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040 Langues et cité, n° 2 : les pratiques langagières des jeunes Bulletin de l’observatoire des pratiques linguistiques |
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La Langue des jeunes, un continuum de « parler mixte ». Entretien avec Françoise Gadet, professeure Qu’est-ce qui amène aujourd’hui à parler de « langue des jeunes » ? Les jeunes ont toujours eu des usages langagiers propres, mais la nouveauté réside dans l’écho qu’ils rencontrent, lié à la nouveauté de leur situation : prolongation de l’adolescence par la dépendance économique, émergence comme force de consommation, difficile entrée sur le marché du travail, chômage ; l’urbanisation et l’immigration exacerbent ou diluent le sentiment identitaire. Cette dénomination de « langue des jeunes » dissimule le fait que sont concernés surtout certains jeunes, majoritairement défavorisés et immigrés. Un phénomène « langue des jeunes » est signalé partout dans le monde. Mais le français semble touché jusque dans sa structure (ailleurs, il s’agit d’un argot). On peut avancer deux hypothèses, non exclusives : la chape de la norme en France, à laquelle ils sont confrontés à l’école, et le fait que beaucoup de ces jeunes sont issus de familles immigrées d’anciennes colonies françaises, venues de cultures d’oralité. Quels en sont les traits ? Il y a quelques particularités phoniques dans l’intonation et le rythme, dans la prononciation de consonnes, ou la multiplication par le verlan de syllabes en [œ] ou [ø] (meuf, relou), qui modifie l’apparence phonique. Pour le grammatical, seules sont vraiment « jeunes » la dissimulation de la morphologie (bédav, tu me fais ièche, je lèrega, secaoit) ; et les formules figées comme le modèle riche de chez riche venu de la publicité, qui permet des X de chez X à valeur superlative. Mais la particularité essentielle réside dans le lexique, où toutefois les procédés demeurent ceux de la langue commune : emprunt (à l’arabe, à des langues africaines, à l’anglais) ; troncation initiale, comme dans leur pour contrôleur, éventuellement rédupliqué en leurleur ; sinon, les métaphores (galère). Et surtout le verlan, bien sûr. Les métissages sont fréquents (debléman, de bled + suffixe anglais), et une forme peut être reverlanisée : français, céfran, céanf ; arabe, beur, rebeu, rabza (de les Arabes). Les différences par rapport à l’argot traditionnel et à l’ancien français populaire résident dans l’intensification des emprunts et la diversification des sources, mais pour l’essentiel, les procédés classiques demeurent à l’œuvre. |
Quelle est la part des pratiques langagières ? Les adolescents des « quartiers » vivent souvent dans le relatif isolement de groupes de pairs très cohésifs, avec des liens forts. Ce repli sur le groupe s’exprime dans des mots comme respect, humilier, chercher quelqu’un, être vénère, délire, (s’)éclater, avoir la rage, galérer, caillera... L’usage de la langue qu’ont ces jeunes est adapté à des pratiques communicatives de solidarité entre pairs, avec des connivences et des implicites de reconnaissance entre eux, et d’exclusion des autres (nous vs eux). D’où son renouvellement rapide et sa variabilité d’une région à l’autre (ainsi le verlan est typique de la région parisienne), voire d’une banlieue à une autre. Mais les liens forts mènent à la fragmentation de groupes fermés entre lesquels manquent les « ponts » qui favorisent l’innovation. Certains d’entre eux s’inscrivent dans des réseaux à l’antipode de ce localisme, un réseau d’influence diffuse qui comporte des références communautaires au pays d’origine ; et, au moins pour quelques-uns, le truchement d’écrits, magazines, fanzines, internet ou « chats ». Entre ce réseau global et le réseau local, les intermédiaires font défaut. La majorité des jeunes d’origine étrangère ont des pratiques ordinaires qui constituent un continuum de « parler mixte ». Parmi des adolescents d’origines différentes se constitue ce que J. Billiez a appelé « parler véhiculaire interethnique », qui prolonge les pratiques bilingues de la famille : point n’est besoin d’être beur ou maghrébin pour dire zarma, calquer des expressions arabes, ou faire de traits sentis comme maghrébins une marque identitaire « jeune ». Ces jeunes, scolarisés en français, ont toutefois une pratique dissymétrique des deux langues, en faveur du français, comme C. Saillard et J. Boutet l’ont montré sur un groupe de jeunes d’origine chinoise. Ils attestent une grande souplesse dans le maniement différentiel selon les situations et les interlocuteurs. Mais il est pour le moment difficile de dire ce que sera l’avenir de ces pratiques. Comment avoir accès à ces pratiques ? La sociolinguistique s’est beaucoup renouvelée : de discipline universitaire vérifiant des thèses structurales, elle devient peu à peu pratique ethnographique, et on a vu récemment plusieurs études obtenues par des méthodes d’observation participante, comme celles de R. Bouziri à la Goutte d’Or ou de C. Moïse à Montpellier ; elles ont montré des hybridations et métissages en parler ordinaire auxquels on ne peut avoir accès par les méthodes classiques. Ces nouvelles pratiques d’observation commencent à intéresser des formateurs qui font figurer la sociolinguistique à leurs programmes, à côté de la sociologie ou de la psychologie, et il y a une forte demande de connaissances de la part de collectivités locales, d’associations, ou d’organismes publics comme la PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse). |
Les pratiques langagières des jeunes |