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044 Henri Pourrat Le Trésor des contes |
LE CONTE DE L'HOMME DE LA MISÈRE |
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Il y avait une fois un homme qui avait autant d’enfants
qu’il y a de pierres dans les champs. Il ne pouvait pas nourrir ses enfants. C’est
pourquoi on l’appelait l’homme de la Misère. Un jour il dit à sa femme: — J’irai sur la route et je dirai aux passants que s’ils ne m’aident pas, je ne viendrais pas à bout pour nourrir mes petits (1). En route il rencontre un vieil homme à la barbe blanche. — Où vas-tu? demande le vieillard. — Je vais chercher le bonheur pour mes enfants, répond l’homme de la Misère. — Entre chez moi, dit le vieillard, et prends ma table, quand tu viendras à la maison, dis seulement: «Table, table, entable-toi! (2)» L’homme de la Misère prend la table et sort. En route il a faim. |
-------------- 1 je ne viendrais pas à bout pour nourrir mes petits — ÿ íå ñìîãó íàêîðìèòü ìîèõ ìàëûøåé 2 Table, table, entable-toi! — Ñòîë, ñòîë, íàêðîéñÿ! |
«Voilà le moment d’essayer cette table!» Il pose la table sur l’herbe et dit: «Table, table, entable-toi!» Alors la table se couvre de tout un dîner. Le pauvre homme ne croit pas ses yeux. Mais il mange avec grand appétit et boit du vin, car sur la table il y avait aussi des bouteilles de vin. Puis il met la table sur son épaule et repart. Il pense à la joie de sa femme et de ses petits enfants. La nuit vient. Il voit une maison — c’était une auberge. Il entre. — Ne me logerez-vous pas, moi et ma table? — Il y a beaucoup de place pour vous et votre table, dit la servante qui se trouvait près de la porte. Entrez et asseyez-vous! — Je ne veux pas manger. J’ai fait un souper comme jamais de ma vie. Je veux un lit pour dormir. — On vous donnera un bon lit dans une bonne chambre, et votre table restera ici, en bas. — Bon, dit l’homme de la Misère, mais ne dites pas à la table: «Table, table, entable-toi!» Il monte dans sa chambre, il se couche. Cependant la servante s'approche de son maître et lui raconte tout. L’aubergiste dit: «Table, table, entable-toi!» Et la table se couvre de plats. Tous les deux ouvrent de grands yeux. Quel bonheur d’avoir cette table dans notre auberge! N’avoir plus besoin d’acheter les viandes, de préparer les sauces! Vite, vite ils changent la table. Le lendemain, l’homme de la Misère descend très content. — Eh bien! brave homme, comment avez-vous passé la nuit? lui demande l’aubergiste. Merci, très bien. Où est ma table? — La voilà. — Au revoir! Il prend la table et se met en route (1). |
-------------- 1 et (il) se met en route — è îòïðàâëÿåòñÿ â äîðîãó |
De loin il voit sa femme, il lève un bras en l’air. — Ah femme! nous voilà riches! Regarde cette table! Appelle les petits, tu verras! «Table, table, entable-toi!» Mais on ne voyait rien du tout sur la table. Il veut aller à l’auberge, mais pendant la route il rencontre le même vieil homme à la barbe blanche. — Où vas-tu, pauvre homme? dit-il. — Ah! On m’a volé la table. J’ai passé la nuit dans une auberge et on m’a changé la table. — Bon, entre chez moi et prends mon âne et dis-lui: «Baudet, baudet, débonde-toi!» (1) L’homme de la Misère le remercie et part. En route il se sent fatigué: il s’assied et prononce ces paroles: «Baudet, baudet, débonde-toi!» Et aussitôt les pièces d’argent et les pièces d’or tombent par terre. Le pauvre homme les ramasse et continue son chemin. Pour la nuit il entre dans la même auberge et demande: — Pouvez-vous me loger pour la nuit, moi et mon âne? — Il y a beaucoup de place pour vous et pour votre âne, répond la servante. — Cette fois je n’ai pas soupé et je mangerai avec plaisir. Mais ne dites pas à mon âne: «Baudet, baudet, débonde-toi!» On lui apporte à souper, on le mène jusqu’à sa chambre, on met l’âne à l’écurie et aussitôt la servante va trouver son maître qui dit: «Baudet, baudet, débonde-toi!» Les pièces tombent, le maître les ramasse, puis monte à la chambre visiter les poches de l’homme de la Misère. De nouveau l’âne est changé comme la table. Le lendemain l’homme de la Misère rentre chez lui. Il appelle sa femme et ses enfants: |
-------------- 1 Baudet, baudet, débonde-toi! — Îñåë, îñåë, îñâîáîäèñü! |
— Femme, femme, tu vas voir quel âne nous avons! Il
dit: «Baudet, baudet, débonde-toi!» Mais les pièces d’argent et d’or ne tombent pas. L’homme de la Misère retourne à l’auberge. En route il rencontre le vieil homme à la barbe blanche. — Où vas-tu, pauvre homme? dit-il. — Ah! On m’a volé mon âne. — Bon, entre chez moi et prends ma barre et dis: «Barre, barre, barbarige!» (1) Le soir, l’homme de la Misère entre à l’auberge, demande de le loger pour la nuit, met la barre dans un coin et prie de ne pas dire: «Barre, barre, barbarige!» La servante lui apporte à manger et appelle son maître pour mener l’homme de la Misère dans sa chambre. Pleine d’impatience elle court à la barre et dit: «Barre, barre, barbarige!» Et tout à coup la barre se lève et se jette sur la servante et commence à la battre. Elle crie. L’aubergiste arrive et la barre le bat plus fort encore. Tous les deux crient, appellent l’homme de la Misère: — Arrête cette barre, elle nous tuera, arrête cette barre! Nous te rendrons la table, nous te rendrons ton âne! L’homme de la Misère prend la barre dans ses doigts et la barre s’arrête. Et il est rentré chez lui le lendemain avec sa table, son âne et sa barre. Lui qui avait tant d’enfants qu’il y a de pierres dans les champs, il a pu les nourrir et les habiller. Et le coq chanta Et mon conte finit là. |
-------------- 1 Barre, barre, barbarige! — Ïàëêà, ïàëêà, áåé! |
Henri Pourrat Le Trésor des contes |