Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

TROISIÈME VOLUME

VI
LA VENDETTA. (cont.)

Dans un lange de fine batiste était enveloppé un enfant qui venait de naître ; son visage empourpré, ses mains violettes annonçaient qu’il avait dû succomber à une asphyxie causée par des ligaments naturels roulés autour de son cou ; cependant, comme il n’était pas froid encore, j’hésitai à le jeter dans cette eau qui coulait à mes pieds. En effet, au bout d’un instant je crus sentir un léger battement vers la région du cœur ; je dégageai son cou du cordon qui l’enveloppait, et, comme j’avais été infirmier à l’hôpital de Bastia, je fis ce qu’aurait pu faire un médecin en pareille circonstance ; c’est-à-dire que je lui insufflai courageusement de l’air dans les poumons, qu’après un quart d’heure d’efforts inouïs je le vis respirer, et j’entendis un cri s’échapper de sa poitrine.

À mon tour, je jetai un cri, mais un cri de joie. « Dieu ne me maudit donc pas, me dis-je, puisqu’il permet que je rende la vie à une créature humaine en échange de la vie que j’ai ôtée à une autre ! »

— Et que fîtes-vous donc de cet enfant ? demanda Monte-Cristo ; c’était un bagage assez embarrassant pour un homme qui avait besoin de fuir.

— Aussi n’eus-je point un instant l’idée de le garder. Mais je savais qu’il existait à Paris un hospice où on reçoit ces pauvres créatures. En passant à la barrière, je déclarai avoir trouvé cet enfant sur la route, et je m’informai. Le coffre était là qui faisait foi ; les langes de batiste indiquaient que l’enfant appartenait à des parents riches ; le sang dont j’étais couvert pouvait aussi bien appartenir à l’enfant qu’à tout autre individu. On ne me fit aucune objection ; on m’indiqua l’hospice, qui était situé tout au bout de la rue d’Enfer, et, après avoir pris la précaution de couper le lange en deux, de manière qu’une des deux lettres qui le marquaient continuât d’envelopper le corps de l’enfant, je déposai mon fardeau dans le tour, je sonnai et je m’enfuis à toutes jambes. Quinze jours après, j’étais de retour à Rogliano, et je disais à Assunta :

— « Console-toi, ma sœur ; Israël est mort, mais je l’ai vengé. »

Alors elle me demanda l’explication de ces paroles, et je lui racontai tout ce qui s’était passé.

— « Giovanni, me dit Assunta, tu aurais dû rapporter cet enfant, nous lui eussions tenu lieu des parents qu’il a perdus, nous l’eussions appelé Benedetto, et en faveur de cette bonne action Dieu nous eût bénis effectivement. »

Pour toute réponse je lui donnai la moitié de lange que j’avais conservée, afin de faire réclamer l’enfant si nous étions plus riches.

— Et de quelles lettres était marqué ce lange ? demanda Monte-Cristo.

— D’un H et d’un N surmontés d’un tortil de baron.

— Je crois, Dieu me pardonne ! que vous vous servez de termes de blason, monsieur Bertuccio ! Où diable avez-vous fait vos études héraldiques ?

— À votre service, monsieur le comte, où l’on apprend toutes choses.

— Continuez, je suis curieux de savoir deux choses.

— Lesquelles, monseigneur ?

— Ce que devint ce petit garçon ; ne m’avez-vous pas dit que c’était un petit garçon, monsieur Bertuccio ?

— Non, Excellence ; je ne me rappelle pas avoir parlé de cela.

— Ah ! je croyais avoir entendu, je me serai trompé.

— Non, vous ne vous êtes pas trompé ; car c’était effectivement un petit garçon ; mais Votre Excellence désirait, disait-elle, savoir deux choses : quelle est la seconde ?

— La seconde était le crime dont vous étiez accusé quand vous demandâtes un confesseur, et que l’abbé Busoni alla vous trouver sur cette demande dans la prison de Nîmes.

— Peut-être ce récit sera-t-il bien long, Excellence.

— Qu’importe ? il est dix heures à peine, vous savez que je ne dors pas, et je suppose que de votre côté vous n’avez pas grande envie de dormir.

Bertuccio s’inclina et reprit sa narration.

