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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
XV LE CARNAVAL DE ROME. (cont.) Les deux jeunes gens voulurent lui faire quelque observation, mais ils n’avaient véritablement aucune bonne raison de refuser une offre qui d’ailleurs leur était agréable. Ils finirent donc par accepter. Le comte de Monte-Cristo resta un quart d’heure à peu près avec eux, parlant de toutes choses avec une facilité extrême. Il était, comme on a déjà pu le remarquer, fort au courant de la littérature de tous les pays. Un coup d’œil jeté sur les murailles de son salon avait prouvé à Franz et à Albert qu’il était amateur de tableaux. Quelques mots sans prétention, qu’il laissa tomber en passant, leur prouvèrent que les sciences ne lui étaient pas étrangères ; il paraissait surtout s’être particulièrement occupé de chimie. Les deux amis n’avaient pas la prétention de rendre au comte le déjeuner qu’il leur avait donné ; c’eût été une trop mauvaise plaisanterie à lui faire que lui offrir, en échange de son excellente table, l’ordinaire fort médiocre de maître Pastrini. Ils le lui dirent tout franchement, et il reçut leurs excuses en homme qui appréciait leur délicatesse. Albert était ravi des manières du comte, que sa science seule l’empêchait de reconnaître pour un véritable gentilhomme. La liberté de disposer entièrement de la voiture le comblait surtout de joie : il avait ses vues sur ses gracieuses paysannes ; et, comme elles lui étaient apparues la veille dans une voiture fort élégante, il n’était pas fâché de continuer à paraître sur ce point avec elles sur un pied d’égalité. À une heure et demie, les deux jeunes gens descendirent ; le cocher et les laquais avaient eu l’idée de mettre leurs habits de livrées sur leurs peaux de bêtes, ce qui leur donnait une tournure encore plus grotesque que la veille, et ce qui leur valut tous les compliments de Franz et d’Albert. Albert avait attaché sentimentalement son bouquet de violettes fanées à sa boutonnière. Au premier son de la cloche, ils partirent et se précipitèrent dans la rue du Cours par la via Vittoria. Au second tour, un bouquet de violettes fraîches, parti d’une calèche chargée de paillassines, et qui vint tomber dans la calèche du comte, indiqua à Albert que, comme lui et son ami, les paysannes de la veille avaient changé de costume, et que, soit par hasard, soit par un sentiment pareil à celui qui l’avait fait agir, tandis qu’il avait galamment pris leur costume, elles, de leur côté, avaient pris le sien. Albert mit le bouquet frais à la place de l’autre, mais il garda le bouquet fané dans sa main ; et, quand il croisa de nouveau la calèche, il le porta amoureusement à ses lèvres : action qui parut récréer beaucoup non seulement celle qui le lui avait jeté, mais encore ses folles compagnes. La journée fut non moins animée que la veille, il est probable même qu’un profond observateur y eût encore reconnu une augmentation de bruit et de gaieté. Un instant on aperçut le comte à sa fenêtre, mais lorsque la voiture repassa il avait déjà disparu. Il va sans dire que l’échange de coquetteries entre Albert et la paillassine aux bouquets de violettes dura toute la journée. Le soir, en rentrant, Franz trouva une lettre de l’ambassade ; on lui annonçait qu’il aurait l’honneur d’être reçu le lendemain par Sa Sainteté. À chaque voyage précédent qu’il avait fait à Rome, il avait sollicité et obtenu la même faveur ; et, autant par religion que par reconnaissance, il n’avait pas voulu toucher barre dans la capitale du monde chrétien sans mettre son respectueux hommage aux pieds d’un des successeurs de saint Pierre, qui a donné le rare exemple de toutes les vertus. Il ne s’agissait donc pas pour lui, ce jour-là, de songer au carnaval ; car, malgré la bonté dont il entoure sa grandeur, c’est toujours avec un respect plein de profonde émotion que l’on s’apprête à s’incliner devant ce noble et saint vieillard qu’on nomme Grégoire XVI. En sortant du Vatican, Franz revint droit à l’hôtel en évitant même de passer par la rue du Cours. Il emportait un trésor de pieuses pensées, pour lesquelles le contact des folles joies de la mascherata eût été une profanation. À cinq heures dix minutes, Albert rentra. Il était au comble de la joie ; la paillassine avait repris son costume de paysanne, et en croisant la calèche d’Albert elle avait levé son masque. Elle était charmante. Franz fit à Albert ses compliments bien sincères ; il les reçut en homme à qui ils sont dus. Il avait reconnu, disait-il, à certains signes d’élégance inimitable, que sa belle inconnue devait appartenir à la plus haute aristocratie. Il était décidé à lui écrire le lendemain. Franz, tout en recevant cette confidence, remarqua qu’Albert paraissait avoir quelque chose à lui demander, et que cependant il hésitait à lui adresser cette demande. Il insista, en lui déclarant d’avance qu’il était prêt à faire, au profit de son bonheur, tous les sacrifices qui seraient en son pouvoir. Albert se fit prier tout juste le temps qu’exigeait une amicale politesse : puis enfin il avoua à Franz qu’il lui rendrait service en lui abandonnant pour le lendemain la calèche à lui tout seul. Albert attribuait à l’absence de son ami l’extrême bonté qu’avait eue la belle paysanne de soulever son masque. On comprend que Franz n’était pas assez égoïste pour arrêter Albert au milieu d’une aventure qui promettait à la fois d’être si agréable pour sa curiosité et si flatteuse pour son amour-propre. Il connaissait assez la parfaite indiscrétion de son digne ami pour être sûr qu’il le tiendrait au courant des moindres détails de sa bonne fortune ; et comme, depuis deux ou trois ans qu’il parcourait l’Italie en tous sens, il n’avait jamais eu la chance même d’ébaucher semblable intrigue pour son compte, Franz n’était pas fâché d’apprendre comment les choses se passaient en pareil cas. Il promit donc à Albert qu’il se contenterait le lendemain de regarder le spectacle des fenêtres du palais Rospoli. En effet, le lendemain il vit passer et repasser Albert. Il avait un énorme bouquet que sans doute il avait chargé d’être le porteur de son épître amoureuse. Cette probabilité se changea en certitude quand Franz revit le même bouquet remarquable par un cercle de camélias blancs, entre les mains d’une charmante paillassine habillée de satin rose. Aussi le soir ce n’était plus de la joie, c’était du délire. Albert ne doutait pas que la belle inconnue ne lui répondit par la même voie. Franz alla au-devant de ses désirs en lui disant que tout ce bruit le fatiguait, et qu’il était décidé à employer la journée du lendemain à revoir son album et à prendre des notes. Au reste, Albert ne s’était pas trompé dans ses prévisions : le lendemain au soir Franz le vit entrer d’un seul bond dans sa chambre, secouant machinalement un carré de papier qu’il tenait par un de ses angles. — Eh bien ! dit-il, m’étais-je trompé ? — Elle a répondu ! s’écria Franz. — Lisez. Ce mot fut prononcé avec une intonation impossible à rendre. Franz prit le billet et lut : « Mardi soir, à sept heures, descendez de votre voiture en face de la via dei Pontefici, et suivez la paysanne romaine qui vous arrachera votre moccoletto. Lorsque vous arriverez sur la première marche de l’église de San-Giacomo, ayez soin, pour qu’elle puisse vous reconnaître, de nouer un ruban rose sur l’épaule de votre costume de paillasse. « D’ici là vous ne me verrez plus « Constance et discrétion. » — Eh bien ! dit-il à Franz, lorsque celui-ci eu terminé cette lecture, que pensez-vous de cela, cher ami ? — Mais je pense, répondit Franz, que la chose prend tout le caractère d’une aventure fort agréable. — C’est mon avis aussi, dit Albert, et j’ai grand peur que vous n’alliez seul au bal du duc de Bracciano. Franz et Albert avaient reçu le matin même chacun une invitation du célèbre banquier romain. — Prenez garde, mon cher Albert, dit Franz, toute l’aristocratie sera chez le duc ; et si votre belle inconnue est véritablement de l’aristocratie, elle ne pourra se dispenser d’y paraître. — Qu’elle y paraisse ou non, je maintiens mon opinion sur elle, continua Albert. Vous avez lu le billet ? — Oui. — Vous savez la pauvre éducation que reçoivent en Italie les femmes du mezzo cito ? On appelle ainsi la bourgeoisie. — Oui, répondit encore Franz. — Eh bien ! relisez ce billet, examinez l’écriture, et cherchez-moi une faute ou de langue ou d’orthographe. En effet, l’écriture était charmante et l’orthographe irréprochable. — Vous êtes prédestiné, dit Franz à Albert en lui rendant pour la seconde fois le billet. — Riez tant que vous voudrez, plaisantez tout à votre aise, reprit Albert, je suis amoureux. — Oh ! mon Dieu ! vous m’effrayez ! s’écria Franz, et je vois que non seulement j’irai seul au bal du duc de Bracciano, mais encore que je pourrais bien retourner seul à Florence. — Le fait est que si mon inconnue est aussi aimable qu’elle est belle, je vous déclare que je me fixe à Rome pour six semaines au moins. J’adore Rome, et d’ailleurs j’ai toujours eu un goût marqué pour l’archéologie. — Allons, encore une rencontre ou deux comme celle-là, et je ne désespère pas de vous voir membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Sans doute Albert allait discuter sérieusement ses droits au fauteuil académique, mais on vint annoncer aux deux jeunes gens qu’ils étaient servis. Or, l’amour chez Albert n’était nullement contraire à l’appétit. Il s’empressa donc, ainsi que son ami, de se mettre à table, quitte à reprendre la discussion après le dîner. Après le dîner, on annonça le comte de Monte-Cristo. Depuis deux jours les jeunes gens ne l’avaient pas aperçu. Une affaire, avait dit maître Pastrini, l’avait appelé à Civita-Vecchia. Il était parti la veille au soir, et se trouvait de retour depuis une heure seulement. Le comte fut charmant ; soit qu’il s’observât, soit que l’occasion n’éveillât point chez lui les fibres acrimonieuses que certaines circonstances avaient déjà fait résonner deux ou trois fois dans ses amères paroles, il fut à peu près comme tout le monde. Cet homme était pour Franz une véritable énigme. Le comte ne pouvait douter que le jeune voyageur ne l’eût reconnu ; et cependant, pas une seule parole depuis leur nouvelle rencontre ne semblait indiquer dans sa bouche qu’il se rappelât l’avoir vu ailleurs. De son côté, quelque envie qu’eût Franz de faire allusion à leur première entrevue, la crainte d’être désagréable à un homme qui l’avait comblé, lui et son ami, de prévenances, le retenait ; il continua donc de rester sur la même réserve que lui. Il avait appris que les deux amis avaient voulu faire prendre une loge dans le théâtre Argentina, et qu’on leur avait répondu que tout était loué. En conséquence, il leur apportait la clef de la sienne : du moins c’était le motif apparent de sa visite. Franz et Albert firent quelques difficultés, alléguant la crainte de l’en priver lui-même ; mais le comte leur répondit qu’allant ce soir-là au théâtre Palli, sa loge au théâtre Argentina serait perdue s’ils n’en profitaient pas. Cette assurance détermina les deux amis à accepter. Franz s’était peu à peu habitué à cette pâleur du comte qui l’avait si fort frappé la première fois qu’il l’avait vu. Il ne pouvait s’empêcher de rendre justice à la beauté de sa tête sévère, dont la pâleur était le seul défaut ou peut-être la principale qualité. Véritable héros de Byron, Franz ne pouvait, nous ne dirons pas le voir, mais seulement songer à lui sans qu’il se représentât ce visage sombre sur les épaules de Manfred ou sous la toque de Lara. Il avait ce pli du front qui indique la présence incessante d’une pensée amère ; il avait ces yeux ardents qui lisent au plus profond des âmes ; il avait cette lèvre hautaine et moqueuse qui donne aux paroles qui s’en échappent ce caractère particulier qui fait qu’elles se gravent profondément dans la mémoire de ceux qui les écoutent. Le comte n’était plus jeune ; il avait quarante ans au moins, et cependant on comprenait à merveille qu’il était fait pour l’emporter sur les jeunes gens avec lesquels il se trouverait. En réalité, c’est que, par une dernière ressemblance avec les héros fantastiques du poète anglais, le comte semblait avoir le don de la fascination. Albert ne tarissait pas sur le bonheur que lui et Franz avaient eu de rencontrer un pareil homme. Franz était moins enthousiaste, et cependant il subissait l’influence qu’exerce tout homme supérieur sur l’esprit de ceux qui l’entourent. Il pensait à ce projet qu’avait déjà deux ou trois fois manifesté le comte d’aller à Paris, et il ne doutait pas qu’avec son caractère excentrique, son visage caractérisé et sa fortune colossale, le comte n’y produisît le plus grand effet. Et cependant il ne désirait pas se trouver à Paris quand il y viendrait. La soirée se passa comme les soirées se passent d’habitude au théâtre en Italie, non pas à écouter les chanteurs, mais à faire des visites et à causer. La comtesse G… voulait ramener la conversation sur le comte, mais Franz lui annonça qu’il avait quelque chose de beaucoup plus nouveau à lui apprendre, et, malgré les démonstrations de fausse modestie auxquelles se livra Albert, il raconta à la comtesse le grand événement qui, depuis trois jours, formait l’objet de la préoccupation des deux amis. Comme ces intrigues ne sont pas rares en Italie, du moins s’il faut en croire les voyageurs, la comtesse ne fit pas le moins du monde l’incrédule, et félicita Albert sur les commencements d’une aventure qui promettait de se terminer d’une façon si satisfaisante. On se quitta en se promettant de se retrouver au bal du duc de Bracciano, auquel Rome entière était invitée. La dame au bouquet tint sa promesse : ni le lendemain ni le surlendemain elle ne donna à Albert signe d’existence. Enfin arriva le mardi, le dernier et le plus bruyant des jours du carnaval. Le mardi, les théâtres s’ouvrent à dix heures du matin ; car, passé huit heures du soir, on entre dans le carême. Le mardi, tout ce qui, faute de temps, d’argent ou d’enthousiasme, n’a pas pris part encore aux fêtes précédentes, se mêle à la bacchanale, se laisse entraîner par l’orgie, et apporte sa part de bruit et de mouvement au mouvement et au bruit général. Depuis deux heures jusqu’à cinq heures, Franz et Albert suivirent la file, échangeant des poignées de confetti avec les voitures de la file opposée et les piétons qui circulaient entre les pieds des chevaux, entre les roues des carrosses, sans qu’il survînt au milieu de cette affreuse cohue un seul accident, une seule dispute, une seule rixe. Les Italiens sont le peuple par excellence sous ce rapport. Les fêtes sont pour eux de véritables fêtes. L’auteur de cette histoire, qui a habité l’Italie cinq ou six ans, ne se rappelle pas avoir jamais vu une solennité troublée par un seul de ces événements qui servent toujours de corollaire aux nôtres. Albert triomphait dans son costume de paillasse. Il avait sur l’épaule un nœud de ruban rose dont les extrémités lui tombaient jusqu’aux jarrets. Pour n’amener aucune confusion entre lui et Franz, celui-ci avait conservé son costume de paysan romain. Plus la journée s’avançait, plus le tumulte devenait grand ; il n’y avait pas sur tous ces pavés, dans toutes ces voitures, à toutes ces fenêtres, une bouche qui restât muette, un bras qui demeurât oisif ; c’était véritablement un orage humain composé d’un tonnerre de cris et d’une grêle de dragées, de bouquets, d’œufs, d’oranges, de fleurs. À trois heures, le bruit de boîtes tirées à la fois sur la place du Peuple et au palais de Venise, perçant à grand-peine cet horrible tumulte, annonça que les courses allaient commencer. Les courses, comme les moccoli, sont un des épisodes particuliers des derniers jours du carnaval. Au bruit de ces boîtes, les voitures rompirent à l’instant même leurs rangs et se réfugièrent chacune dans la rue transversale la plus proche de l’endroit où elles se trouvaient. Toutes ces évolutions se font, au reste, avec une inconcevable adresse et une merveilleuse rapidité, et cela sans que la police se préoccupe le moins du monde d’assigner à chacun son poste ou de tracer à chacun sa route. Les piétons se collèrent contre les palais, puis on entendit un grand bruit de chevaux et de fourreaux de sabre. Une escouade de carabiniers sur quinze de front parcourait au galop et dans toute sa largeur la rue du Cours, qu’elle balayait pour faire place aux barberi. Lorsque l’escouade arriva au palais de Venise, le retentissement d’une autre batterie de boîtes annonça que la rue était libre. Presque aussitôt, au milieu d’une clameur immense, universelle, inouïe, on vit passer comme des ombres sept ou huit chevaux excités par les clameurs de trois cent mille personnes et par les châtaignes de fer qui leur bondissent sur le dos ; puis le canon du château Saint-Ange tira trois coups : c’était pour annoncer que le numéro trois avait gagné. Aussitôt, sans autre signal que celui-là, les voitures se remirent en mouvement, refluant vers le Corso, débordant par toutes les rues comme des torrents un instant contenus qui se rejettent tous ensemble dans le lit du fleuve qu’ils alimentent, et le flot immense reprit, plus rapide que jamais, son cours entre les deux rives de granit. Seulement un nouvel élément de bruit et de mouvement s’était encore mêlé à cette foule : les marchands de moccoli venaient d’entrer en scène. Les moccoli ou moccoletti sont des bougies qui varient de grosseur, depuis le cierge pascal jusqu’au rat de cave, et qui éveillent chez les acteurs de la grande scène qui termine le carnaval romain deux préoccupations opposées : 1o Celle de conserver allumé son moccoletto ; 2o Celle d’éteindre le moccoletto des autres. Il en est du moccoletto comme de la vie : l’homme n’a encore trouvé qu’un moyen de la transmettre ; et ce moyen il le tient de Dieu. Mais il a découvert mille moyens de l’ôter ; il est vrai que pour cette suprême opération le diable lui est quelque peu venu en aide. Le moccoletto s’allume en l’approchant d’une lumière quelconque. Mais qui décrira les mille moyens inventés pour éteindre le moccoletto, les soufflets gigantesques, les éteignoirs monstres, les éventails surhumains ? Chacun se hâta donc d’acheter des moccoletti, Franz et Albert comme les autres. La nuit s’approchait rapidement ; et déjà, au cri de : Moccoli ! répété par les voix stridentes d’un millier d’industriels, deux ou trois étoiles commencèrent à briller au-dessus de la foule. Ce fut comme un signal. Au bout de dix minutes, cinquante mille lumières scintillèrent, descendant du palais de Venise à la place du Peuple, et remontant de la place du Peuple au palais de Venise. On eût dit la fête des feux follets. On ne peut se faire une idée de cet aspect si on ne l’a pas vu. Supposez toutes les étoiles se détachant du ciel et venant se mêler sur la terre à une danse insensée. Le tout accompagné de cris comme jamais oreille humaine n’en a entendu sur le reste de la surface du globe. C’est en ce moment surtout qu’il n’y a plus de distinction sociale. Le facchino s’attache au prince, le prince au Transtévère, le Transtévère au bourgeois, chacun soufflant, éteignant, ranimant. Si le vieil Éole apparaissait en ce moment, il serait proclamé roi des moccoli, et Aquilon héritier présomptif de la couronne. Cette course folle et flamboyante dura deux heures à peu près ; la rue du Cours était éclairée comme en plein jour, on distinguait les traits des spectateurs jusqu’au troisième et quatrième étage. De cinq minutes en cinq minutes Albert tirait sa montre ; enfin elle marqua sept heures. Les deux amis se trouvaient justement à la hauteur de la via dei Pontefici ; Albert sauta à bas de la calèche, son moccoletto à la main. Deux ou trois masques voulurent s’approcher de lui pour l’éteindre ou le lui arracher ; mais, en habile boxeur, Albert les envoya les uns après les autres rouler à dix pas de lui en continuant sa course vers l’église de San-Giacomo. Les degrés étaient chargés de curieux et de masques qui luttaient à qui s’arracherait le flambeau des mains. Franz suivait des yeux Albert, et le vit mettre le pied sur la première marche ; puis presque aussitôt un masque, portant le costume bien connu de la paysanne au bouquet, allongea le bras, et, sans que cette fois il fit aucune résistance, lui enleva le moccoletto. Franz était trop loin pour entendre les paroles qu’ils échangèrent ; mais sans doute elles n’eurent rien d’hostile, car il vit s’éloigner Albert et la paysanne bras dessus bras dessous. Quelque temps il les suivit au milieu de la foule, mais à la via Macello il les perdit de vue. Tout à coup le son de la cloche qui donne le signal de la clôture du carnaval retentit, et au même instant tous les moccoli s’éteignirent comme par enchantement. On eût dit qu’une seule et immense bouffée de vent avait tout anéanti. Franz se trouva dans l’obscurité la plus profonde. Du même coup tous les cris cessèrent, comme si le souffle puissant qui avait emporté les lumières emportait en même temps le bruit. On n’entendit plus que le roulement des carrosses qui menaient les masques chez eux ; on ne vit plus que les rares lumières qui brillaient derrière les fenêtres. Le carnaval était fini. |
Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo |