Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

TROISIÈME VOLUME

VI
LA VENDETTA.

— D’où monsieur le comte désire-t-il que je reprenne les choses ? demanda Bertuccio.

— Mais d’où vous voudrez, dit Monte-Cristo, puisque je ne sais absolument rien.

— Je croyais cependant que M. l’abbé Busoni avait dit à Votre Excellence…

— Oui, quelques détails, sans doute, mais sept ou huit ans ont passé là-dessus, et j’ai oublié tout cela.

— Alors je puis donc, sans crainte d’ennuyer Votre Excellence…

— Allez, monsieur Bertuccio, allez, vous me tiendrez lieu de journal du soir.

— Les choses remontent à 1815.

— Ah ! ah ! fit Monte-Cristo, ce n’est pas hier, 1815.

— Non, monsieur, et cependant les moindres détails me sont aussi présents à la mémoire que si nous étions seulement au lendemain. J’avais un frère, un frère aîné, qui était au service de l’empereur. Il était devenu lieutenant dans un régiment composé entièrement de Corses. Ce frère était mon unique ami ; nous étions restés orphelins, moi à cinq ans, lui à dix-huit ; il m’avait élevé comme si j’eusse été son fils. En 1814, sous les Bourbons, il s’était marié ; l’Empereur revint de l’île d’Elbe, mon frère reprit aussitôt du service, et, blessé légèrement à Waterloo, il se retira avec l’armée derrière la Loire.

— Mais c’est l’histoire des Cent-Jours que vous me faites là, monsieur Bertuccio, dit le comte, et elle est déjà faite, si je ne me trompe.

— Excusez-moi, Excellence, mais ces premiers détails sont nécessaires, et vous m’avez promis d’être patient.

— Allez ! allez ! je n’ai qu’une parole.

— Un jour, nous reçûmes une lettre ; il faut dire que nous habitions le petit village de Rogliano, à l’extrémité du cap Corse : cette lettre était de mon frère ; il nous disait que l’armée était licenciée et qu’il revenait par Châteauroux, Clermont-Ferrand, le Puy et Nîmes ; si j’avais quelque argent, il me priait de le lui faire tenir à Nîmes, chez un aubergiste de connaissance, avec lequel j’avais quelques relations.

— De contrebande, reprit Monte-Cristo.

— Eh ! mon Dieu ! monsieur le comte, il faut vivre.

— Certainement ; continuez donc.

— J’aimais tendrement mon frère, je vous l’ai dit, Excellence ; aussi je résolus non pas de lui donner l’argent, mais de le lui porter moi même. Je possédais un millier de francs, j’en laissai cinq cents à Assunta, c’était ma belle-sœur ; je pris les cinq cents autres, je me mis en route pour Nîmes. C’était chose facile, j’avais ma barque, un chargement à faire en mer ; tout secondait mon projet.

Mais le chargement fait, le vent devint contraire, de sorte que nous fûmes quatre ou cinq jours sans pouvoir entrer dans le Rhône. Enfin nous y parvînmes ; nous remontâmes jusqu’à Arles ; je laissai la barque entre Bellegarde et Beaucaire, et je pris le chemin de Nîmes.

— Nous arrivons, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur : excusez-moi, mais, comme Votre Excellence le verra, je ne lui dis que les choses absolument nécessaires. Or, c’était le moment où avaient lieu les fameux massacres du Midi. Il y avait là deux ou trois brigands que l’on appelait Trestaillon, Truphemy et Graffan, qui égorgeaient dans les rues tous ceux qu’on soupçonnait de bonapartisme. Sans doute, monsieur le comte a entendu parler de ces assassinats ?

— Vaguement, j’étais fort loin de la France à cette époque. Continuez.

— En entrant à Nîmes, on marchait littéralement dans le sang ; à chaque pas on rencontrait des cadavres : les assassins, organisés par bandes, tuaient, pillaient et brûlaient.

À la vue de ce carnage, un frisson me prit, non pas pour moi ; moi, simple pêcheur corse, je n’avais pas grand-chose à craindre ; au contraire, ce temps-là c’était notre bon temps, à nous autres contrebandiers, mais pour mon frère, pour mon frère soldat de l’Empire, revenant de l’armée de la Loire avec son uniforme et ses épaulettes, et qui par conséquent, avait tout à craindre.

Je courus chez notre aubergiste. Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé : mon frère était arrivé la veille à Nîmes, et à la porte même de celui à qui il venait demander l’hospitalité, il avait été assassiné.

Je fis tout au monde pour connaître les meurtriers ; mais personne n’osa me dire leurs noms, tant ils étaient redoutés.

