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Langues et cité, n° 2 : les pratiques langagières des jeunes

Bulletin de l’observatoire des pratiques linguistiques

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La Langue des jeunes, un continuum de « parler mixte ».
Entretien avec Françoise Gadet, professeure

Qu’est-ce qui amène aujourd’hui à parler de
« langue des jeunes » ?


Les jeunes ont toujours eu des
usages langagiers propres,
mais la nouveauté réside dans l’écho
qu’ils rencontrent, lié à la nouveauté
de leur situation : prolongation
de l’adolescence par la dépendance
économique, émergence comme force
de consommation, difficile entrée
sur le marché du travail, chômage ;
l’urbanisation et l’immigration
exacerbent ou diluent le sentiment
identitaire. Cette dénomination de
« langue des jeunes » dissimule le fait
que sont concernés surtout certains
jeunes, majoritairement défavorisés
et immigrés.
Un phénomène « langue des jeunes »
est signalé partout dans le monde.
Mais le français semble touché jusque
dans sa structure (ailleurs, il s’agit
d’un argot).
On peut avancer deux hypothèses,
non exclusives : la chape de la norme
en France, à laquelle ils sont
confrontés à l’école, et le fait que
beaucoup de ces jeunes sont issus
de familles immigrées d’anciennes
colonies françaises, venues de cultures
d’oralité.

Quels en sont les traits ?

Il y a quelques particularités
phoniques dans l’intonation
et le rythme, dans la prononciation
de consonnes, ou la multiplication
par le verlan de syllabes en [œ] ou [ø]
(meuf, relou), qui modifie l’apparence
phonique. Pour le grammatical, seules
sont vraiment « jeunes »
la dissimulation de la morphologie
(bédav, tu me fais ièche, je lèrega, secaoit) ;
et les formules figées comme
le modèle riche de chez riche venu
de la publicité, qui permet des X de
chez X à valeur superlative.
Mais la particularité essentielle réside
dans le lexique, où toutefois les
procédés demeurent ceux de la langue
commune : emprunt (à l’arabe,
à des langues africaines, à l’anglais) ;
troncation initiale, comme dans leur
pour contrôleur, éventuellement
rédupliqué en leurleur ; sinon,
les métaphores (galère).

Et surtout le verlan, bien sûr.
Les métissages sont fréquents
(debléman, de bled + suffixe anglais),
et une forme peut être reverlanisée :
français, céfran, céanf ; arabe, beur, rebeu,
rabza
(de les Arabes).
Les différences par rapport à l’argot
traditionnel et à l’ancien français
populaire résident dans
l’intensification des emprunts et la
diversification des sources, mais pour
l’essentiel, les procédés classiques
demeurent à l’œuvre.
Quelle est la part des
pratiques langagières ?


Les adolescents des « quartiers »
vivent souvent dans le relatif
isolement de groupes de pairs très
cohésifs, avec des liens forts. Ce repli
sur le groupe s’exprime dans des
mots comme respect, humilier, chercher
quelqu’un, être vénère, délire, (s’)éclater,
avoir la rage, galérer, caillera
... L’usage de
la langue qu’ont ces jeunes est adapté
à des pratiques communicatives
de solidarité entre pairs, avec
des connivences et des implicites
de reconnaissance entre eux,
et d’exclusion des autres (nous vs
eux). D’où son renouvellement rapide
et sa variabilité d’une région à l’autre
(ainsi le verlan est typique de
la région parisienne), voire
d’une banlieue à une autre.
Mais les liens forts mènent
à la fragmentation de groupes fermés
entre lesquels manquent les « ponts »
qui favorisent l’innovation.
Certains d’entre eux s’inscrivent dans
des réseaux à l’antipode de
ce localisme, un réseau d’influence
diffuse qui comporte des références
communautaires au pays d’origine ;
et, au moins pour quelques-uns,
le truchement d’écrits, magazines,
fanzines, internet ou « chats ».
Entre ce réseau global et le réseau
local, les intermédiaires font défaut.
La majorité des jeunes d’origine
étrangère ont des pratiques ordinaires
qui constituent un continuum
de « parler mixte ». Parmi des
adolescents d’origines différentes
se constitue ce que J. Billiez a appelé
« parler véhiculaire interethnique »,
qui prolonge les pratiques bilingues
de la famille : point n’est besoin
d’être beur ou maghrébin pour dire
zarma, calquer des expressions arabes,
ou faire de traits sentis comme
maghrébins une marque identitaire
« jeune ». Ces jeunes, scolarisés en
français, ont toutefois une pratique
dissymétrique des deux langues, en
faveur du français, comme C. Saillard
et J. Boutet l’ont montré sur
un groupe de jeunes d’origine
chinoise.
Ils attestent une grande souplesse
dans le maniement différentiel selon
les situations et les interlocuteurs.
Mais il est pour le moment difficile
de dire ce que sera l’avenir de ces
pratiques.


Comment avoir accès à ces
pratiques ?


La sociolinguistique s’est beaucoup
renouvelée : de discipline universitaire
vérifiant des thèses structurales,
elle devient peu à peu pratique
ethnographique, et on a vu
récemment plusieurs études obtenues
par des méthodes d’observation
participante, comme celles
de R. Bouziri à la Goutte d’Or
ou de C. Moïse à Montpellier ;
elles ont montré des hybridations
et métissages en parler ordinaire
auxquels on ne peut avoir accès par
les méthodes classiques.

Ces nouvelles pratiques d’observation
commencent à intéresser des
formateurs qui font figurer
la sociolinguistique à leurs
programmes, à côté de la sociologie
ou de la psychologie, et il y a
une forte demande de connaissances
de la part de collectivités locales,
d’associations, ou d’organismes
publics comme la PJJ (Protection
Judiciaire de la Jeunesse).
 
Les pratiques langagières des jeunes