Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

DEUXIÈME VOLUME

XIII
APPARITION. (cont.)

À cinq heures, Albert rentra ; il avait porté ses lettres de recommandation, avait des invitations pour toutes ses soirées et avait vu Rome.

Une journée avait suffi à Albert pour tout cela.

Et encore avait-il eu le temps de s’informer de la pièce qu’on jouait et des acteurs qui la joueraient.

La pièce avait pour titre : Parisina ; les acteurs avaient nom : Coselli, Moriani et la Spech.

Nos deux jeunes gens n’étaient pas si malheureux, comme on le voit : ils allaient assister à la représentation d’un des meilleurs opéras de l’auteur de Lucia di Lammermoor, joué par trois des artistes les plus renommés de l’Italie.

Albert n’avait jamais pu s’habituer aux théâtres ultramontains, à l’orchestre desquels on ne va pas, et qui n’ont ni balcons, ni loges découvertes ; c’était dur pour un homme qui avait sa stalle aux Bouffes et sa part de la loge infernale à l’Opéra.

Ce qui n’empêchait pas Albert de faire des toilettes flamboyantes toutes les fois qu’il allait à l’Opéra avec Franz : toilettes perdues ; car, il faut l’avouer à la honte d’un des représentants les plus dignes de notre fashion, depuis quatre mois qu’il sillonnait l’Italie en tous sens, Albert n’avait pas eu une seule aventure.

Albert essayait quelquefois de plaisanter à cet endroit ; mais au fond il était singulièrement mortifié, lui, Albert de Morcerf, un des jeunes gens les plus courus, d’en être encore pour ses frais. La chose était d’autant plus pénible que, selon l’habitude modeste de nos chers compatriotes, Albert était parti de Paris avec cette conviction qu’il allait avoir en Italie les plus grands succès, et qu’il viendrait faire les délices du boulevard de Gand du récit de ses bonnes fortunes.

Hélas ! il n’en avait rien été : les charmantes comtesses génoises, florentines et napolitaines s’en étaient tenues, non pas à leurs maris, mais à leurs amants, et Albert avait acquis cette cruelle conviction, que les Italiennes ont du moins, sur les Françaises, l’avantage d’être fidèles à leur infidélité.

Je ne veux pas dire qu’en Italie, comme partout, il n’y ait pas des exceptions.

Et cependant Albert était non seulement un cavalier parfaitement élégant, mais encore un homme de beaucoup d’esprit ; de plus il était vicomte : vicomte de nouvelle noblesse, c’est vrai ; mais aujourd’hui qu’on ne fait plus ses preuves, qu’importe qu’on date de 1399 ou de 1815 ! Par-dessus tout cela il avait cinquante mille livres de rentes. C’était plus qu’il n’en faut comme on le voit, pour être à la mode à Paris. C’était donc quelque peu humiliant de n’avoir encore été sérieusement remarqué par personne dans aucune des villes où il avait passé.

Mais aussi comptait-il se rattraper à Rome, le carnaval étant, dans tous les pays de la terre qui célèbrent cette estimable institution, une époque de liberté où les plus sévères se laissent entraîner à quelque acte de folie. Or, comme le carnaval s’ouvrait le lendemain, il était fort important qu’Albert lançât son prospectus avant cette ouverture.

Albert avait donc, dans cette intention, loué une des loges les plus apparentes du théâtre, et fait, pour s’y rendre, une toilette irréprochable. C’était au premier rang, qui remplace chez nous la galerie. Au reste, les trois premiers étages sont aussi aristocratiques les uns que les autres, et on les appelle pour cette raison les rangs nobles.

Au reste cette loge, où l’on pouvait tenir à douze sans être serrés, avait coûté aux deux amis un peu moins cher qu’une loge de quatre personnes à l’Ambigu.

Albert avait encore un autre espoir, c’est que s’il arrivait à prendre place dans le cœur d’une belle Romaine, cela le conduirait naturellement à conquérir un posto dans la voiture, et par conséquent à voir le carnaval du haut d’un véhicule aristocratique ou d’un balcon princier.

Toutes ces considérations rendaient donc Albert plus sémillant qu’il ne l’avait jamais été. Il tournait le dos aux acteurs, se penchant à moitié hors de la loge et lorgnant toutes les jolies femmes avec une jumelle de six pouces de long.

Ce qui n’amenait pas une seule jolie femme à récompenser d’un seul regard, même de curiosité, tout le mouvement que se donnait Albert.

En effet, chacun causait de ses affaires, de ses amours, de ses plaisirs, du carnaval qui s’ouvrait le lendemain de la semaine sainte prochaine, sans faire attention un seul instant ni aux acteurs, ni à la pièce, à l’exception des moments indiqués, où chacun alors se retournait soit pour entendre une portion du récitatif de Coselli, soit pour applaudir quelque trait brillant de Moriani, soit pour crier bravo à la Spech ; puis les conversations particulières reprenaient leur train habituel.

Vers la fin du premier acte, la porte d’une loge restée vide jusque-là s’ouvrit, et Franz vit entrer une personne à laquelle il avait eu l’honneur d’être présenté à Paris et qu’il croyait encore en France. Albert vit le mouvement que fit son ami à cette apparition, et se retournant vers lui :

— Est-ce que vous connaissez cette femme ? dit-il.

— Oui ; comment la trouvez-vous ?

— Charmante, mon cher, et blonde. Oh ! les adorables cheveux ! C’est une Française ?

— C’est une Vénitienne.

— Et vous l’appelez ?

— La comtesse G…

— Oh ! je la connais de nom, s’écria Albert ; on la dit aussi spirituelle que jolie. Parbleu, quand je pense que j’aurais pu me faire présenter à elle au dernier bal de madame de Villefort, où elle était, et que j’ai négligé cela : je suis un grand niais !

— Voulez-vous que je répare ce tort ? demanda Franz.

— Comment ! vous la connaissez assez intimement pour me conduire dans sa loge ?

— J’ai eu l’honneur de lui parler trois ou quatre fois dans ma vie ; mais, vous le savez, c’est strictement assez pour ne pas commettre une inconvenance.
En ce moment la comtesse aperçut Franz et lui fit de la main un signe gracieux, auquel il répondit par une respectueuse inclination de tête.

— Ah çà, mais il me semble que vous êtes au mieux avec elle ? dit Albert.

— Eh bien ! voilà ce qui vous trompe et ce qui nous fera faire sans cesse, à nous autres Français, mille sottises ; et l’étrange, c’est de tout soumettre à nos points de vue parisiens ; en Espagne, et en Italie surtout, ne jugez jamais de l’intimité des gens sur la liberté des rapports. Nous nous sommes trouvés en sympathie avec la comtesse, voilà tout.

— En sympathie de cœur ? demanda Albert en riant.

— Non, d’esprit, voilà tout, répondit sérieusement Franz.

— Et à quelle occasion ?

— À l’occasion d’une promenade de Colisée pareille à celle que nous avons faite ensemble.

— Au clair de la lune ?

— Oui.

— Seuls ?

— À peu près ?

— Et vous avez parlé…

— Des morts.

— Ah ! s’écria Albert, c’était en vérité fort récréatif. Eh bien ! moi, je vous promets que si j’ai le bonheur d’être le cavalier de la belle comtesse dans une pareille promenade, je ne lui parlerai que des vivants.

— Et vous aurez peut-être tort.

— En attendant, vous allez me présenter à elle comme vous me l’avez promis ?

— Aussitôt la toile baissée.

— Que ce diable de premier acte est long !

— Écoutez le finale, il est fort beau, et Coselli le chante admirablement.

— Oui, mais quelle tournure !

— La Spech y est on ne peut plus dramatique.

— Vous comprenez que lorsqu’on a entendu la Sontag et la Malibran…

— Ne trouvez-vous pas la méthode de Moriani excellente ?

— Je n’aime pas les bruns qui chantent blond.

— Ah ! mon cher, dit Franz en se retournant, tandis qu’Albert continuait de lorgner, en vérité vous êtes par trop difficile.

Enfin la toile tomba à la grande satisfaction du vicomte de Morcerf, qui prit son chapeau, donna un coup de main rapide à ses cheveux, à sa cravate et à ses manchettes, et fit observer à Franz qu’il l’attendait.

Comme de son côté la comtesse, que Franz interrogeait des yeux, lui fit comprendre par un signe qu’il serait le bienvenu, Franz ne mit aucun retard à satisfaire l’empressement d’Albert, et faisant, suivi de son compagnon qui profitait du voyage pour rectifier les faux plis que les mouvements avaient pu imprimer à son col de chemise et au revers de son habit, le tour de l’hémicycle, il vint frapper à la loge no 4, qui était celle qu’occupait la comtesse.

Aussitôt le jeune homme qui était assis à côté d’elle sur le devant de la loge se leva, cédant sa place, selon l’habitude italienne, au nouveau venu, qui doit la céder à son tour lorsqu’une autre visite arrive.

Franz présenta Albert à la comtesse comme un de nos jeunes gens les plus distingués par sa position sociale et par son esprit ; ce qui, d’ailleurs, était vrai ; car à Paris, et dans le milieu où vivait Albert, c’était un cavalier irréprochable. Il ajouta que, désespéré de n’avoir pas su profiter du séjour de la comtesse à Paris pour se faire présenter à elle, il l’avait chargé de réparer cette faute, mission dont il s’acquittait en priant la comtesse, près de laquelle il aurait eu besoin lui-même d’un introducteur, d’excuser son indiscrétion.

La comtesse répondit en faisant un charmant salut à Albert et en tendant la main à Franz.

Albert, invité par elle, prit la place vide sur le devant, et Franz s’assit au second rang derrière la comtesse.

Albert avait trouvé un excellent sujet de conversation : c’était Paris ; il parlait à la comtesse de leurs connaissances communes. Franz comprit qu’il était sur le terrain. Il le laissa aller, et, lui demandant sa gigantesque lorgnette, il se mit à son tour à explorer la salle.

Seule sur le devant d’une loge, placée au troisième rang en face d’eux, était une femme admirablement belle, vêtue d’un costume grec, qu’elle portait avec tant d’aisance qu’il était évident que c’était son costume naturel.

Derrière elle, dans l’ombre, se dessinait la forme d’un homme dont il était impossible de distinguer le visage.

Franz interrompit la conversation d’Albert et de la comtesse pour demander à cette dernière si elle connaissait la belle Albanaise qui était si digne d’attirer non seulement l’attention des hommes, mais encore des femmes.

— Non, dit-elle ; tout ce que je sais, c’est qu’elle est à Rome depuis le commencement de la saison ; car, à l’ouverture du théâtre, je l’ai vue où elle est ; et depuis un mois elle n’a pas manqué une seule représentation, tantôt accompagnée de l’homme qui est avec elle en ce moment, tantôt suivie simplement d’un domestique noir.

— Comment la trouvez-vous, comtesse ?

— Extrêmement belle. Medora devait ressembler à cette femme.

Franz et la comtesse échangèrent un sourire. Elle se remit à causer avec Albert, et Franz à lorgner son Albanaise.

La toile se leva sur le ballet. C’était un de ces bons ballets italiens mis en scène par le fameux Henri, qui s’était fait, comme chorégraphe en Italie, une réputation colossale, que le malheureux est venu perdre au théâtre nautique ; un de ces ballets où tout le monde, depuis le premier sujet jusqu’au dernier comparse, prend une part si active à l’action, que cent cinquante personnes font à la fois le même geste et lèvent ensemble ou le même bras ou la même jambe.

On appelait ce ballet Poliska.

Franz était trop préoccupé de sa belle Grecque pour s’occuper du ballet, si intéressant qu’il fût. Quant à elle, elle prenait un plaisir visible à ce spectacle, plaisir qui faisait une opposition suprême avec l’insouciance profonde de celui qui l’accompagnait, et qui, tant que dura le chef-d’œuvre chorégraphique, ne fit pas un mouvement, paraissant, malgré le bruit infernal que menaient les trompettes, les cymbales et les chapeaux chinois à l’orchestre, goûter les célestes douceurs d’un sommeil paisible et radieux.

Enfin le ballet finit, et la toile tomba au milieu des applaudissements frénétiques d’un parterre enivré.

Grâce à cette habitude de couper l’opéra par un ballet, les entr’actes sont très courts en Italie, les chanteurs ayant le temps de se reposer et de changer de costume tandis que les danseurs exécutent leurs pirouettes et confectionnent leurs entrechats.

L’ouverture du second acte commença ; aux premiers coups d’archet, Franz vit le dormeur se soulever lentement et se rapprocher de la Grecque, qui se retourna pour lui adresser quelques paroles, et s’accouda de nouveau sur le devant de la loge.

La figure de son interlocuteur était toujours dans l’ombre, et Franz ne pouvait distinguer aucun de ses traits.

La toile se leva, l’attention de Franz fut nécessairement attirée par les acteurs, et ses yeux quittèrent un instant la loge de la belle Grecque pour se porter vers la scène.

L’acte s’ouvre, comme on sait, par le duo du rêve : Parisina, couchée, laisse échapper devant Azzo le secret de son amour pour Ugo ; l’époux trahi passe par toutes les fureurs de la jalousie, jusqu’à ce que, convaincu que sa femme lui est infidèle, il la réveille pour lui annoncer sa prochaine vengeance.

Ce duo est un des plus beaux, des plus expressifs et des plus terribles qui soient sortis de la plume féconde de Donizetti. Franz l’entendait pour la troisième fois, et quoiqu’il ne passât pas pour un mélomane enragé, il produisit sur lui un effet profond. Il allait en conséquence joindre ses applaudissements à ceux de la salle, lorsque ses mains, prêtes à se réunir, restèrent écartées, et que le bravo qui s’échappait de sa bouche expira sur ses lèvres.

L’homme de la loge s’était levé tout debout, et, sa tête se trouvant dans la lumière, Franz venait de retrouver le mystérieux habitant de Monte-Cristo, celui dont la veille il lui avait si bien semblé reconnaître la taille et la voix dans les ruines du Colisée.

Il n’y avait plus de doute, l’étrange voyageur habitait Rome.

Sans doute l’expression de la figure de Franz était en harmonie avec le trouble que cette apparition jetait dans son esprit, car la comtesse le regarda, éclata de rire, et lui demanda ce qu’il avait.

— Madame la comtesse, répondit Franz, je vous ai demandé tout à l’heure si vous connaissiez cette femme albanaise : maintenant je vous demanderai si vous connaissez son mari.

— Pas plus qu’elle, répondit la comtesse.

— Vous ne l’avez jamais remarqué ?

— Voilà bien une question à la française ! Vous savez bien que, pour nous autres Italiennes, il n’y a pas d’autre homme au monde que celui que nous aimons !

— C’est juste, répondit Franz.

— En tout cas, dit-elle en appliquant les jumelles d’Albert à ses yeux et en les dirigeant vers la loge, ce doit être quelque nouveau déterré, quelque trépassé sorti du tombeau avec la permission du fossoyeur, car il me semble affreusement pâle.

— Il est toujours comme cela, répondit Franz.

— Vous le connaissez donc ? demanda la comtesse ; alors c’est moi qui vous demanderai qui il est.

— Je crois l’avoir déjà vu, et il me semble le reconnaître.

— En effet, dit-elle en faisant un mouvement de ses belles épaules comme si un frisson lui passait dans les veines, je comprends que lorsqu’on a une fois vu un pareil homme on ne l’oublie jamais.

L’effet que Franz avait éprouvé n’était donc pas une impression particulière, puisque une autre personne le ressentait comme lui.

— Eh bien ! demanda Franz à la comtesse après qu’elle eut pris sur elle de le lorgner une seconde fois, que pensez-vous de cet homme ?

— Que cela me paraît être lord Ruthwen en chair et en os.

En effet, ce nouveau souvenir de Byron frappa Franz : si un homme pouvait le faire croire à l’existence des vampires c’était cet homme.

— Il faut que je sache qui il est, dit Franz en se levant.

— Oh ! non, s’écria la comtesse ; non, ne me quittez pas, je compte sur vous pour me reconduire, et je vous garde.

— Comment ! véritablement, lui dit Franz en se penchant à son oreille, vous avez peur ?

— Écoutez, lui dit-elle, Byron m’a juré qu’il croyait aux vampires, il m’a dit qu’il en avait vu, il m’a dépeint leur visage, eh bien ! c’est absolument cela : ces cheveux noirs, ces grands yeux brillant d’une flamme étrange, cette pâleur mortelle ; puis, remarquez qu’il n’est pas avec une femme comme toutes les femmes, il est avec une étrangère… une Grecque… une schismatique… sans doute quelque magicienne comme lui. Je vous en prie, n’y allez pas. Demain mettez-vous à sa recherche si bon vous semble, mais aujourd’hui je vous déclare que je vous garde.

Franz insista.

— Écoutez, dit-elle en se levant, je m’en vais ; je ne puis rester jusqu’à la fin du spectacle, j’ai du monde chez moi ; seriez-vous assez peu galant pour me refuser votre compagnie ?

Il n’y avait d’autre réponse à faire que de prendre son chapeau, d’ouvrir la porte et de présenter son bras à la comtesse.

C’est ce qu’il fit.

La comtesse était véritablement fort émue ; et Franz lui-même ne pouvait échapper à une certaine terreur superstitieuse, d’autant plus naturelle que ce qui était chez la comtesse le produit d’une sensation instinctive, était chez lui le résultat d’un souvenir.

Il sentit qu’elle tremblait en montant en voiture.

Il la reconduisit jusque chez elle : il n’y avait personne, et elle n’était aucunement attendue ; il lui en fit le reproche.

— En vérité, lui dit-elle, je ne me sens pas bien, et j’ai besoin d’être seule ; la vue de cet homme m’a toute bouleversée.

Franz essaya de rire.

— Ne riez pas, lui dit-elle ; d’ailleurs vous n’en avez pas envie. Puis promettez-moi une chose.

— Laquelle ?

— Promettez-la-moi.

— Tout ce que vous voudrez, excepté de renoncer à découvrir quel est cet homme. J’ai des motifs que je ne puis vous dire pour désirer savoir qui il est, d’où il vient et où il va.

— D’où il vient, je l’ignore ; mais où il va, je puis vous le dire : il va en enfer à coup sûr.

— Revenons à la promesse que vous vouliez exiger de moi, comtesse, dit Franz.

— Ah ! c’est de rentrer directement à l’hôtel et de ne pas chercher ce soir à voir cet homme, il y a certaines affinités entre les personnes que l’on quitte et les personnes que l’on rejoint. Ne servez pas de conducteur entre cet homme et moi. Demain courez après lui si bon vous semble ; mais ne me le présentez jamais, si vous ne voulez pas me faire mourir de peur. Sur ce, bonsoir ; tâchez de dormir, moi je sais bien qui ne dormira pas.

Et à ces mots la comtesse quitta Franz, le laissant indécis de savoir si elle s’était amusée à ses dépens ou si elle avait véritablement ressenti la crainte qu’elle avait exprimée.

En rentrant à l’hôtel, Franz trouva Albert en robe de chambre, en pantalon à pied, voluptueusement étendu sur un fauteuil et fumant son cigare.

— Ah, c’est vous ! lui dit-il ; ma foi, je ne vous attendais que demain.

— Mon cher Albert, répondit Franz, je suis heureux de trouver l’occasion de vous dire une fois pour toutes que vous avez la plus fausse idée des femmes italiennes ; il me semble pourtant que vos mécomptes amoureux auraient dû vous la faire perdre.

— Que voulez-vous ? ces diablesses de femmes, c’est à n’y rien comprendre ! Elles vous donnent la main, elles vous la serrent ; elles vous parlent tout bas, elles se font reconduire chez elles : avec le quart de ces manières de faire, une Parisienne se perdrait de réputation.

— Eh ! justement c’est parce qu’elles n’ont rien à cacher, c’est parce qu’elles vivent au grand soleil, que les femmes y mettent si peu de façons dans le beau pays où résonne le si, comme dit Dante. D’ailleurs, vous avez bien vu que la comtesse a eu véritablement peur.

— Peur de quoi ? de cet honnête monsieur qui était en face de nous avec cette jolie Grecque ? Mais j’ai voulu en avoir le cœur net quand ils sont sortis, et je les ai croisés dans le corridor. Je ne sais pas où diable vous avez pris toutes vos idées de l’autre monde ! C’est un fort beau garçon qui est fort bien mis, et qui a tout l’air de se faire habiller en France chez Blin ou chez Humann ; un peu pâle, c’est vrai, mais vous savez que la pâleur est un cachet de distinction.
 
 
Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo