le secourir.
Elle avait commencé à lui donner des soins, à la faveur de la nuit et de la solitude, sans rien dire, sans être vue de quiconque, pas même de lui, tandis qu’il dormait sans avoir repris connaissance. Elle s’était emparée de lui comme d’un objet perdu que personne ne réclamait et qui devenait sa propriété. Elle s’apprêtait à le mener jusqu’à la guérison complète et à se montrer ainsi plus habile que les meilleurs.
Quand, au lever du jour, elle s’était rapprochée de la cabane et que le sorcier avait compris le rôle secret qu’elle avait joué, elle l’avait franchement avoué et Nahimi avait à peine protesté, tandis que son père laissait le blessé libre de choisir. À ce moment-là, elle se croyait sûre de son succès...
Et voici que le refus venait justement de cet étranger, dont elle pensait avoir mérité la reconnaissance!
Elle ne comprenait pas.

Elle s’est retirée sous sa tente, très triste. Elle songe.
Au cours de la nuit, le jeune homme, en état de somnolence, a balbutié quelques mots qui étaient peut-être un remerciement, mais qu’il avait prononcés sans voir le doux visage penché vers le sien. Ce n’est donc pas elle personnellement qu’il veut écarter de sa présence, mais n’importe quelle femme, toutes les femmes... Pourquoi?
Elle n’essaie pas de chercher. C’est au-dessus de son imagination, de sa pensée toute simple. Elle se contente de souffrir... silencieusement, comme les bêtes sauvages.
Les bêtes sauvages?
Alona n’a-t-elle pas vu l’une d’elles rôder toute la nuit autour de la hutte, s’y glisser même avec une infinie prudence, en sortir d’un bond pour disparaître quand elle a entendu des pas légers s’approcher... Puis, plus tard, avec des précautions et une inquiétude redoublées, revenir?
Une bête sauvage?
Quelle est donc celle-ci, désireuse à son tour de lier connaissance avec l’étranger, de gagner sa confiance?
Dans ses croyances ingénues d’enfant de la nature, la jeune fille est toute prête à attribuer aux mystérieux animaux de la forêt, des pensées, des actions humaines. La nocturne rôdeuse de la forêt est-elle une amie, une alliée, avec laquelle on pourrait s’entendre, s’unir dans une aide mutuelle, pour le même but?...
Alona voit dans cette probabilité un encouragement, un espoir.
Oui, cela ne fait pas de doute! S’attirer l’amitié de la fauve visiteuse, conclure une alliance avec elle, c’est peut-être s’assurer de réussir!
 
Robert Thierry
Alona, Fille de Loup-Rouge