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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
XV LE CARNAVAL DE ROME. Quand Franz revint à lui, il trouva Albert qui buvait un verre d’eau dont sa pâleur indiquait qu’il avait grand besoin, et le comte qui passait déjà son costume de paillasse. Il jeta machinalement les yeux sur la place ; tout avait disparu, échafaud, bourreaux, victimes ; il ne restait plus que le peuple, bruyant, affairé, joyeux ; la cloche du monte Citorio, qui ne retentit que pour la mort du pape et l’ouverture de la mascherata, sonnait à pleines volées. — Eh bien ! demanda-t-il au comte, que s’est-il donc passé ? — Rien, absolument rien, dit-il, comme vous voyez ; seulement le carnaval est commencé, habillons-nous vite. — En effet, répondit Franz au comte, il ne reste de toute cette horrible scène que la trace d’un rêve. — C’est que ce n’est pas autre chose qu’un rêve, qu’un cauchemar, que vous avez eu. — Oui, moi ; mais le condamné ? — C’est un rêve aussi ; seulement il est resté endormi, lui, tandis que vous vous êtes réveillé, vous ; et qui peut dire lequel de vous deux est le privilégié ? — Mais Peppino, demanda Franz, qu’est-il devenu ? — Peppino est un garçon de sens qui n’a pas le moindre amour-propre, et qui, contre l’habitude des hommes qui sont furieux lorsqu’on ne s’occupe pas d’eux, a été enchanté, lui, de voir que l’attention générale se portait sur son camarade ; il a en conséquence profité de cette distraction pour se glisser dans la foule et disparaître, sans même remercier les dignes prêtres qui l’avaient accompagné. Décidément, l’homme est un animal fort ingrat et fort égoïste… Mais habillez-vous ; tenez, vous voyez que M. de Morcerf vous donne l’exemple. En effet, Albert passait machinalement son pantalon de taffetas par-dessus son pantalon noir et ses bottes vernies. — Eh bien ! Albert, demanda Franz, êtes-vous bien en train de faire des folies ? Voyons, répondez franchement. — Non, dit-il, mais en vérité je suis aise maintenant d’avoir vu une pareille chose, et je comprends ce que disait M. le comte : c’est que, lorsqu’on a pu s’habituer une fois à un pareil spectacle, ce soit le seul qui donne encore des émotions. — Sans compter que c’est en ce moment-là seulement qu’on peut faire des études de caractères, dit le comte ; sur la première marche de l’échafaud, la mort arrache le masque qu’on a porté toute la vie, et le véritable visage apparaît. Il faut en convenir, celui d’Andrea n’était pas beau à voir… Le hideux coquin !… Habillons-nous, Messieurs, habillons-nous ! Il eût été ridicule à Franz de faire la petite maîtresse et de ne pas suivre l’exemple que lui donnaient ses deux compagnons. Il passa donc à son tour son costume et mit son masque, qui n’était certainement pas plus pâle que son visage. La toilette achevée, on descendit. La voiture attendait à la porte, pleine de confetti et de bouquets. On prit la file. Il est difficile de se faire l’idée d’une opposition plus complète que celle qui venait de s’opérer. Au lieu de ce spectacle de mort sombre et silencieux, la place del Popolo présentait l’aspect d’une folle et bruyante orgie. Une foule de masques sortaient, débordant de tous les côtés, s’échappant par les portes, descendant par les fenêtres ; les voitures débouchaient à tous les coins de rue, chargées de pierrots, d’arlequins, de dominos, de marquis, de Transtévères, de grotesques, de chevaliers, de paysans : tout cela criant, gesticulant, lançant des œufs pleins de farine, des confetti, des bouquets ; attaquant de la parole et du projectile amis et étrangers, connus et inconnus, sans que personne ait le droit de s’en fâcher, sans que pas un fasse autre chose