Je songeai alors à cette justice française, dont on m’avait tant parlé, qui ne redoute rien, elle, et je me présentai chez le procureur du roi.

— Et ce procureur du roi se nommait Villefort ? demanda négligemment Monte-Cristo.

— Oui, Excellence : il venait de Marseille, où il avait été substitut. Son zèle lui avait valu de l’avancement. Il était un des premiers, disait-on, qui eussent annoncé au gouvernement le débarquement de l’île d’Elbe.

— Donc, reprit Monte-Cristo, vous vous présentâtes chez lui.

— « Monsieur, lui dis-je, mon frère a été assassiné hier dans les rues de Nîmes, je ne sais point par qui, mais c’est votre mission de le savoir. Vous êtes ici chef de la justice, et c’est à la justice de venger ceux qu’elle n’a pas su défendre.

— « Et qu’était votre frère ? demanda le procureur du roi.

— « Lieutenant au bataillon corse.

— « Un soldat de l’usurpateur, alors ?

— « Un soldat des armées françaises.

— « Eh bien, répliqua-t-il, il s’est servi de l’épée et il a péri par l’épée.

— « Vous vous trompez, monsieur ; il a péri par le poignard.

— « Que voulez-vous que j’y fasse ? répondit le magistrat.

— « Mais je vous l’ai dit : je veux que vous le vengiez.

— « Et de qui ?

— « De ses assassins.

— « Est-ce que je les connais, moi ?

— « Faites-les chercher.

— « Pourquoi faire ? Votre frère aura eu quelque querelle et se sera battu en duel. Tous ces anciens soldats se portent à des excès qui leur réussissaient sous l’Empire, mais qui tournent mal pour eux maintenant ; or, nos gens du Midi n’aiment ni les soldats, ni les excès.

— « Monsieur, repris-je, ce n’est pas pour moi que je vous prie. Moi, je pleurerai ou je me vengerai, voilà tout ; mais mon pauvre frère avait une femme. S’il m’arrivait malheur à mon tour, cette pauvre créature mourrait de faim, car le travail seul de mon frère la faisait vivre. Obtenez pour elle une petite pension du gouvernement.

— « Chaque révolution a ses catastrophes, répondit M. de Villefort ; votre frère a été victime de celle-ci, c’est un malheur, et le gouvernement ne doit rien à votre famille pour cela. Si nous avions à juger toutes les vengeances que les partisans de l’usurpateur ont exercées sur les partisans du roi quand à leur tour ils disposaient du pouvoir, votre frère serait peut-être aujourd’hui condamné à mort. Ce qui s’accomplit est chose toute naturelle, car c’est la loi des représailles.

— « Eh quoi ! monsieur, m’écriai-je, il est possible que vous me parliez ainsi, vous, un magistrat !…

— « Tous ces Corses sont fous, ma parole d’honneur ! répondit M. de Villefort, et ils croient encore que leur compatriote est empereur. Vous vous trompez de temps, mon cher ; il fallait venir me dire cela il y a deux mois. Aujourd’hui il est trop tard ; allez-vous-en donc, et si vous ne vous en allez pas, moi, je vais vous faire reconduire. »

Je le regardai un instant pour voir si par une nouvelle supplication il y avait quelque chose à espérer.

Cet homme était de pierre. Je m’approchai de lui :

— « Eh bien, lui dis-je à demi voix, puisque vous connaissez les Corses, vous devez savoir comment ils tiennent leur parole. Vous trouvez qu’on a bien fait de tuer mon frère qui était bonapartiste, parce que vous êtes royaliste, vous ; eh bien, moi, qui suis bonapartiste aussi, je vous déclare une chose : c’est que je vous tuerai, vous. À partir de ce moment je vous déclare la vendetta ; ainsi, tenez-vous bien, et gardez-vous de votre mieux, car la première fois que nous nous trouverons face à face, c’est que votre dernière heure sera venue. »

Et là-dessus, avant qu’il fût revenu de sa surprise j’ouvris la porte et je m’enfuis.

— Ah ! Ah ! dit Monte-Cristo, avec votre honnête figure, vous faites de ces choses-là, monsieur Bertuccio, et à un procureur du roi, encore ! Fi donc ! et savait-il au moins ce que cela voulait dire ce mot vendetta ?

— Il le savait si bien qu’à partir de ce moment il ne sortit plus seul et se calfeutra chez lui, me faisant chercher partout. Heureusement j’étais si bien caché qu’il ne put me trouver. Alors la peur le prit ; il trembla de rester plus longtemps à Nîmes ; il sollicita son changement de résidence, et, comme c’était en effet un homme influent, il fut nommé à Versailles ; mais, vous le savez, il n’y a pas de distance pour un Corse qui a juré de se venger de son ennemi, et sa voiture, si bien menée qu’elle fût, n’a jamais eu plus d’une demi-journée d’avance sur moi, qui cependant la suivis à pied.

L’important n’était pas de le tuer, cent fois j’en avais trouvé l’occasion ; mais il fallait le tuer sans être découvert et surtout sans être arrêté. Désormais je ne m’appartenais plus : j’avais à protéger et à nourrir ma belle-sœur. Pendant trois mois je guettai M. de Villefort ; pendant trois mois il ne fit pas un pas, une démarche, une promenade, que mon regard ne le suivît là où il allait. Enfin, je découvris qu’il venait mystérieusement à Auteuil : je le suivis encore et je le vis entrer dans cette maison où nous sommes ; seulement, au lieu d’entrer comme tout le monde par la grande porte de la rue, il venait soit à cheval, soit en voiture, laissait voiture ou cheval à l’auberge, et entrait par cette petite porte que vous voyez là.

Monte-Cristo fit de la tête un signe qui prouvait qu’au milieu de l’obscurité il distinguait en effet l’entrée indiquée par Bertuccio.

— Je n’avais plus besoin de rester à Versailles, je me fixai à Auteuil et je m’informai. Si je voulais le prendre, c’était évidemment là qu’il me fallait tendre mon piège.

La maison appartenait, comme le concierge l’a dit à Votre Excellence, à M. de Saint-Méran, beau père de Villefort. M. de Saint-Méran habitait Marseille ; par conséquent, cette campagne lui était inutile : aussi disait-on qu’il venait de la louer à une jeune veuve que l’on ne connaissait que sous le nom de la baronne.

En effet, un soir, en regardant par-dessus le mur, je vis une femme jeune et belle qui se promenait seule dans ce jardin, que nulle fenêtre étrangère ne dominait ; elle regardait fréquemment du côté de la petite porte, et je compris que ce soir-là elle attendait M. de Villefort. Lorsqu’elle fut assez près de moi pour que malgré l’obscurité je pusse distinguer ses traits, je vis une belle jeune femme de dix-huit à dix-neuf ans, grande et blonde. Comme elle était en simple peignoir et que rien ne gênait sa taille, je pus remarquer qu’elle était enceinte et que sa grossesse même paraissait avancée.

Quelques moments après, on ouvrit la petite porte ; un homme entra ; la jeune femme courut le plus vite qu’elle put à sa rencontre ; ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, s’embrassèrent tendrement et regagnèrent ensemble la maison.

Cet homme, c’était M. de Villefort. Je jugeai qu’en sortant, surtout s’il sortait la nuit, il devait traverser seul le jardin dans toute sa longueur.

— Et, demanda le comte, avez-vous su depuis le nom de cette femme ?

— Non, Excellence, répondit Bertuccio ; vous allez voir que je n’eus pas le temps de l’apprendre.

— Continuez.

— Ce soir-là, reprit Bertuccio, j’aurais pu tuer peut-être le procureur du roi ; mais je ne connaissais pas encore assez le jardin dans tous ses détails. Je craignis de ne pas le tuer raide, et, si quelqu’un accourait à ses cris, de ne pouvoir fuir. Je remis la partie au prochain rendez-vous, et, pour que rien ne m’échappât, je pris une petite chambre donnant sur la rue que longeait le mur du jardin.

Trois jours après, vers sept heures du soir, je vis sortir de la maison un domestique à cheval qui prit au galop le chemin qui conduisait à la route de Sèvres ; je présumai qu’il allait à Versailles. Je ne me trompais pas. Trois heures après, l’homme revint tout couvert de poussière ; son message était terminé.

Dix minutes après, un autre homme à pied, enveloppé d’un manteau, ouvrit la petite porte du jardin, qui se referma sur lui.

Je descendis rapidement. Quoique je n’eusse pas vu le visage de Villefort, je le reconnus au battement de mon cœur : je traversai la rue, je gagnai une borne placée à l’angle du mur et à l’aide de laquelle j’avais regardé une première fois dans le jardin.

Cette fois je ne me contentai pas de regarder, je tirai mon couteau de ma poche, je m’assurai que la pointe était bien affilée, et je sautai par-dessus le mur.

Mon premier soin fut de courir à la porte ; il avait laissé la clef en dedans, en prenant la simple précaution de donner un double tour à la serrure.

Rien n’entravait donc ma fuite de ce côté-là. Je me mis à étudier les localités. Le jardin formait un carré long, une pelouse de fin gazon anglais s’étendait au milieu, aux angles de cette pelouse étaient des massifs d’arbres au feuillage touffu et tout entremêlé de fleurs d’automne.

Pour se rendre de la maison à la petite porte, ou de la petite porte à la maison, soit qu’il entrât, soit qu’il sortît, M. de Villefort était obligé de passer près d’un de ces massifs.

On était à la fin de septembre ; le vent soufflait avec force ; un peu de lune pâle, et voilée à chaque instant par de gros nuages qui glissaient rapidement au ciel, blanchissait le sable des allées qui conduisaient à la maison, mais ne pouvait percer l’obscurité de ces massifs touffus dans lesquels un homme pouvait demeurer caché sans qu’il y eût crainte qu’on ne l’aperçût.

Je me cachai dans celui le plus près duquel devait passer Villefort ; à peine y étais-je, qu’au milieu des bouffées de vent qui courbaient les arbres au-dessus de mon front, je crus distinguer comme des gémissements. Mais vous savez, ou plutôt vous ne savez pas, monsieur le comte, que celui qui attend le moment de commettre un assassinat croit toujours entendre pousser des cris sourds dans l’air. Deux heures s’écoulèrent pendant lesquelles, à plusieurs reprises, je crus entendre les mêmes gémissements. Minuit sonna.

Comme le dernier son vibrait encore lugubre et retentissant, j’aperçus une lueur illuminant les fenêtres de l’escalier dérobé par lequel nous sommes descendus tout à l’heure.

La porte s’ouvrit, et l’homme au manteau reparut.

C’était le moment terrible ; mais depuis si longtemps je m’étais préparé à ce moment, que rien en moi ne faiblit : je tirai mon couteau, je l’ouvris et je me tins prêt.

L’homme au manteau vint droit à moi ; mais à mesure qu’il avançait dans l’espace découvert, je croyais remarquer qu’il tenait une arme de la main droite : j’eus peur, non pas d’une lutte, mais d’un insuccès. Lorsqu’il fut à quelques pas de moi seulement, je reconnus que ce que j’avais pris pour une arme n’était rien autre chose qu’une bêche.

Je n’avais pas encore pu deviner dans quel but M. de Villefort tenait une bêche à la main, lorsqu’il s’arrêta sur la lisière du massif, jeta un regard autour de lui, et se mit à creuser un trou dans la terre. Ce fut alors que je m’aperçus qu’il y avait quelque chose dans son manteau, qu’il venait de déposer sur la pelouse pour être plus libre de ses mouvements.

Alors, je l’avoue, un peu de curiosité se glissa dans ma haine : je voulus voir ce que venait faire là Villefort ; je restai immobile, sans haleine ; j’attendis.

Puis une idée m’était venue, qui se confirma en voyant le procureur du roi tirer de son manteau un petit coffre long de deux pieds et large de six à huit pouces.

Je le laissai déposer le coffre dans le trou, sur lequel il repoussa la terre ; puis, sur cette terre fraîche, il appuya ses pieds pour faire disparaître la trace de l’œuvre nocturne. Je m’élançai alors sur lui et je lui enfonçai mon couteau dans la poitrine en lui disant :

— « Je suis Giovanni Bertuccio ! ta mort pour mon frère, ton trésor pour sa veuve : tu vois bien que ma vengeance est plus complète que je ne l’espérais. »

Je ne sais s’il entendit ces paroles ; je ne le crois pas, car il tomba sans pousser un cri ; je sentis les flots de son sang rejaillir brûlants sur mes mains et sur mon visage ; mais j’étais ivre, j’étais en délire ; ce sang me rafraîchissait au lieu de me brûler. En une seconde, j’eus déterré le coffret à l’aide de la bêche ; puis, pour qu’on ne vît pas que je l’avais enlevé, je comblai à mon tour le trou, je jetai la bêche par dessus le mur, je m’élançai par la porte, que je fermai à double tour en dehors et dont j’emportai la clef.

— Bon ! dit Monte-Cristo, c’était, à ce que je vois, un petit assassinat doublé de vol.

— Non, Excellence, répondit Bertuccio, c’était une vendetta suivie de restitution.

— Et la somme était ronde, au moins ?

— Ce n’était pas de l’argent.

— Ah ! oui, je me rappelle, dit Monte-Cristo ; n’avez-vous pas parlé d’un enfant ?

— Justement, Excellence. Je courus jusqu’à la rivière, je m’assis sur le talus, et, pressé de savoir ce que contenait le coffre, je fis sauter la serrure avec mon couteau.
 
Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo