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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
XII BANDITS ROMAINS. (cont.) La lune éclairait cette scène. — Eh bien ! lui dit Cucumetto, as-tu fait la commission dont tu t’étais chargé ? — Oui, capitaine, répondit Carlini, et demain, avant neuf heures, le père de Rita sera ici avec l’argent. — À merveille. En attendant, nous allons passer une joyeuse nuit. Cette jeune fille est charmante, et tu as en vérité, bon goût, maître Carlini. Aussi, comme je ne suis pas égoïste, nous allons retourner auprès des camarades et tirer au sort à qui elle appartiendra maintenant. — Ainsi, vous êtes décidé à l’abandonner à la loi commune ? demanda Carlini. — Et pourquoi ferait-on exception en sa faveur ? — J’avais cru qu’à ma prière… — Et qu’es-tu plus que les autres ? — C’est juste. — Mais, sois tranquille, reprit Cucumetto en riant, un peu plus tôt, un peu plus tard, ton tour viendra. Les dents de Carlini se serraient à se briser. — Allons, dit Cucumetto en faisant un pas vers les convives, viens-tu ? — Je vous suis… Cucumetto s’éloigna sans perdre de vue Carlini, car sans doute il craignait qu’il ne le frappât par derrière. Mais rien dans le bandit ne dénonçait une intention hostile. Il était debout, les bras croisés, près de Rita toujours évanouie. Un instant, l’idée de Cucumetto fut que le jeune homme allait la prendre dans ses bras et fuir avec elle. Mais peu lui importait maintenant, il avait eu de Rita ce qu’il voulait ; et quant à l’argent, trois cents piastres réparties à la troupe faisaient une si pauvre somme qu’il s’en souciait médiocrement. Il continua donc sa route vers la clairière ; mais, à son grand étonnement, Carlini y arriva presque aussitôt que lui. — Le tirage au sort ! le tirage au sort ! crièrent tous les bandits en apercevant le chef. Et les yeux de tous ces hommes brillèrent d’ivresse et de lascivité, tandis que la flamme du foyer jetait sur toute leur personne une lueur rougeâtre qui les faisait ressembler à des démons. Ce qu’ils demandaient était juste ; aussi le chef fit-il de la tête un signe annonçant qu’il acquiesçait à leur demande. On mit tous les noms dans un chapeau, celui de Carlini comme ceux des autres, et le plus jeune de la bande tira de l’urne improvisée un bulletin. Ce bulletin portait le nom de Diavolaccio. C’était celui-là même qui avait proposé à Carlini la santé du chef, et à qui Carlini avait répondu en lui brisant le verre sur la figure. Une large blessure, ouverte de la tempe à la bouche, laissait couler le sang à flots. Diavolaccio, se voyant ainsi favorisé de la fortune, poussa un éclat de rire. — Capitaine, dit-il, tout à l’heure Carlini n’a pas voulu boire à votre santé, proposez-lui de boire à la mienne ; il aura peut-être plus de condescendance pour vous que pour moi. Chacun s’attendait à une explosion de la part de Carlini ; mais, au grand étonnement de tous, il prit un verre d’une main, un fiasco de l’autre, puis, remplissant le verre : — À ta santé, Diavolaccio, dit-il d’une voix parfaitement calme ; et il avala le contenu du verre sans que sa main tremblât. Puis, s’asseyant près du feu : — Ma part de souper, dit-il ! la course que je viens de faire m’a donné de l’appétit. — Vive Carlini ! s’écrièrent les brigands. — À la bonne heure, voilà ce qui s’appelle prendre la chose en bon compagnon. Et tous reformèrent le cercle autour du foyer tandis que Diavolaccio s’éloignait. Carlini mangeait et buvait comme si rien ne s’était passé. Les bandits le regardaient avec étonnement, ne comprenant rien à cette impassibilité, lorsqu’ils entendirent derrière eux retentir sur le sol un pas alourdi. Ils se retournèrent et aperçurent Diavolaccio tenant la jeune fille entre ses bras. Elle avait la tête renversée, et ses longs cheveux pendaient jusqu’à terre. À mesure qu’ils entraient dans le cercle de la lumière projetée par le foyer, on s’apercevait de la pâleur de la jeune fille et de la pâleur du bandit. Cette apparition avait quelque chose de si étrange et de si solennel, que chacun se leva, excepté Carlini, qui resta assis et continua de boire et de manger comme si rien ne se passait autour de lui. Diavolaccio continuait de s’avancer au milieu du plus profond silence, et déposa Rita aux pieds du capitaine. Alors tout le monde put reconnaître la cause de cette pâleur de la jeune fille et de cette pâleur du bandit. Rita avait un couteau enfoncé jusqu’au manche au-dessous de la mamelle gauche. Tous les yeux se portèrent sur Carlini : la gaine était vide à sa ceinture. — Ah ! ah ! dit le chef, je comprends maintenant pourquoi Carlini était resté en arrière. Toute nature sauvage est apte à apprécier une action forte ; quoique peut-être aucun des bandits n’eût fait ce que venait de faire Carlini, tous comprirent ce qu’il avait fait. — Eh bien ! dit Carlini en se levant à son tour et en s’approchant du cadavre la main sur la crosse d’un de ses pistolets, y a-t-il encore quelqu’un qui me dispute cette femme ? — Non, dit le chef, elle est à toi ! Alors Carlini la prit à son tour dans ses bras, et l’emporta hors du cercle de lumière que projetait la flamme du foyer. Cucumetto disposa les sentinelles comme d’habitude, et les bandits se couchèrent, enveloppés dans leurs manteaux, autour du foyer. À minuit la sentinelle donna l’éveil, et en un instant le chef et ses compagnons furent sur pied. C’était le père de Rita, qui arrivait lui-même portant la rançon de sa fille. — Tiens, dit-il à Cucumetto en lui tendant un sac d’argent, voici trois cents pistoles, rends-moi mon enfant. Mais le chef, sans prendre l’argent, lui fit signe de le suivre. Le vieillard obéit ; tous deux s’éloignèrent sous les arbres, à travers les branches desquels filtraient les rayons de la lune. Enfin Cucumetto s’arrêta étendant la main et montrant au vieillard deux personnes groupées au pied d’un arbre : — Tiens, lui dit-il, demande ta fille à Carlini, c’est lui qui t’en rendra compte. Et il s’en retourna vers ses compagnons. Le vieillard resta immobile et les yeux fixes. Il sentait que quelque malheur inconnu, immense, inouï, planait sur sa tête. Enfin il fit quelques pas vers le groupe informe dont il ne pouvait se rendre compte. Au bruit qu’il faisait en s’avançant vers lui, Carlini releva la tête, et les formes des deux personnages commencèrent à apparaître plus distinctes aux yeux du vieillard. Une femme était couchée à terre, la tête posée sur les genoux d’un homme assis et qui se tenait penché vers elle ; c’était en se relevant que cet homme avait découvert le visage de la femme qu’il tenait serrée contre sa poitrine. Le vieillard reconnut sa fille, et Carlini reconnut le vieillard. — Je t’attendais, dit le bandit au père de Rita. — Misérable ! dit le vieillard, qu’as-tu fait ? Et il regardait avec terreur Rita, pâle, immobile, ensanglantée, avec un couteau dans la poitrine. Un rayon de la lune frappait sur elle et l’éclairait de sa lueur blafarde. — Cucumetto avait violé ta fille, dit le bandit, et, comme je l’aimais, je l’ai tuée ; car, après lui, elle allait servir de jouet à toute la bande. Le vieillard ne prononça point une parole, seulement il devint pâle comme un spectre. — Maintenant, dit Carlini, si j’ai eu tort, venge-la. Et il arracha le couteau du sein de la jeune fille, et, se levant, il l’alla offrir d’une main au vieillard, tandis que de l’autre il écartait sa veste et lui présentait sa poitrine nue. — Tu as bien fait, lui dit le vieillard d’une voix sourde. Embrasse-moi, mon fils. Carlini se jeta en sanglotant dans les bras du père de sa maîtresse. C’étaient les premières larmes que versait cet homme de sang. — Maintenant, dit le vieillard à Carlini, aide-moi à enterrer ma fille. Carlini alla chercher deux pioches, et le père et l’amant se mirent à creuser la terre au pied d’un chêne dont les branches touffues devaient recouvrir la tombe de la jeune fille. Quand la tombe fut creusée, le père l’embrassa le premier, l’amant ensuite ; puis, l’un la prenant par les pieds, l’autre par-dessous les épaules, ils la descendirent dans la fosse. Puis ils s’agenouillèrent des deux côtés et dirent les prières des morts. Puis, lorsqu’ils eurent fini, ils repoussèrent la terre sur le cadavre jusqu’à ce que la fosse fût comblée. Alors lui tendant la main : — Je te remercie, mon fils ! dit le vieillard à Carlini ; maintenant, laisse-moi seul. — Mais cependant… dit celui-ci. — Laisse-moi, je te l’ordonne. Carlini obéit, alla rejoindre ses camarades, s’enveloppa dans son manteau, et bientôt parut aussi profondément endormi que les autres. Il avait été décidé la veille que l’on changerait de campement. Une heure avant le jour Cucumetto éveilla ses hommes et l’ordre fut donné de partir. Mais Carlini ne voulut pas quitter la forêt sans savoir ce qu’était devenu le père de Rita. Il se dirigea vers l’endroit où il l’avait laissé. Il trouva le vieillard pendu à une des branches du chêne qui ombrageait la tombe de sa fille. Il fit alors sur le cadavre de l’un et sur la fosse de l’autre le serment de les venger tous deux. Mais il ne put tenir ce serment ; car, deux jours après, dans une rencontre avec les carabiniers romains, Carlini fut tué. Seulement on s’étonna que, faisant face à l’ennemi, il eût reçu une balle entre les deux épaules. L’étonnement cessa quand un des bandits eut fait remarquer à ses camarades que Cucumetto était placé dix pas en arrière de Carlini lorsque Carlini était tombé. Le matin du départ de la forêt de Frosinone il avait suivi Carlini dans l’obscurité, avait entendu le serment qu’il avait fait, et, en homme de précaution, il avait pris l’avance. On racontait encore sur ce terrible chef de bande dix autres histoires non moins curieuses que celle-ci. Ainsi, de Fondi à Pérouse, tout le monde tremblait au seul nom de Cucumetto. Ces histoires avaient souvent été l’objet des conversations de Luigi et de Teresa. La jeune fille tremblait fort à tous ces récits ; mais Vampa la rassurait avec un sourire, frappant son bon fusil, qui portait si bien la balle : puis, si elle n’était pas rassurée, il lui montrait à cent pas quelque corbeau perché sur une branche morte, le mettait en joue, lâchait la détente, et l’animal, frappé, tombait au pied de l’arbre. Néanmoins, le temps s’écoulait ; les deux jeunes gens avaient arrêté qu’ils se marieraient lorsqu’ils auraient, Vampa vingt ans, et Teresa dix-neuf. Ils étaient orphelins tous deux, ils n’avaient de permission à demander qu’à leur maître ; ils l’avaient demandée et obtenue. Un jour qu’ils causaient de leur projet d’avenir, ils entendirent deux ou trois coups de feu ; puis tout à coup un homme sortit du bois près duquel les deux jeunes gens avaient l’habitude de faire paître leurs troupeaux, et accourut vers eux. Arrivé à la portée de la voix : — Je suis poursuivi ! leur cria-t-il ; pouvez-vous me cacher ? Les deux jeunes gens reconnurent bien que ce fugitif devait être quelque bandit ; mais il y a entre le paysan et le bandit romain une sympathie innée qui fait que le premier est toujours prêt à rendre service au second. Vampa, sans rien dire, courut donc à la pierre qui bouchait l’entrée de leur grotte, démasqua cette entrée en tirant la pierre à lui, fit signe au fugitif de se réfugier dans cet asile inconnu de tous, repoussa la pierre sur lui et revint s’asseoir près de Teresa. Presque aussitôt quatre carabiniers à cheval apparurent à la lisière du bois ; trois paraissaient être à la recherche du fugitif, le quatrième traînait par le cou un bandit prisonnier. Les trois carabiniers explorèrent le pays d’un coup d’œil, aperçurent les deux jeunes gens, accoururent à eux au galop, et les interrogèrent. Ils n’avaient rien vu. — C’est fâcheux, dit le brigadier, car celui que nous cherchons c’est le chef. — Cucumetto ? ne purent s’empêcher de s’écrier ensemble Luigi et Teresa. — Oui, répondit le brigadier ; et comme sa tête est mise à prix à mille écus romains, il y en aurait eu cinq cents pour vous si vous nous aviez aidés à le prendre. Les deux jeunes gens échangèrent un regard. Le brigadier eut un instant d’espérance. Cinq cents écus romains font trois mille francs, et trois mille francs sont une fortune pour deux pauvres orphelins qui vont se marier. — Oui, c’est fâcheux, dit Vampa, mais nous ne l’avons pas vu. Alors les carabiniers battirent le pays dans des directions différentes, mais inutilement. Puis, successivement ils disparurent. Alors Vampa alla tirer la pierre, et Cucumetto sortit. Il avait vu, à travers les jours de la porte de granit, les deux jeunes gens causer avec les carabiniers ; il s’était douté du sujet de leur conversation, il avait lu sur le visage de Luigi et de Teresa l’inébranlable résolution de ne point le livrer et tira de sa poche une bourse pleine d’or et la leur offrit. Mais Vampa releva la tête avec fierté ; quant à Teresa, ses yeux brillèrent en pensant à tout ce qu’elle pourrait acheter de riches bijoux et de beaux habits avec cette bourse pleine d’or. Cucumetto était un satan fort habile : il avait pris la forme d’un bandit au lieu de celle d’un serpent ; il surprit ce regard, reconnut dans Teresa une digne fille d’Ève, et rentra dans la forêt en se retournant plusieurs fois sous prétexte de saluer ses libérateurs. Plusieurs jours s’écoulèrent sans que l’on revît Cucumetto, sans qu’on entendît reparler de lui. Le temps du carnaval approchait. Le comte de San-Felice annonça un grand bal masqué où tout ce que Rome avait de plus élégant fut invité. Teresa avait grande envie de voir ce bal. Luigi demanda à son protecteur l’intendant la permission pour elle et pour lui d’y assister cachés parmi les serviteurs de la maison. Cette permission lui fut accordée. Ce bal était surtout donné par le comte pour faire plaisir à sa fille Carmela, qu’il adorait. Carmela était juste de l’âge et de la taille de Teresa, et Teresa était au moins aussi belle que Carmela. Le soir du bal, Teresa mit sa plus belle toilette, ses plus riches aiguilles, ses plus brillantes verroteries. Elle avait le costume des femmes de Frascati. Luigi avait l’habit si pittoresque du paysan romain les jours de fête. Tous deux se mêlèrent, comme on l’avait permis, aux serviteurs et aux paysans. La fête était magnifique. Non seulement la villa était ardemment illuminée, mais des milliers de lanternes de couleur étaient suspendues aux arbres du jardin. Aussi bientôt le palais eut-il débordé sur les terrasses et les terrasses dans les allées. À chaque carrefour il y avait un orchestre, des buffets et des rafraîchissements ; les promeneurs s’arrêtaient, des quadrilles se formaient et l’on dansait là où il plaisait de danser. Carmela était vêtue en femme de Sonino. Elle avait son bonnet tout brodé de perles, les aiguilles de ses cheveux étaient d’or et de diamants, sa ceinture était de soie turque à grandes fleurs brochées, son surtout et son jupon étaient de cachemire, son tablier était de mousseline des Indes ; les boutons de son corset étaient autant de pierreries. Deux autres de ses compagnes étaient vêtues, l’une en femme de Nettuno, l’autre en femme de la Riccia. Quatre jeunes gens des plus riches et des plus nobles familles de Rome les accompagnaient avec cette liberté italienne qui n’a son égale dans aucun autre pays du monde : ils étaient vêtus de leur côté en paysans d’Albano, de Velletri, de Civita-Castellana et de Sora. Il va sans dire que ces costumes de paysans, comme ceux de paysannes, étaient resplendissants d’or et de pierreries. Il vint à Carmela l’idée de faire un quadrille uniforme, seulement il manquait une femme. Carmela regardait tout autour d’elle, pas une de ses invitées n’avait un costume analogue au sien et à ceux de ses compagnes. |
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