que d’en rire. Franz et Albert étaient comme des hommes que, pour les distraire d’un violent chagrin, on conduirait dans une orgie, et qui, à mesure qu’ils boivent et qu’ils s’enivrent, sentent un voile s’épaissir entre le passé et le présent. Ils voyaient toujours, ou plutôt ils continuaient de sentir en eux le reflet de ce qu’ils avaient vu. Mais peu à peu l’ivresse générale les gagna : il leur sembla que leur raison chancelante allait les abandonner ; ils éprouvaient un besoin étrange de prendre leur part de ce bruit, de ce mouvement, de ce vertige. Une poignée de confetti qui arriva à Morcerf d’une voiture voisine, et qui, en le couvrant de poussière, ainsi que ses deux compagnons, piqua son cou et toute la portion de visage que ne garantissait pas le masque, comme si on lui eût jeté un cent d’épingles, acheva de le pousser à la lutte générale dans laquelle étaient déjà engagés tous les masques qu’ils rencontraient. Il se leva à son tour dans la voiture, il puisa à pleines mains dans les sacs, et, avec toute la vigueur et l’adresse dont il était capable, il envoya à son tour œufs et dragées à ses voisins. Dès lors, le combat était engagé. Le souvenir de ce qu’ils avaient vu une demi-heure auparavant s’effaça tout à fait de l’esprit des deux jeunes gens, tant le spectacle bariolé, mouvant, insensé, qu’ils avaient sous les yeux, était venu leur faire diversion. Quant au comte de Monte-Cristo, il n’avait jamais, comme nous l’avons dit, paru impressionné un seul instant. En effet, qu’on se figure cette grande et belle rue du Cours, bordée d’un bout à l’autre de palais à quatre ou cinq étages avec tous leurs balcons garnis de tapisseries, avec toutes leurs fenêtres drapées ; à ces balcons et à ces fenêtres, trois cent mille spectateurs, Romains, Italiens, étrangers venus des quatre parties du monde : toutes les aristocraties réunies, aristocraties de naissance, d’argent, de génie ; des femmes charmantes, qui, subissant elles-mêmes l’influence de ce spectacle, se courbent sur les balcons, se penchent hors des fenêtres, font pleuvoir sur les voitures qui passent une grêle de confetti qu’on leur rend en bouquets ; l’atmosphère tout épaissie de dragées qui descendent et de fleurs qui montent ; puis sur le pavé des rues une foule joyeuse, incessante, folle, avec des costumes insensés : des choux gigantesques qui se promènent, des têtes de buffles qui mugissent sur des corps d’hommes, de chiens qui semblent marcher sur les pieds de devant ; au milieu de tout cela un masque qui se soulève, et dans cette tentation de saint Antoine rêvée par Callot, quelque Astarté qui montre une ravissante figure, qu’on veut suivre et de laquelle on est séparé par des espèces de démons pareils à ceux qu’on voit dans ses rêves, et l’on aura une faible idée de ce qu’est le carnaval de Rome. Au second tour le comte fit arrêter la voiture et demanda à ses compagnons la permission de les quitter, laissant sa voiture à leur disposition. Franz leva les yeux : on était en face du palais Rospoli ; et à la fenêtre du milieu, à celle qui était drapée d’une pièce de damas blanc avec une croix rouge, était un domino bleu, sous lequel l’imagination de Franz se représenta sans peine la belle Grecque du théâtre Argentina. — Messieurs, dit le comte en sautant à terre, quand vous serez las d’être acteurs et que vous voudrez redevenir spectateurs, vous savez que vous avez place à mes fenêtres. En attendant, disposez de mon cocher, de ma voiture et de mes domestiques. Nous avons oublié de dire que le cocher du comte était gravement vêtu d’une peau d’ours noir, exactement pareille à celle d’Odry dans l’Ours et le Pacha, et que les deux laquais qui se tenaient debout derrière la calèche possédaient des costumes de singe vert, parfaitement adaptés à leurs tailles, et des masques à ressorts avec lesquels ils faisaient la grimace aux passants. Franz remercia le comte de son offre obligeante : quant à Albert, il était en coquetterie avec une pleine voiture de paysannes romaines, arrêtée, comme celle du comte, par un de ces repos si communs dans les files et qu’il écrasait de bouquet. Malheureusement pour lui la file reprit son mouvement, et tandis qu’il descendait vers la place del Popolo, la voiture qui avait attiré son attention remontait vers le palais de Venise. — Ah ! mon cher ! dit-il à Franz, vous n’avez pas vu ?… — Quoi ? demanda Franz. — Tenez, cette calèche qui s’en va toute chargée de paysannes romaines. — Non. — Eh bien ! je suis sûr que ce sont des femmes charmantes. — Quel malheur que vous soyez masqué, mon cher Albert, dit Franz, c’était le moment de vous rattraper de vos désappointements amoureux ! — Oh ! répondit-il moitié riant, moitié convaincu, j’espère bien que le carnaval ne se passera pas sans m’apporter quelque dédommagement. Malgré cette espérance d’Albert, toute la journée se passa sans autre aventure que la rencontre, deux ou trois fois renouvelée, de la calèche aux paysannes romaines. À l’une de ces rencontres, soit hasard, soit calcul d’Albert, son masque se détacha. À cette rencontre, il prit le reste du bouquet et le jeta dans la calèche. Sans doute une des femmes charmantes qu’Albert devinait sous le costume coquet de paysannes fut touchée de cette galanterie, car à son tour, lorsque la voiture des deux amis repassa, elle y jeta un bouquet de violettes. Albert se précipita sur le bouquet. Comme Franz n’avait aucun motif de croire qu’il était à son adresse, il laissa Albert s’en emparer, Albert le mit victorieusement à sa boutonnière, et la voiture continua sa course triomphante. — Eh bien ! lui dit Franz, voilà un commencement d’aventure ! — Riez tant que vous voudrez, répondit-il, mais en vérité je crois que oui ; aussi je ne quitte plus ce bouquet. — Pardieu, je crois bien ! dit Franz en riant, c’est un signe de reconnaissance. La plaisanterie, au reste, prit bientôt un caractère de réalité, car lorsque, toujours conduits par la file, Franz et Albert croisèrent de nouveau la voiture des contadine, celle qui avait jeté le bouquet à Albert battit des mains en le voyant à sa boutonnière. — Bravo, mon cher ! bravo ! lui dit Franz, voilà qui se prépare à merveille ! Voulez-vous que je vous quitte et vous est-il plus agréable d’être seul ? — Non, dit-il, ne brusquons rien ; je ne veux pas me laisser prendre comme un sot à une première démonstration, à un rendez-vous sous l’horloge, comme nous disons pour le bal de l’Opéra. Si la belle paysanne a envie d’aller plus loin, nous la retrouverons demain ou plutôt elle nous retrouvera. Alors elle me donnera signe d’existence, et je verrai ce que j’aurai à faire. — En vérité, mon cher Albert, dit Franz, vous êtes sage comme Nestor et prudent comme Ulysse ; et si votre Circé parvient à vous changer en une bête quelconque, il faudra qu’elle soit bien adroite ou bien puissante. Albert avait raison. La belle inconnue avait résolu sans doute de ne pas pousser plus loin l’intrigue ce jour-là ; car, quoique les jeunes gens fissent encore plusieurs tours, ils ne revirent pas la calèche qu’ils cherchaient des yeux : elle avait disparu sans doute par une des rues adjacentes. Alors ils revinrent au palais Rospoli, mais le comte aussi avait disparu avec le domino bleu. Les deux fenêtres tendues en damas jaune continuaient, au reste, à être occupées par des personnes qu’il avait sans doute invitées. En ce moment, la même cloche qui avait sonné l’ouverture de la mascherata sonna la retraite. La file du Corso se rompit aussitôt, et en un instant toutes les voitures disparurent dans les rues transversales. Franz et Albert étaient en ce moment en face de la via delle Maratte. Le cocher l’enfila sans rien dire, et, gagnant la place d’Espagne en longeant le palais Poli, il s’arrêta devant l’hôtel. Maître Pastrini vint recevoir ses hôtes sur le seuil de la porte. Le premier soin de Franz fut de s’informer du comte, et d’exprimer le regret de ne l’avoir pas repris à temps, mais Pastrini le rassura en lui disant que le comte de Monte-Cristo avait commandé une seconde voiture pour lui, et que cette voiture était allée le chercher à quatre heures au palais Rospoli. Il était en outre chargé, de sa part, d’offrir aux deux amis la clef de sa loge au théâtre Argentina. Franz interrogea Albert sur ses dispositions, mais Albert avait de grands projets à mettre à exécution avant de penser à aller au théâtre ; en conséquence, au lieu de répondre, il s’informa si maître Pastrini pourrait lui procurer un tailleur. — Un tailleur, demanda notre hôte, et pourquoi faire ? — Pour nous faire d’ici à demain des habits de paysans romains, aussi élégants que possible, dit Albert. Maître Pastrini secoua la tête. — Vous faire d’ici à demain deux habits ! s’écria-t-il, voilà bien, j’en demande pardon à Vos Excellences, une demande à la française ; deux habits ! quand d’ici à huit jours vous ne trouveriez certainement pas un tailleur qui consentit à coudre six boutons à un gilet, lui payassiez-vous ces boutons un écu la pièce ! — Alors il faut donc renoncer à se procurer les habits que je désire ? — Non, parce que nous aurons ces habits tout faits. Laissez-moi m’occuper de cela, et demain vous trouverez en vous éveillant une collection de chapeaux, de vestes et de culottes dont vous serez satisfaits. — Mon cher, dit Franz à Albert, rapportons-nous-en à notre hôte, il nous a déjà prouvé qu’il était homme de ressources ; dînons donc tranquillement, et après le dîner allons voir l’Italienne à Alger. — Va pour l’Italienne à Alger, dit Albert ; mais songez, maître Pastrini, que moi et monsieur, continua-t-il en désignant Franz, nous mettons la plus haute importance à avoir demain les habits que nous vous avons demandés. L’aubergiste affirma une dernière fois à ses hôtes qu’ils n’avaient à s’inquiéter de rien et qu’ils seraient servis à leurs souhaits ; sur quoi Franz et Albert remontèrent pour se débarrasser de leurs costumes de paillasses. Albert, en dépouillant le sien, serra avec le plus grand soin son bouquet de violettes : c’était son signe de reconnaissance pour le lendemain. Les deux amis se mirent à table ; mais, tout en dînant, Albert ne put s’empêcher de remarquer la différence notable qui existait entre les mérites respectifs du cuisinier de maître Pastrini et de celui du comte de Monte-Cristo. Or, la vérité força Franz d’avouer, malgré les préventions qu’il paraissait avoir contre le comte, que le parallèle n’était point à l’avantage du chef de maître Pastrini. Au dessert, le domestique s’informa de l’heure à laquelle les jeunes gens désiraient la voiture. Albert et Franz se regardèrent, craignant véritablement d’être indiscrets. Le domestique les comprit. — Son Excellence le comte de Monte-Cristo, leur dit-il, a donné des ordres positifs pour que la voiture demeurât toute la journée aux ordres de Leurs Seigneuries ; Leurs Seigneuries peuvent donc en disposer sans crainte d’être indiscrètes. Les jeunes gens résolurent de profiter jusqu’au bout de la courtoisie du comte, et ordonnèrent d’atteler tandis qu’ils allaient substituer une toilette du soir à leur toilette de la journée, tant soit peu froissée par les combats nombreux auxquels ils s’étaient livrés. Cette précaution prise, ils se rendirent au théâtre Argentina, et s’installèrent dans la loge du comte. Pendant le premier acte, la comtesse G*** entra dans la sienne ; son premier regard se dirigea du côté où la veille elle avait vu le comte, de sorte qu’elle aperçut Franz et Albert dans la loge de celui sur le compte duquel elle avait exprimé, il y avait vingt-quatre heures, à Franz, une si étrange opinion. Sa lorgnette était dirigée sur lui avec un tel acharnement, que Franz vit bien qu’il y aurait de la cruauté à tarder plus longtemps de satisfaire sa curiosité ; aussi, usant du privilège accordé aux spectateurs des théâtres italiens, qui consiste à faire des salles de spectacle leurs salons de réception, les deux amis quittèrent-ils leur loge pour aller présenter leurs hommages à la comtesse. À peine furent-ils entrés dans sa loge qu’elle fit signe à Franz de se mettre à la place d’honneur. Albert, à son tour, se plaça derrière. — Eh bien ! dit-elle, donnant à peine à Franz le temps de s’asseoir, il paraît que vous n’avez rien eu de plus pressé que de faire connaissance avec le nouveau lord Ruthwen, et que vous voilà les meilleurs amis du monde ? — Sans que nous soyons si avancés que vous le dites dans une intimité réciproque, je ne puis nier, madame la comtesse, répondit Franz, que nous n’ayons toute la journée abusé de son obligeance. — Comment, toute la journée ? — Ma foi, c’est le mot : ce matin nous avons accepté son déjeuner, pendant toute la mascherata nous avons couru le Corso dans sa voiture, enfin ce soir nous venons au spectacle dans sa loge. — Vous le connaissiez donc ? — Oui et non. — Comment cela ? — C’est toute une longue histoire. — Que vous me raconterez ? — Elle vous ferait trop peur. — Raison de plus. — Attendez au moins que cette histoire ait un dénoûment. — Soit, j’aime les histoires complètes. En attendant comment vous êtes-vous trouvés en contact ? qui vous a présentés à lui ? — Personne ; c’est lui au contraire qui s’est fait présenter à nous. — Quand cela ? — Hier soir, en vous quittant. — Par quel intermédiaire ? — Oh ! mon Dieu ! par l’intermédiaire très prosaïque de notre hôte ! — Il loge donc hôtel d’Espagne, comme vous ? — Non seulement dans le même hôtel, mais sur le même carré. — Comment s’appelle-t-il ? car sans doute vous savez son nom ? — Parfaitement, le comte de Monte-Cristo. — Qu’est-ce que ce nom là ? ce n’est pas un nom de race. — Non, c’est le nom d’une île qu’il a achetée. — Et il est comte ? — Comte toscan. — Enfin, nous avalerons celui-là avec les autres, reprit la comtesse, qui était d’une des plus vieilles familles des environs de Venise : et quel homme est-ce d’ailleurs ? — Demandez au vicomte de Morcerf. — Vous entendez. Monsieur, on me renvoie à vous, dit la comtesse. — Nous serions difficiles si nous ne le trouvions pas charmant, Madame, répondit Albert ; un ami de dix ans n’eût pas fait pour nous plus qu’il n’a fait, et cela avec une grâce, une délicatesse, une courtoisie qui indiquent véritablement un homme du monde. — Allons, dit la comtesse en riant, vous verrez que mon vampire sera tout bonnement quelque nouvel enrichi qui veut se faire pardonner ses millions, et qui aura pris le regard de Lara pour qu’on ne le confonde pas avec M. de Rotschild. Et elle, l’avez-vous vue ? — Qui, elle ? demanda Franz en souriant. — La belle Grecque d’hier. — Non. Nous avons, je crois bien, entendu le son de sa guzla, mais elle est restée parfaitement invisible. — C’est-à-dire, quand vous dites invisible, mon cher Franz, dit Albert, c’est tout bonnement pour faire du mystérieux. Pour qui prenez-vous donc ce domino bleu qui était à la fenêtre tendue de damas blanc ? — Et où était cette fenêtre tendue de damas blanc ? demanda la comtesse. — Au palais Rospoli. — Le comte avait donc trois fenêtres au palais Rospoli ? — Oui. Êtes-vous passée rue du Cours ? — Sans doute. — Eh bien ! avez-vous remarqué deux fenêtres tendues de damas jaune et une fenêtre tendue de damas blanc avec une croix rouge ? Ces trois fenêtres étaient au comte. — Ah çà ! mais c’est donc un nabab que cet homme ? Savez-vous ce que valent trois fenêtres comme celles-là pour huit jours de carnaval, et au palais Rospoli, c’est-à-dire dans la plus belle situation du Corso ? — Deux ou trois cents écus romain. — Dites deux ou trois mille. — Ah diable ! — Et est-ce son île qui lui fait ce beau revenu ? — Son île ? elle ne rapporte pas un bajocco. — Pourquoi l’a-t-il achetée alors ? — Par fantaisie. — C’est donc un original ? — Le fait est, dit Albert, qu’il m’a paru assez excentrique. S’il habitait Paris, s’il fréquentait nos spectacles, je vous dirais, mon cher, ou que c’est un mauvais plaisant qui pose, ou que c’est un pauvre diable que la littérature a perdu ; en vérité, il a fait ce matin deux ou trois sorties dignes de Didier ou d’Antony. En ce moment une visite entra, et, selon l’usage, Franz céda sa place au nouveau venu ; cette circonstance, outre le déplacement, eut encore pour résultat de changer le sujet de la conversation. Une heure après, les deux amis rentraient à l’hôtel. Maître Pastrini s’était déjà occupé de leurs déguisements du lendemain, et il leur promit qu’ils seraient satisfaits de son intelligente activité. En effet, le lendemain à neuf heures il entrait dans la chambre de Franz avec un tailleur chargé de huit ou dix costumes de paysans romains. Les deux amis en choisirent deux pareils, qui allaient à peu près à leur taille, et chargèrent leur hôte de leur faire coudre une vingtaine de mètres de rubans à chacun de leurs chapeaux, et de leur procurer deux de ces charmantes écharpes de soie aux bandes transversales et aux vives couleurs dont les hommes du peuple, dans les jours de fête, ont l’habitude de se serrer la taille. Albert avait hâte de voir comment son nouvel habit lui irait : c’était une veste et une culotte de velours bleu, des bas à coins brodés, des souliers à boucles et un gilet de soie. Albert ne pouvait, au reste, que gagner à ce costume pittoresque ; et lorsque sa ceinture eut serré sa taille élégante, lorsque son chapeau, légèrement incliné de côté, laissa retomber sur son épaule des flots de rubans, Franz fut forcé d’avouer que le costume est souvent pour beaucoup dans la supériorité physique que nous accordons à certains peuples. Les Turcs, si pittoresques autrefois avec leurs longues robes aux vives couleurs, ne sont-ils pas hideux maintenant avec leurs redingotes bleues boutonnées et leurs calottes grecques qui leur donnent l’air de bouteilles de vin à cachet rouge ? Franz fit ses compliments à Albert, qui, au reste, debout devant la glace, se souriait avec un air de satisfaction qui n’avait rien d’équivoque. Ils en étaient là lorsque le comte de Monte-Cristo entra. — Messieurs, leur dit-il, comme, si agréable que soit un compagnon de plaisir, la liberté est plus agréable encore, je viens vous dire que pour aujourd’hui et les jours suivants je laisse à votre disposition la voiture dont vous vous êtes servis hier. Notre hôte a dû vous dire que j’en avais trois ou quatre en pension chez lui ; vous ne m’en privez donc pas : usez-en librement, soit pour aller à votre plaisir, soit pour aller à vos affaires. Notre rendez-vous, si nous avons quelque chose à nous dire, sera au palais Rospoli. |
Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo |