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Langues et cité, n° 2 : les pratiques langagières des jeunes

Bulletin de l’observatoire des pratiques linguistiques

  008-009

Les « parlers jeunes » à la Réunion
Historique de la recherche
réunionnaise sur les « parlers
jeunes »
Depuis plusieurs années, des recherches sont
menées sur les « parlers jeunes » réunionnais
au sein du Laboratoire de recherche
sur les langues, les textes et les communications
dans les espaces créolophones et francophones
(L.C.F. – UMR 8143 du C.N.R.S.).
En 1998, Claudine Bavoux a mené
une pré-enquête examinant
les représentations d’un éventuel « parler
jeune » auprès de collégiens, de lycéens
et d’étudiants.
Celle-ci met en lumière que cette
pratique identitaire en émergence
se présente comme un mélange de
créole, de français (plus particulièrement
« jeune » et familier) et de quelques
termes anglais, et s’avère avant tout
attestée en milieu lycéen.
À la suite de ce travail pionnier,
un numéro thématique consacré
aux « parlers jeunes » réunionnais
dans la revue Travaux et Documents
(Ledegen 2001) a vu le jour : il montre
que c’est dans un contexte sociologique
(Wolff, in Ledegen 2001) et
sociolinguistique (Bavoux, in Ledegen
2001) particulier que la catégorie
« jeune », avec ses « parlers jeunes », a vu
tout récemment le jour à la Réunion. Ces
pratiques linguistiques nouvelles
illustrent l’évolution
de la diglossie vers une décrispation
et se répandent avec l’urbanisation, qui
instille par la mobilité une modification
de la sociabilité (Ledegen, in Ledegen
2001) : les « parlers jeunes » réunionnais,
plus particulièrement leur caractère
mélangé attestent – pensons-nous – le
dépassement du clivage diglossique ; en
effet, le français familier, absent du
paysage sociolinguistique des
générations précédentes, commence à
être approprié par les jeunes et employé
par eux dans les situations de
communication identitaires, familières et
ludiques (Bavoux, in Ledegen 2001).

Des représentations
aux pratiques effectives
Après ces différentes analyses axées
principalement sur les représentations
linguistiques, l’équipe de la Réunion s’est
concentrée, dans le cadre du projet
« Les pratiques langagières des jeunes
Réunionnais (à l’école et entre pairs) »,
subventionné par la délégation générale
à la langue française et aux langues de
France, sur la capture des pratiques
effectives, non surveillées, prises sur le
vif. Ces investigations ont permis de
cerner les « parlers jeunes » dans leur
diversité linguistique, mais aussi dans
leurs caractéristiques ordinaires, au-delà
des aspects les plus visibles socialement.
Différents corpus ont été établis : des
conversations spontanées entre pairs
chez les 15-30 ans (C. Bavoux), des
émissions de radio ciblées sur un public
jeune (G. Ledegen), des textes de rap
plus ou moins improvisés, ainsi que
des joutes verbales (R. Dupuis), corpus
spontanés dans quatre lycées
professionnels (S. Wharton & F. Tupin).
L’analyse de ces corpus révèle
les tendances suivantes dans les pratiques
des jeunes : certains segments alternent
selon le contenu thématique, avec une
répartition fonctionnelle classiquement
diglossique : la langue haute, le français,
sert à parler d’amour, la langue basse, le
créole, s’emploie pour la plaisanterie ou
la gaudriole. Par exemple, lors d’un jeu
de joute verbale par Textos interposés,
l’animateur radio réagit ainsi, à la vanne
« oté amoin pareil in rakèt tortue » (‘hé je
suis comme une ‘raquette tortue’ [variété
de cactus]’) :



« non mais franchement: / fin' vu out
gèl koué // ton gèl pareil in korné la
glas: / koinsé // ant le dan in chyen
// la di koma: // ou tèt // la grandi
ant deux galets: / la di koma: ou tèt
pareil in gros citrouille. » (Ledegen,
2002, Radio Contact, p. 12, l. 10-15)
(non mais franchement: / tu as vu ta
gueule quoi // ta gueule est comme
un cornet de glace: / coincé // entre
les dents d'un chien // je le dis
comme ça: // ta tête // a grandi entre
deux galets: / je le dis comme ça : ta
tête est comme une grosse citrouille)


Ci-dessous, un exemple de gaudriole, les allusions sexuelles en créole s’opposant
au style romantique en français :


- mon chéri: me manque / mon chéri
me manque
- la ou la anvi d(e) koké ou la [rire] !
- quelle vulgarité !
(Bavoux, Le sandwich, l. 67-68)
- mon chéri me manque / mon chéri
me manque
- là, t’as envie de baiser !
- quelle vulgarité !
 
À l’inverse, des productions interlectales
portent des indices du dépassement de
la diglossie : le français et le créole ont
en effet la même fonction dans le même
contexte énonciatif. Ainsi, on atteste
autant l’alternance : « fodré / k’èl i
pran le tan / / p(eu)t-êt(r)e: / faudrait:
qu’elle i prenne un peu le temps […] de
voir », que de l’hybridation : « elle i
reproche ci / elle i reproche ça »
(Bavoux, 2002, Le sandwich, l. 30-32
et 28), où i est un marqueur préverbal
créole.
On trouve aussi des indices de diffusion
d’une norme exogène sur NRJ quand un
auditeur réunionnais dit: « tu peux dire
aux pauvres marmailles de plus mettre du
linge de marque » et se fait « corriger »
par l’animateur de l’émission, diffuseur
d’une norme jeune exogène : « De plus
se fringuer avec des vêtements de marque »
(Ledegen 2002, NRJ 3, p. 2, l. 11-12).
On peut en effet opposer la radio locale
Radio Contact (cf. plus haut) à NRJ
comme le « melting-pot linguistique »
réunionnais à l’« assimilation
à la métropole ». Assimilation relative
toutefois, vu que le procédé de
verlanisation s’avère non productif :
seulement quelques emprunts de formes
verlanisées, comme teuf, pineco, zicmu…
circulent. Ce mode de formation renvoie
strictement à une norme exogène.
À l’inverse, on remarque des indices
d’émergence d’une norme endogène :
tantine est préféré à meuf. On note le
dynamisme de la dérivation sur des bases
endogènes : tantine> tantine la roue (‘fille
qui aime les garçons à voiture’), tantine
lycée (‘lycéenne’) et gars > gars la kour
(‘jeune du coin’). Enfin, on note
une régionalisation de la norme centrale
jeune : gars devient un mot créole
emblématisé (oté les gars !, ‘hé, les gars’),
et remplace les anciens boug et bonom
(Bavoux, 2002).
Ainsi, dans la confrontation de nos
recherches sur les représentations
et celles qui viennent d’être résumées sur
les pratiques des jeunes Réunionnais,
deux profils apparaissent clairement :
celui du diglotte insécurisé qui établit
un lien d’exclusion entre l’endogène
et l’exogène, et celui du bilingue sécurisé
dont la langue inclut tous les parlers
exogènes et endogènes dont il dispose.

Gudrun LEDEGEN,
Laboratoire de recherche sur les langues, les textes
et les communications dans les espaces
créolophones et francophones (L.C.F. – U.M.R.
8143 du C.N.R.S.), Université de la Réunion.
 
Les pratiques langagières des jeunes