— Moitié pour chasser les souvenirs qui m’assiégeaient, moitié pour subvenir aux besoins de la pauvre veuve, je me remis avec ardeur à ce métier de contrebandier, devenu plus facile par le relâchement des lois qui suit toujours les révolutions. Les côtes du Midi, surtout, étaient mal gardées, à cause des émeutes éternelles qui avaient lieu, tantôt à Avignon, tantôt à Nîmes, tantôt à Uzès. Nous profitâmes de cette espèce de trêve qui nous était accordée par le gouvernement pour lier des relations avec tout le littoral. Depuis l’assassinat de mon frère dans les rues de Nîmes, je n’avais pas voulu rentrer dans cette ville. Il en résulta que l’aubergiste avec lequel nous faisions des affaires, voyant que nous ne voulions plus venir à lui, était venu à nous et avait fondé une succursale de son auberge sur la route de Bellegarde à Beaucaire, à l’enseigne du Pont du Gard. Nous avions ainsi, soit du côté d’Aigue-Mortes, soit aux Martigues, soit à Bouc, une douzaine d’entrepôts où nous déposions nos marchandises et où, au besoin, nous trouvions un refuge contre les douaniers et les gendarmes. C’est un métier qui rapporte beaucoup que celui de contrebandier, lorsqu’on y applique une certaine intelligence secondée par quelque vigueur ; quant à moi, je vivais dans les montagnes ayant maintenant une double raison de craindre gendarmes et douaniers, attendu que toute comparution devant les juges pouvait amener une enquête, que cette enquête est toujours une excursion dans le passé, et que dans mon passé, à moi, on pouvait rencontrer maintenant quelque chose plus grave que des cigares entrés en contrebande ou des barils d’eau-de-vie circulant sans laissez-passer. Aussi, préférant mille fois la mort à une arrestation, j’accomplissais des choses étonnantes, et qui, plus d’une fois, me donnèrent cette preuve, que le trop grand soin que nous prenons de notre corps est à peu près le seul obstacle à la réussite de ceux de nos projets qui ont besoin d’une décision rapide et d’une exécution vigoureuse et déterminée. En effet, une fois qu’on a fait le sacrifice de sa vie, on n’est plus l’égal des autres hommes, ou plutôt les autres hommes ne sont plus vos égaux, et quiconque a pris cette résolution sent, à l’instant même, décupler ses forces et s’agrandir son horizon.

— De la philosophie, monsieur Bertuccio ! interrompit le comte ; mais vous avez donc fait un peu de tout dans votre vie ?

— Oh ! pardon, Excellence !

— Non ! non ! c’est que la philosophie à dix heures et demie du soir, c’est un peu tard. Mais je n’ai pas d’autre observation à faire, attendu que je la trouve exacte, ce qu’on ne peut pas dire de toutes les philosophies.

— Mes courses devinrent donc de plus en plus étendues, de plus en plus fructueuses. Assunta était ménagère, et notre petite fortune s’arrondissait. Un jour que je partais pour une course : — « Va, dit-elle et à ton retour je te ménage une surprise. »

Je l’interrogeais inutilement : elle ne voulut rien me dire et je partis.

La course dura près de six semaines ; nous avions été à Lucques charger de l’huile, et à Livourne prendre des cotons anglais ; notre débarquement se fit sans événement contraire, nous réalisâmes nos bénéfices et nous revînmes tout joyeux.

En rentrant dans la maison, la première chose que je vis à l’endroit le plus apparent de la chambre d’Assunta, dans un berceau somptueux relativement au reste de l’appartement, fut un enfant de sept à huit mois. Je jetai un cri de joie. Les seuls moments de tristesse que j’eusse éprouvés depuis l’assassinat du procureur du roi m’avaient été causés par l’abandon de cet enfant. Il va sans dire que de remords de l’assassinat lui-même je n’en avais point eu.

La pauvre Assunta avait tout deviné : elle avait profité de mon absence, et, munie de la moitié du lange, ayant inscrit, pour ne point l’oublier, le jour et l’heure précis où l’enfant avait été déposé à l’hospice, elle était partie pour Paris et avait été elle-même le réclamer. Aucune objection ne lui avait été faite, et l’enfant lui avait été remis.

Ah ! j’avoue, monsieur le comte, qu’en voyant cette pauvre créature dormant dans son berceau, ma poitrine se gonfla, et que des larmes sortirent de mes yeux.

« — En vérité, Assunta, m’écriai-je, tu es une digne femme, et la Providence te bénira. »

— Ceci, dit Monte-Cristo, est moins exact que votre philosophie ; il est vrai que ce n’est que la foi.

— Hélas ! Excellence, reprit Bertuccio, vous avez bien raison, et ce fut cet enfant lui-même que Dieu chargea de ma punition. Jamais nature plus perverse ne se déclara plus prématurément, et cependant on ne dira pas qu’il fut mal élevé, car ma sœur le traitait comme le fils d’un prince ; c’était un garçon d’une figure charmante, avec des yeux d’un bleu clair comme ces tons de faïences chinoises qui s’harmonisent si bien avec le blanc laiteux du ton général ; seulement ses cheveux d’un blond trop vif donnaient à sa figure un caractère étrange, qui doublait la vivacité de son regard et la malice de son sourire. Malheureusement il y a un proverbe qui dit que le roux est tout bon ou tout mauvais ; le proverbe ne mentit pas pour Benedetto, et dès sa jeunesse il se montra tout mauvais. Il est vrai aussi que la douceur de sa mère encouragea ses premiers penchants ; l’enfant, pour qui ma pauvre sœur allait au marché de la ville, située à quatre ou cinq lieues de là, acheter les premiers fruits et les sucreries les plus délicates, préférait aux oranges de Palma et aux conserves de Gênes les châtaignes volées au voisin en franchissant les haies, ou les pommes séchées dans son grenier, tandis qu’il avait à sa disposition les châtaignes et les pommes de notre verger.

Un jour, Benedetto pouvait avoir cinq ou six ans, le voisin Wasilio, qui, selon les habitudes de notre pays, n’enfermait ni sa bourse ni ses bijoux, car, monsieur le comte le sait aussi bien que personne, en Corse il n’y a pas de voleurs, le voisin Wasilio se plaignit à nous qu’un louis avait disparu de sa bourse ; on crut qu’il avait mal compté, mais lui prétendait être sûr de son fait. Ce jour-là Benedetto avait quitté la maison dès le matin, et c’était une grande inquiétude chez nous, lorsque le soir nous le vîmes revenir traînant un singe qu’il avait trouvé, disait-il, tout enchaîné au pied d’un arbre.

Depuis un mois la passion du méchant enfant, qui ne savait quelle chose s’imaginer, était d’avoir un singe. Un bateleur qui était passé à Rogliano, et qui avait plusieurs de ces animaux dont les exercices l’avaient fort réjoui, lui avait inspiré sans doute cette malheureuse fantaisie.

— On ne trouve pas de singe dans nos bois, lui dis-je, et surtout de singe enchaîné ; avoue-moi donc comment tu t’es procuré celui-ci.

Benedetto soutint son mensonge, et l’accompagna de détails qui faisaient plus d’honneur à son imagination qu’à sa véracité ; je m’irritai, il se mit à rire ; je le menaçai, il fit deux pas en arrière.

— Tu ne peux pas me battre, dit-il, tu n’en as pas le droit, tu n’es pas mon père.

Nous ignorâmes toujours qui lui avait révélé ce fatal secret, que nous lui avions caché cependant avec tant de soin ; quoi qu’il en soit, cette réponse, dans laquelle l’enfant se révéla tout entier, m’épouvanta presque, mon bras levé retomba effectivement sans toucher le coupable ; l’enfant triompha, et cette victoire lui donna une telle audace qu’à partir de ce moment tout l’argent d’Assunta, dont l’amour semblait augmenter pour lui à mesure qu’il en était moins digne, passa en caprices qu’elle ne savait pas combattre, en folies qu’elle n’avait pas le courage d’empêcher. Quand j’étais à Rogliano, les choses marchaient encore assez convenablement ; mais dès que j’étais parti, c’était Benedetto qui était devenu le maître de la maison, et tout tournait à mal. Âgé de onze ans à peine, tous ses camarades étaient choisis parmi des jeunes gens de dix-huit ou vingt ans, les plus mauvais sujets de Bastia et de Corte, et déjà, pour quelques espiègleries qui méritaient un nom plus sérieux, la justice nous avait donné des avertissements.

Je fus effrayé ; toute information pouvait avoir des suites funestes : j’allais justement être forcé de m’éloigner de la Corse pour une expédition importante. Je réfléchis longtemps, et, dans le pressentiment d’éviter quelque malheur, je me décidai à emmener Benedetto avec moi. J’espérais que la vie active et rude de contrebandier, la discipline sévère du bord, changeraient ce caractère prêt à se corrompre, s’il n’était pas déjà affreusement corrompu.

Je tirai donc Benedetto à part et lui fis la proposition de me suivre, en entourant cette proposition de toutes les promesses qui peuvent séduire un enfant de douze ans.

Il me laissa aller jusqu’au bout, et lorsque j’eus finis, éclatant de rire :

— Êtes-vous fou, mon oncle ? dit-il (il m’appelait ainsi quand il était de belle humeur) ; moi changer la vie que je mène contre celle que vous menez, ma bonne et excellente paresse contre l’horrible travail que vous vous êtes imposé ! passer la nuit au froid, le jour au chaud ; se cacher sans cesse ; quand on se montre recevoir des coups de fusil, et tout cela pour gagner un peu d’argent ! L’argent, j’en ai tant que j’en veux ! mère Assunta m’en donne quand je lui en demande. Vous voyez donc bien que je serais un imbécile si j’acceptais ce que vous me proposez.

J’étais stupéfait de cette audace et de ce raisonnement. Benedetto retourna jouer avec ses camarades, et je le vis de loin me montrant à eux comme un idiot.

— Charmant enfant ! murmura Monte-Cristo.

— Oh ! s’il eût été à moi, répondit Bertuccio, s’il eût été mon fils, ou tout au moins mon neveu, je l’eusse bien ramené au droit sentier, car la conscience donne la force. Mais l’idée que j’allais battre un enfant dont j’avais tué le père me rendait toute correction impossible. Je donnai de bons conseils à ma sœur, qui, dans nos discussions, prenait sans cesse la défense du petit malheureux, et comme elle m’avoua que plusieurs fois des sommes assez considérables lui avaient manqué, je lui indiquai un endroit où elle pouvait cacher notre petit trésor. Quant à moi, ma résolution était prise. Benedetto savait parfaitement lire, écrire et compter, car lorsqu’il voulait s’adonner par hasard au travail, il apprenait en un jour ce que les autres apprenaient en une semaine. Ma résolution, dis-je, était prise ; je devais l’engager comme secrétaire sur quelque navire au long cours, et, sans le prévenir de rien, le faire prendre un beau matin et le faire transporter à bord ; de cette façon, et en le recommandant au capitaine, tout son avenir dépendait de lui.

Ce plan arrêté, je partis pour la France.

Toutes nos opérations devaient cette fois s’exécuter dans le golfe du Lion, et ces opérations devenaient de plus en plus difficiles, car nous étions en 1829. La tranquillité était parfaitement rétablie, et par conséquent le service des côtes était redevenu plus régulier et plus sévère que jamais. Cette surveillance était encore augmentée momentanément par la foire de Beaucaire, qui venait de s’ouvrir.

Les commencements de notre expédition s’exécutèrent sans encombre. Nous amarrâmes notre barque, qui avait un double fond dans lequel nous cachions nos marchandises de contrebande, au milieu d’une quantité de bateaux qui bordaient les deux rives du Rhône, depuis Beaucaire jusqu’à Arles. Arrivés là, nous commençâmes à décharger nuitamment nos marchandises prohibées, et à les faire passer dans la ville par l’intermédiaire des gens qui étaient en relations avec nous, ou des aubergistes chez lesquels nous faisions des dépôts. Soit que la réussite nous eût rendus imprudents, soit que nous ayons été trahis, un soir, vers les cinq heures de l’après-midi, comme nous allions nous mettre à goûter, notre petit mousse accourut tout effaré en disant qu’il avait vu une escouade de douaniers se diriger de notre côté. Ce n’était pas précisément l’escouade qui nous effrayait : à chaque instant, surtout dans ce moment-là, des compagnies entières rôdaient sur les bords du Rhône ; mais c’étaient les précautions qu’au dire de l’enfant cette escouade prenait pour ne pas être vue. En un instant nous fûmes sur pied, mais il était déjà trop tard ; notre barque, évidemment l’objet des recherches, était entourée. Parmi les douaniers, je remarquai quelques gendarmes ; et, aussi timide à la vue de ceux-ci que j’étais brave ordinairement à la vue de tout autre corps militaire, je descendis dans la cale, et, me glissant par un sabord, je me laissai couler dans le fleuve, puis je nageai entre deux eaux, ne respirant qu’à de longs intervalles, si bien que je gagnai sans être vu une tranchée que l’on venait de faire, et qui communiquait du Rhône au canal qui se rend de Beaucaire à Aigues-Mortes. Une fois arrivé là, j’étais sauvé, car je pouvais suivre sans être vu cette tranchée. Je gagnai donc le canal sans accident. Ce n’était pas par hasard et sans préméditation que j’avais suivi ce chemin ; j’ai déjà parlé à Votre Excellence d’un aubergiste de Nîmes qui avait établi sur la route de Bellegarde à Beaucaire une petite hôtellerie.

— Oui, dit Monte-Cristo, je me souviens parfaitement. Ce digne homme, si je ne me trompe, était même votre associé ?

— C’est cela, répondit Bertuccio ; mais depuis sept ou huit ans, il avait cédé son établissement à un ancien tailleur de Marseille qui, après s’être ruiné dans son état, avait voulu essayer de faire sa fortune dans un autre. Il va sans dire que les petits arrangements que nous avions faits avec le premier propriétaire furent maintenus avec le second ; c’était donc à cet homme que je comptais demander asile.

— Et comment se nommait cet homme ? demanda le comte, qui paraissait commencer à reprendre quelque intérêt au récit de Bertuccio.

— Il s’appelait Gaspard Caderousse, il était marié à une femme du village de la Carconte, et que nous ne connaissions pas sous un autre nom que celui de son village ; c’était une pauvre femme atteinte de la fièvre des marais, qui s’en allait mourant de langueur. Quant à l’homme, c’était un robuste gaillard de quarante à quarante-cinq ans, qui plus d’une fois nous avait, dans des circonstances difficiles, donné des preuves de sa présence d’esprit et de son courage.

— Et vous dites, demanda Monte-Cristo, que ces choses se passaient vers l’année…

— 1829, monsieur le comte.

— En quel mois ?

— Au mois de juin.

— Au commencement ou à la fin ?

— C’était le 3 au soir.

— Ah ! fit Monte-Cristo, le 3 juin 1829… Bien, continuez.

— C’était donc à Caderousse que je comptais demander asile ; mais, comme d’habitude, et même dans les circonstances ordinaires, nous n’entrions pas chez lui par la porte qui donnait sur la route, je résolus de ne pas déroger à cette coutume, j’enjambai la haie du jardin, je me glissai en rampant à travers les oliviers rabougris et les figuiers sauvages, et je gagnai, dans la crainte que Caderousse n’eût quelque voyageur dans son auberge, une espèce de soupente dans laquelle plus d’une fois j’avais passé la nuit aussi bien que dans le meilleur lit. Cette soupente n’était séparée de la salle commune du rez-de-chaussée de l’auberge que par une cloison en planches dans laquelle des jours avaient été ménagés à notre intention, afin que de là nous pussions guetter le moment opportun de faire reconnaître que nous étions dans le voisinage. Je comptais, si Caderousse était seul, le prévenir de mon arrivée, achever chez lui le repas interrompu par l’apparition des douaniers, et profiter de l’orage qui se préparait pour regagner les bords du Rhône et m’assurer de ce qu’étaient devenus la barque et ceux qui la montaient. Je me glissai donc dans la soupente et bien m’en prit, car à ce moment même Caderousse rentrait chez lui avec un inconnu.

Je me tins coi et j’attendis, non point dans l’intention de surprendre les secrets de mon hôte, mais parce que je ne pouvais faire autrement ; d’ailleurs, dix fois même chose était déjà arrivée.
 
Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo