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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
XII BANDITS ROMAINS. (cont.) Le comte de San-Felice lui montra, au milieu des paysannes, Teresa appuyée au bras de Luigi. — Est-ce que vous permettez, mon père ? dit Carmela. — Sans doute, répondit le comte, ne sommes-nous pas en carnaval ! Carmela se pencha vers un jeune homme qui l’accompagnait en causant, et lui dit quelques mots tout en lui montrant du doigt la jeune fille. Le jeune homme suivit des yeux la jolie main qui lui servait de conductrice, fit un geste d’obéissance, et vint inviter Teresa à figurer au quadrille dirigé par la fille du comte. Teresa sentit comme une flamme qui lui passait sur le visage. Elle interrogea du regard Luigi : il n’y avait pas moyen de refuser. Luigi laissa lentement glisser le bras de Teresa, qu’il tenait sous le sien, et Teresa, s’éloignant conduite par son élégant cavalier, vint prendre, toute tremblante, sa place au quadrille aristocratique. Certes, aux yeux d’un artiste, l’exact et sévère costume de Teresa eût eu un bien autre caractère que celui de Carmela et de ses compagnes ; mais Teresa était une jeune fille frivole et coquette ; les broderies de la mousseline, les palmes de la ceinture, l’éclat du cachemire l’éblouissaient, le reflet des saphirs et des diamants la rendait folle. De son côté Luigi sentait naître en lui un sentiment inconnu : c’était comme une douleur sourde qui le mordait au cœur d’abord, et de là, toute frémissante, courait par ses veines et s’emparait de tout son corps ; il suivit des yeux les moindres mouvements de Teresa et de son cavalier ; lorsque leurs mains se touchaient il ressentait comme des éblouissements, ses artères battaient avec violence, et l’on eût dit que le son d’une cloche vibrait à ses oreilles. Lorsqu’ils se parlaient, quoique Teresa écoutât, timide et les yeux baissés, les discours de son cavalier, comme Luigi lisait dans les yeux ardents du beau jeune homme que ces discours étaient des louanges, il lui semblait que la terre tournait sous lui et que toutes les voix de l’enfer lui soufflaient des idées de meurtre et d’assassinat. Alors, craignant de se laisser emporter à sa folie, il se cramponnait d’une main à la charmille contre laquelle il était debout, et de l’autre il serrait d’un mouvement convulsif le poignard au manche sculpté qui était passé dans sa ceinture et que, sans s’en apercevoir, il tirait quelquefois presque entier du fourreau. Luigi était jaloux ! il sentait qu’emportée par sa nature coquette et orgueilleuse, Teresa pouvait lui échapper. Et cependant la jeune paysanne, timide et presque effrayée d’abord, s’était bientôt remise. Nous avons dit que Teresa était belle. Ce n’est pas tout, Teresa était gracieuse, de cette grâce sauvage, bien autrement puissante que notre grâce minaudière et affectée. Elle eut presque les honneurs du quadrille : et si elle fut envieuse de la fille du comte de San-Felice, nous n’oserions pas dire que Carmela ne fut pas jalouse d’elle. Aussi fut-ce avec force compliments que son beau cavalier la reconduisit à la place où il l’avait prise, et où l’attendait Luigi. Deux ou trois fois, pendant la contredanse, la jeune fille avait jeté un regard sur lui, et à chaque fois elle l’avait vu pâle et les traits crispés. Une fois même, la lame de son couteau, à moitié tirée de sa gaine, avait ébloui ses yeux comme un sinistre éclair. Ce fut donc presque en tremblant qu’elle reprit le bras de son amant. Le quadrille avait eu le plus grand succès, et il était évident qu’il était question d’en faire une seconde édition ; Carmela seule s’y opposait ; mais le comte de San-Felice pria sa fille si tendrement, qu’elle finit par consentir. Aussitôt un des cavaliers s’avança pour inviter Teresa, sans laquelle il était impossible que la contredanse eût lieu ; mais la jeune fille avait déjà disparu. En effet, Luigi ne s’était pas senti la force de supporter une seconde épreuve ; et, moitié par persuasion, moitié par force, il avait entraîné Teresa vers un autre point du jardin. Teresa avait cédé bien malgré elle ; mais elle avait vu à la figure bouleversée du jeune homme, elle comprenait à son silence entrecoupé de tressaillements nerveux, que quelque chose d’étrange se passait en lui. Elle-même n’était pas exempte d’une agitation intérieure, et sans avoir cependant rien fait de mal, elle comprenait que Luigi était en droit de lui faire des reproches : sur quoi ? elle l’ignorait ; mais elle ne sentait pas moins que ces reproches seraient mérités. Cependant, au grand étonnement de Teresa, Luigi demeura muet, et pas une parole n’entr’ouvrit ses lèvres pendant tout le reste de la soirée. Seulement, lorsque le froid de la nuit eut chassé les invités des jardins et que les portes de la villa se furent refermées sur eux pour une fête intérieure, il reconduisit Teresa ; puis, comme elle allait rentrer chez elle : — Teresa, dit-il, à quoi pensais-tu lorsque tu dansais en face de la jeune comtesse de San-Felice ? — Je pensais, répondit la jeune fille dans toute la franchise de son âme, que je donnerais la moitié de ma vie pour avoir un costume comme celui qu’elle portait. — Et que te disait ton cavalier ? — Il me disait qu’il ne tiendrait qu’à moi de l’avoir, et que je n’avais qu’un mot à dire pour cela. — Il avait raison, répondit Luigi. Le désires-tu aussi ardemment que tu le dis ? — Oui. — Eh bien tu l’auras ! La jeune fille, étonnée, leva la tête pour le questionner ; mais son visage était si sombre et si terrible que la parole se glaça sur ses lèvres. D’ailleurs, en disant ces paroles, Luigi s’était éloigné. Teresa le suivit des yeux dans la nuit tant qu’elle put l’apercevoir. Puis, lorsqu’il eut disparu, elle rentra chez elle en soupirant. Cette même nuit il arriva un grand événement par l’imprudence sans doute de quelque domestique qui avait négligé d’éteindre les lumières ; le feu prit à la villa San-Felice, juste dans les dépendances de l’appartement de la belle Carmela. Réveillée au milieu de la nuit par la lueur des flammes, elle avait sauté au bas de son lit, s’était enveloppée de sa robe de chambre, et avait essayé de fuir par la porte ; mais le corridor par lequel il fallait passer était déjà en proie à l’incendie. Alors elle était rentrée dans sa chambre appelant à grands cris au secours, quand tout à coup sa fenêtre, située à vingt pieds du sol, s’était ouverte ; un jeune paysan s’était élancé dans l’appartement, l’avait prise dans ses bras, et, avec une force et une adresse surhumaines, l’avait transportée sur le gazon de la pelouse, où elle s’était évanouie. Lorsqu’elle avait repris ses sens, son père était devant elle. Tous les serviteurs l’entouraient, lui portant des secours. Une aile tout entière de la villa était brûlée ; mais qu’importait, puisque Carmela était saine et sauve. On chercha partout son libérateur, mais son libérateur ne reparut point ; on le demanda à tout le monde, mais personne ne l’avait vu. Quant à Carmela, elle était si troublée qu’elle ne l’avait point reconnu. Au reste, comme le comte était immensément riche, à part le danger qu’avait couru Carmela et qui lui parut, par la manière miraculeuse dont elle y avait échappé, plutôt une nouvelle faveur de la Providence qu’un malheur réel, la perte occasionnée par les flammes fut peu de chose pour lui. Le lendemain, à l’heure habituelle, les deux jeunes gens se retrouvèrent à la lisière de la forêt. Luigi était arrivé le premier. Il vint au-devant de la jeune fille avec une grande gaieté ; il semblait avoir complètement oublié la scène de la veille. Teresa était visiblement pensive ; mais en voyant Luigi ainsi disposé, elle affecta de son côté l’insouciance rieuse qui était le fond de son caractère quand quelque passion ne le venait pas troubler. Luigi prit le bras de Teresa sous le sien, et la conduisit jusqu’à la porte de la grotte. Là il s’arrêta. La jeune fille, comprenant qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire, le regarda fixement. — Teresa, dit Luigi, hier soir tu m’as dit que tu donnerais tout au monde pour avoir un costume pareil à celui de la fille du comte ? — Oui, dit Teresa avec étonnement, mais j’étais folle de faire un pareil souhait. — Et moi je t’ai répondu : C’est bien, tu l’auras. — Oui, reprit la Jeune fille, dont l’étonnement croissait à chaque parole de Luigi ; mais tu as répondu cela sans doute pour me faire plaisir. — Je ne t’ai jamais rien promis que je ne te l’aie bien donné, Teresa, dit orgueilleusement Luigi ; entre dans la grotte et habille-toi. À ces mots il tira la pierre, et montra à Teresa la grotte éclairée par deux bougies qui brûlaient de chaque côté d’un magnifique miroir ; sur la table rustique, faite par Luigi, étaient étalés le collier de perles et les épingles de diamants ; sur une chaise à côté était déposé le reste du costume. Teresa poussa un cri de joie, et, sans s’informer d’où venait ce costume, sans prendre le temps de remercier Luigi, elle s’élança dans la grotte transformée en cabinet de toilette. Derrière elle Luigi repoussa la pierre, car il venait d’apercevoir, sur la crête d’une petite colline qui empêchait que de la place où il était on ne vît Palestrina, un voyageur à cheval, qui s’arrêta un instant comme incertain de sa route, se dessinant sur l’azur du ciel avec cette netteté de contour particulière aux lointains des pays méridionaux. En apercevant Luigi, le voyageur mit son cheval au galop, et vint à lui. Luigi ne s’était pas trompé ; le voyageur, qui allait de Palestrina à Tivoli, était dans le doute de son chemin. Le jeune homme le lui indiqua ; mais, comme à un quart de mille de là la route se divisait en trois sentiers, et qu’arrivé à ces trois sentiers le voyageur pouvait de nouveau s’égarer, il pria Luigi de lui servir de guide. Luigi détacha son manteau et le déposa à terre, jeta sur son épaule sa carabine, et, dégagé ainsi du lourd vêtement, marcha devant le voyageur de ce pas rapide du montagnard que le pas d’un cheval a peine à suivre. En dix minutes, Luigi et le voyageur furent à l’espèce de carrefour indiqué par le jeune pâtre. Arrivés là, d’un geste majestueux comme celui d’un empereur, il étendit la main vers celle des trois routes que le voyageur devait suivre : — Voilà votre chemin, dit-il, Excellence, vous n’avez plus à vous tromper maintenant. — Et toi, voici ta récompense, dit le voyageur en offrant au jeune pâtre quelques pièces de menue monnaie. — Merci, dit Luigi en retirant sa main ; je rends un service, je ne le vends pas. — Mais, dit le voyageur, qui paraissait du reste habitué à cette différence entre la servilité de l’homme des villes et l’orgueil du campagnard, si tu refuses un salaire, tu acceptes au moins un cadeau. — Ah ! oui, c’est autre chose. — Eh bien, dit le voyageur, prends ces deux sequins de Venise, et donne-les à ta fiancée pour en faire une paire de boucles d’oreilles. — Et vous, alors, prenez ce poignard, dit le jeune pâtre, vous n’en trouveriez pas un dont la poignée fût mieux sculptée d’Albano à Civita-Castellana. — J’accepte, dit le voyageur ; mais alors c’est moi qui suis ton obligé, car ce poignard vaut plus de deux sequins. — Pour un marchand peut-être ; mais pour moi, qui l’ai sculpté moi-même, il vaut à peine une piastre. — Comment t’appelles-tu ? demanda le voyageur. — Luigi Vampa, répondit le pâtre du même air qu’il eût répondu : Alexandre, roi de Macédoine. — Et vous ? — Moi, dit le voyageur, je m’appelle Simbad le marin. Franz d’Épinay jeta un cri de surprise. — Simbad le marin ! dit-il. — Oui, reprit le narrateur, c’est le nom que le voyageur donna à Vampa comme étant le sien. — Eh bien ! mais, qu’avez-vous à dire contre ce nom ? interrompit Albert ; c’est un fort beau nom, et les aventures du patron de ce monsieur m’ont, je dois l’avouer, fort amusé dans ma jeunesse. Franz n’insista pas davantage. Ce nom de Simbad le marin, comme on le comprend bien, avait réveillé en lui tout un monde de souvenirs, comme avait fait la veille celui du comte de Monte-Cristo. — Continuez, dit-il à l’hôte. — Vampa mit dédaigneusement les deux sequins dans sa poche, et reprit lentement le chemin par lequel il était venu. Arrivé à deux ou trois cents pas de la grotte il crut entendre un cri. Il s’arrêta, écoutant de quel côté venait ce cri. Au bout d’une seconde, il entendit son nom prononcé distinctement. L’appel venait du côté de la grotte. Il bondit comme un chamois, armant son fusil tout en courant, et parvint en moins d’une minute au sommet de la petite colline opposée à celle où il avait aperçu le voyageur. Là, les cris : Au secours ! arrivèrent à lui plus distincts. Il jeta les yeux sur l’espace qu’il dominait : un homme enlevait Teresa, comme le centaure Nessus Déjanire. Cet homme, qui se dirigeait vers le bois, était déjà aux trois quarts du chemin de la grotte à la forêt. Vampa mesura l’intervalle ; cet homme avait deux cents pas d’avance au moins sur lui, il n’y avait pas de chance de le rejoindre avant qu’il eût gagné le bois. Le jeune pâtre s’arrêta comme si ses pieds eussent pris racine. Il appuya la crosse de son fusil à son épaule, leva lentement le canon dans la direction du ravisseur, le suivit une seconde dans sa course et fit feu. Le ravisseur s’arrêta court ; ses genoux plièrent, et il tomba entraînant Teresa dans sa chute. Mais Teresa se releva aussitôt ; quant au fugitif, il resta couché se débattant dans les convulsions de l’agonie. Vampa s’élança aussitôt vers Teresa, car à dix pas du moribond les jambes lui avaient manqué à son tour, et elle était retombée à genoux : le jeune homme avait cette crainte terrible que la balle qui venait d’abattre son ennemi n’eût en même temps blessé sa fiancée. Heureusement il n’en était rien, c’était la terreur seule qui avait paralysé les forces de Teresa. Lorsque Luigi se fut bien assuré qu’elle était saine et sauve, il se retourna vers le blessé. Il venait d’expirer les poings fermés, la bouche contractée par la douleur, et les cheveux hérissés sous la sueur de l’agonie. Ses yeux étaient restés ouverts et menaçants. |
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