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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
XII BANDITS ROMAINS. (cont.) Le lendemain ils tenaient parole, et grandissaient ainsi côte à côte. Vampa atteignit douze ans, et la petite Teresa onze. Cependant leurs instincts naturels se développaient. À côté du goût des arts que Luigi avait poussé aussi loin qu’il le pouvait faire dans l’isolement, il était triste par boutade, ardent par secousse, colère par caprice, railleur toujours. Aucun des jeunes garçons de Pampinara, de Palestrina ou de Valmontone n’avait pu non seulement prendre aucune influence sur lui, mais encore devenir son compagnon. Son tempérament volontaire, toujours disposé à exiger sans jamais vouloir se plier à aucune concession, écartait de lui tout mouvement amical, toute démonstration sympathique. Teresa seule commandait d’un mot, d’un regard, d’un geste à ce caractère entier qui pliait sous la main d’une femme, et qui, sous celle de quelque homme que ce fût, se serait raidi jusqu’à rompre. Teresa était, au contraire, vive, alerte et gaie, mais coquette à l’excès ; les deux piastres que donnait à Luigi l’intendant du comte de San-Felice, le prix de tous les petits ouvrages sculptés qu’il vendait aux marchands de joujoux de Rome passaient en boucles d’oreilles de perles, en colliers de verre, en aiguilles d’or. Aussi, grâce à cette prodigalité de son jeune ami, Teresa était-elle la plus belle et la plus élégante paysanne des environs de Rome. Les deux enfants continuèrent à grandir, passant toutes leurs journées ensemble, et se livrant sans combat aux instincts de leur nature primitive. Aussi, dans leurs conversations, dans leurs souhaits, dans leurs rêves, Vampa se voyait toujours capitaine de vaisseau, général d’armée ou gouverneur d’une province ; Teresa se voyait riche, vêtue des plus belles robes et suivie de domestiques en livrée, puis, quand ils avaient passé toute la journée à broder leur avenir de ces folles et brillantes arabesques, ils se séparaient pour ramener chacun leurs moutons dans leur étable, et redescendre, de la hauteur de leurs songes, à l’humilité de leur position réelle. Un jour le jeune berger dit à l’intendant du comte qu’il avait vu un loup sortir des montagnes de la Sabine et rôder autour de son troupeau. L’intendant lui donna un fusil : c’est ce que voulait Vampa. Ce fusil se trouva par hasard être un excellent canon de Brescia, portant la balle comme une carabine anglaise ; seulement un jour le comte, en assommant un renard blessé, en avait cassé la crosse et l’on avait jeté le fusil au rebut. Cela n’était pas une difficulté pour un sculpteur comme Vampa. Il examina la couche primitive, calcula ce qu’il fallait y changer pour la mettre à son coup d’œil, et fit une autre crosse chargée d’ornements si merveilleux que, s’il eût voulu aller vendre à la ville le bois seul, il en eût certainement tiré quinze ou vingt piastres. Mais il n’avait garde d’agir ainsi : un fusil avait longtemps été le rêve du jeune homme. Dans tous les pays où l’indépendance est substituée à la liberté, le premier besoin qu’éprouve tout cœur fort, toute organisation puissante, est celui d’une arme qui assure en même temps l’attaque et la défense, et qui faisant celui qui la porte terrible, le fait souvent redouté. À partir de ce moment, Vampa donna tous les instants qui lui restèrent à l’exercice du fusil ; il acheta de la poudre et des balles, et tout lui devint un but : le tronc de l’olivier, triste, chétif et gris, qui pousse au versant des montagnes de la Sabine ; le renard qui, le soir, sortait de son terrier pour commencer sa chasse nocturne, et l’aigle qui planait dans l’air. Bientôt il devint si adroit, que Teresa surmonta la crainte qu’elle avait éprouvée d’abord en entendant la détonation, et s’amusa à voir son jeune compagnon placer la balle de son fusil où il voulait la mettre, avec autant de justesse que s’il l’eût poussée avec la main. Un soir, un loup sortit effectivement d’un bois de sapins près duquel les deux jeunes gens avaient l’habitude de demeurer : le loup n’avait pas fait dix pas en plaine qu’il était mort. Vampa, tout fier de ce beau coup, le chargea sur ses épaules et le rapporta à la ferme. Tous ces détails donnaient à Luigi une certaine réputation aux alentours de la ferme ; l’homme supérieur, partout où il se trouve, se crée une clientèle d’admirateurs. On parlait dans les environs de ce jeune pâtre comme du plus adroit, du plus fort et du plus brave contadino qui fût à dix lieues à la ronde ; et quoique de son côté Teresa, dans un cercle plus étendu encore, passât pour une des plus jolies filles de la Sabine, personne ne s’avisait de lui dire un mot d’amour, car on la savait aimée par Vampa. Et cependant les deux jeunes gens ne s’étaient jamais dit qu’ils s’aimaient. Ils avaient poussé l’un à côté de l’autre comme deux arbres qui mêlent leurs racines sous le sol, leurs branches dans l’air, leur parfum dans le ciel ; seulement leur désir de se voir était le même ; ce désir était devenu un besoin, et ils comprenaient plutôt la mort qu’une séparation d’un seul jour. Teresa avait seize ans et Vampa dix-sept. