ROBERT THIERRY
ALONA, FILLE DU LOUP ROUGE
CHAPITRE I

Attelé de ses mules impatientes qui commençaient à marteler le sol, sur la place de la petite ville de Saint-Joseph, dans le Missouri, * le stage de l'Overland Mail Company * se préparait au départ lorsqu’un dernier voyageur, un peu essoufflé d’avoir couru, se présenta. Le soldat de police préposé au contrôle de l’identité * des partants pour le Far-West * lui demanda ses papiers. Il les lut à mi-voix: Eric Torvald, né à Hamer (Norvège) en 1847, arrivé aux États-Unis en 1862, orphelin de père et de mère, agronome diplômé...
Le soldat ne poursuivit pas sa lecture, mais leva les yeux sur le nouveau venu, un grand garçon dont le type nordique, la solide carrure, la jeunesse — une vingtaine d’années au plus — correspondaient bien au signalement. Il lui rendit son passeport puis, jetant un dernier coup d’œil sur son mince bagage, eut une moue ironique:
— C’est tout? demanda-t-il.
— C’est tout! répliqua l’étranger en escaladant les marchepieds qui aboutissaient à l’impériale de la grosse diligence où il ne lui restait plus qu’un coin disponible parmi les autres émigrants déjà installés.
Ceux-ci eurent le même regard moqueur en considérant leur compagnon de route. Ils s’abstinrent cependant de railleries car malgré son clair regard, d’une franchise presque ingénue, Eric n’avait pas l’air d’être disposé à se laisser bafouer sans répondre. En outre, on voyait qu’une pensée grave, douloureuse peut-être, le préoccupait. Et cet état d’esprit n’est généralement pas favorable aux plaisanteries.
Un des voyageurs dit à voix basse à son voisin:
— Ça, c’est un gars qui a eu des peines de cœur dans la société des villes et qui s’en va cacher sa désillusion au fond du désert...
— Possible, grommela l’autre, en ce cas, le désert le mangera s’il n’est pas très fort!
Ils se turent parce que, dans un grand fracas de piétinements et de claquements de fouet, le stage se mettait en marche. Un instant après, les mules prirent le trot, puis, dès que les dernières maisons furent dépassées, le galop. Deux cavaliers les précédaient. En peu de minutes, on laissa derrière soi ce qui ressemblait encore à une route pour s’engager sur une simple piste à travers la prairie et que, sauf incidents, la voiture allait suivre pendant dix-neuf jours avant d’atteindre son but qui était, à deux mille milles de là (plus de 3.200 km), Sacramento de Californie. *
On était parti de grand matin. Ce n’est que le soir qu’on arriva au premier relais de poste pompeusement nommé Fort Riley, bien qu’il ne consistât qu’en quelques baraquements affectés surtout à la cavalerie de rechange et complétés par d’inconfortables hangars, où les émigrants préparaient leur frugal repas et se reposaient pour la nuit.
Même en ne buvant que de l’eau renforcée, il est vrai pour la plupart, par quelques gorgées de gin, et en ne grignotant que des galettes de maïs et de la viande séchée, le fait de se réunir pour manger ensemble autour du feu délie des langues et noue les relations. En outre, la curiosité piquait les compagnons de route d’Eric. Ils sentaient qu’il n’était pas de leur race, trafiquants sans scrupule pour la majorité, venus de tous les coins du monde pour gagner de l’argent par n’importe quel moyen dans les pays neufs dont certains même étaient encore inexplorés à cette époque et où ils seraient à l’abri des indiscrets qui voudraient en savoir trop long sur leur passé!
Cette réserve qu’ils exigeaient pour eux, ils ne la manifestaient pas à l’égard du jeune étranger et, chemin faisant, ils ne s’étaient pas gênés pour le questionner, sans grand succès d’ailleurs. À l’étape, ils reprirent la conversation.
— C’est là tout votre armement? interrogea l’un d’eux, en désignant le simple fusil de chasse dont Eric, en ce moment, essayait le canon humecté de la rosée du soir.



— N’est-il pas suffisant pour ce que j’en veux faire? répondit l’interpellé. Je n’ai que l’intention de me ravitailler en menu gibier quand l’occasion s’en présentera. Si le hasard me met en face d’un adversaire plus sérieux, ours ou loup, j’ai quelques balles de plomb, et...
— Nous sommes à même, avant peu, de rencontrer de plus sales bêtes que les loups ou les ours, interrompit l’un des squatters. *
— Lesquelles donc?
Un rire railleur parcourut l’assistance et l’homme qui venait de parler reprit:
— De quel nid d’oiseau venez-vous donc de tomber, jeune blanc-bec, pour n’avoir jamais entendu rien dire des damnés chiens rouges * qui infestent ces plaines?.. Vous n’avez pas l’air de comprendre! Ne savez-vous rien des Indiens? *
— Je ne vois pas, répliqua tranquillement Eric, en quoi les Indiens peuvent être des chiens. Ce sont des hommes. Et avant de se tenir prêt à tuer des hommes, il est préférable de...
Une fois de plus les protestations moqueuses l’interrompirent. Et le squatter, hargneux, conclut:
— C’est bon, on ne discute pas avec les sourds! L’expérience ne tardera pas à vous en apprendre plus long que les conseils de vos anciens, jeune novice. Mais ce jour-là, vous regretterez sans doute de ne pas vous être muni, comme nous, de carabines à répétition nouveau modèle et d’une paire de bons revolvers!
L’entretien cessa sur cette déclaration. Ni Eric, ni les squatters, ne tenaient à le reprendre. La nuit d’ailleurs apportait sa trêve. Et bientôt tous s’étaient mis d’accord pour s’endormir.
La journée du lendemain n’apporta pas de fait nouveau digne d’être signalé. On continuait de galoper à toute allure chaque fois que le terrain le permettait en suivant vers l’amont le cours de la Hill River en direction du Fort-Hays, * prochaine étape. Les deux cavaliers-guides chevauchaient à quelque distance en avant, en éclaireurs. La contrée semblait inhabitée. Dans la matinée seulement, on avait rencontré quelques fermes où du bétail était parqué. Puis le paysage était devenu une suite de plaines, de bois dispersés, de zones marécageuses, de collines, où l’on voyait de loin en loin s’enfuir des daims, des chevaux sauvages, de petits loups des prairies qui ressemblaient à des chacals.
Le soleil commençait à redescendre vers l’horizon quand, au détour d’un vallonnement derrière lequel ils avaient disparu, on vit revenir les éclaireurs à toute bride.
Un remue-ménage se fit aussitôt sur le stage. À la grande stupéfaction d’Eric, chacun sauta sur ses armes dont les chiens cliquetèrent.
— Que se passe-t-il donc? demanda-t-il. Les cavaliers qui accouraient lui donnèrent la réponse.
— Alerte aux Indiens! criaient-ils.
À ce cri d’alarme, le jeune Norvégien ne put réprimer un tressaillement. Jusqu’alors, ce mot d’Indien n’avait pas retenu son attention plus que celui de n’importe quelle autre peuplade. Mais le peu de paroles échangées avec ses compagnons de route depuis la veille avait fini par le faire réfléchir... Ces voyageurs injurieux et grossiers paraissaient quand même savoir de quoi ils parlaient. Et si tous étaient d’accord dans leur opinion brutale contre les Peaux-Rouges, * il devait y avoir au moins un semblant de raison dans les accusations qu’ils portaient contre eux.
Au cri lancé par l’éclaireur, il avait eu un mouvement instinctif pour imiter les autres et saisir son fusil. Mais avant d’être prêt à s’en servir, s’il se trouvait soudain menacé, il avait retrouvé tout son sang-froid et sa pensée fut alors de chercher contre qui il allait combattre!
Son regard erra sur l’espace qui l’entourait. Il était parfaitement désert.
— Des Indiens? murmura-t-il pour lui-même: mais où donc sont-ils?
Des exclamations hargneuses lui répondirent.
— C’est bon d’être naïf quand on lâche pour la première fois la main de sa nourrice, disaient les moins hostiles. Mais il ne faut tout de même pas pousser trop loin la sottise! Si celui-ci attend qu’on lui enfonce le crâne à coups de tomahawk * pour lui faire entrer les leçons dans la tête, son instruction n’ira pas loin!
— J’avais moins que son âge quand j’ai abordé la Prairie, * grogna un autre. Mais si j’avais été dès lors aussi jocrisse, je ne serais plus là aujourd’hui pour m’en repentir!
De gros rires accueillirent la boutade. Eric se contenta de hausser les épaules:
— Soit! dit-il ironiquement. Fusillons donc nos ennemis jusqu’au dernier. Mais pour ne pas les manquer, je voudrais qu’on me montre d’abord où ils sont!
— Il n’a pas complètement tort, le nouveau débarqué! approuva en riant le «stage coachman», * le conducteur de la diligence, le personnage le plus important avec les éclaireurs. Nous n’allons pas coucher ici en attendant qu’on rencontre les Rouges!
Les avis étaient partagés. On discuta... Après quelques instants d’hésitation la diligence reprit sa course et, doublant le promontoire que formait un coteau boisé dominant la vallée, elle pénétra dans une nouvelle plaine.
Alors, à une certaine distance, on aperçut un groupe d’hommes à cheval qui s’éloignaient au pas, à gauche de la piste.
Malgré l’éloignement, on distinguait quelques détails saillants de leurs costumes et surtout les teintes vives, rouges, blanches, jaunes, vert-clair, des mouchoirs qu’ils portaient noués sur leurs têtes en guise de coiffure ou des ceintures qui retenaient leurs culottes de cuir et laissaient leurs torses nus.
— Parbleu, dit un des voyageurs, ce n’est pas la défroque des maudits pirates de la Prairie! Quels sont ces gens-là?
— Des Creeks, * dit un autre. Nous sommes encore trop loin à l’est pour rencontrer des Pawnees ou des Sioux! *
— Croyez-vous que ceux-ci vaillent mieux? s’écria l’homme aux cheveux roux, à l’accent furibond, celui-là même qui avait raillé si lourdement Eric; j’ai déjà eu affaire avec eux et il n’y a pas si longtemps qu’ils m’ont volé mon plus beau cheval!
— Volé ton cheval? répétèrent plusieurs voix, raconte-nous cela, Pat.
— L’automne dernier, poursuivit sans se faire prier l’interpellé, je campais avec des bûcherons non loin d’une de ces fermes devant lesquelles nous sommes passés ce matin et qui sont, comme vous le savez, près du territoire de ces forbans! Nos chevaux, comme à l’habitude, erraient en liberté autour du camp pendant la nuit, les pieds simplement entravés pour les empêcher de courir.
Un matin, au réveil, je veux reprendre le mien... Il avait disparu!
— Volé, bien sûr! répétèrent d’une seule voix les squatters.
— Évidemment, volé! reprit Pat, et qui pouvait l’avoir volé, sinon un de ces pirates rouges?
— En avez-vous eu la preuve? osa demander Eric.
— La preuve? répliqua l’homme roux avec un dédaigneux haussement d’épaules. C’est le voleur lui-même qui me l’a apportée!
— Par exemple!
— Et voici comment. Toute la journée, nous avons battu la région pour retrouver la piste des voleurs, sans résultat, bien entendu. Mais le lendemain, qu’est-ce que je vois, venant droit au camp? Un cavalier, un de ces sacripants à peau tannée, tenant à la longe, vous devinez quoi... Mon propre cheval! Et savez-vous ce qu’il a eu le toupet de me dire en me le présentant? Qu’il l’avait retrouvé, son entrave brisée, fuyant dans la prairie, poursuivi par les loups, qu’il avait pensé qu’il venait d’ici, qu’il avait pu le reprendre et qu’il nous le ramenait!
— Ce n’était donc pas le voleur! s’exclama Eric. Et il me semble au contraire que cet acte de probité...
Un bruyant éclat de rire l’interrompit. Tous les squatters trouvaient la naïveté de ce novice du dernier comique. L’homme roux lui-même daignait s’égayer.
— Au lieu de la récompense que cet imbécile croyait obtenir par sa ruse cousue de fil blanc, acheva-t-il, nous nous sommes emparés de lui malgré sa résistance, il était fort comme un buffle, le diable! Nous l’avons attaché à un arbre et il a reçu autant de coups de fouet qu’il espérait nous escroquer de monnaie, vingt coups bien comptés!
— C’est purement ignoble, s’exclama Eric. Je vous jure que cette honte n’aurait pas eu lieu en ma présence! Et vous vous étonnez ensuite que les Indiens vous soient hostiles...
Les dents de Pat s’étaient serrées. Ses mains se crispèrent sur sa carabine. Ses yeux fixèrent le jeune homme comme s’il allait se jeter sur lui. Mais ils rencontrèrent un regard si froid et si calme qu’ils se détournèrent. Et avec un ton beaucoup moins belliqueux l’homme grommela:
— Je ne discute pas avec un ignorant. Mais, pour la dernière fois, je consens à te donner un précieux avis, conscrit: Dans la Plaine, * n’importe où, si tu rencontres un Indien, tire sur lui d’abord. Après quoi s’il y a lieu, tu t’expliques. Faute de quoi, c’est ta peau que tu risques. Et quel que soit le prix où tu l’estimes, elle vaut toujours plus que celle d’un sauvage!
Tous les assistants approuvèrent. Ce fut le tour d’Eric de hausser les épaules. En effet, il n’y avait pas à discuter... Il se renfonça dans son coin, sous la bâche, à côté des bagages et s’isola de ses grossiers compagnons, la pensée bientôt ailleurs, très loin d’eux, très loin de tout ce qui l’entourait...
Une image revenait sans cesse dans sa rêverie, une image gracieuse et que, pourtant, il considérait avec une froideur méfiante. L’image d’une jeune fille, jolie mais trop parée, séduisante mais frivole... Celle enfin qu’il avait aimée de toute la sincérité de son cœur, et qui, après s’être fiancée à lui, l’avait délaissé pour un autre... un autre qui était très riche! «Plus que jamais, pensait Eric, je sens que je ne trouverai le repos et la sérénité qu’auprès des simples, des humbles...»
Il sursauta. Une fusillade crépitait à ses oreilles, éclatant comme un coup de foudre dans un ciel serein. Un nuage sentant la poudre l’enveloppa. Il se redressa, le dissipa...
Les squatters, leurs carabines fumantes à la main, riaient de bon cœur et lançaient des hourrahs. Effrayés tout à l’heure à l’idée de soutenir un combat, ils étaient maintenant heureux d’être sains et saufs, mais aussi déçus de voir s’éloigner les paisibles Indiens qui n’avaient que trop de raison d’éviter ces étrangers qu’ils avaient appris à craindre. Alors ceux-ci, sûrs à présent de ne courir aucun risque, avaient voulu s’offrir une distraction sans péril et d’un commun accord avaient ouvert le feu sur la troupe en retraite.
Malgré la distance, une ou deux balles au moins avaient porté. Un cheval gisait sur le terrain et on avait nettement vu les Indiens soutenir l’un des leurs qui avait failli s’abattre. Peut-être y avait-il d’autres blessés. Mais le groupe était déjà loin.
Pat, plus féroce encore que les autres, se rengorgeait:
— Nous avons la victoire, proclamait-il. Si nous n’avions pas audacieusement attaqué, nous aurions été criblés de flèches! Leur attitude paisible était une ruse. Mais nous les avons mis en fuite! Eh bien, l’apprenti? Comprenez-vous maintenant la méthode?... Vous rendrez-vous compte de ce que ferons ces chiens la prochaine fois qu’ils nous rencontreront?
— Ils se vengeront et ils auront bien raison de se venger! répondit Eric.
 
Robert Thierry
Alona, Fille de Loup-Rouge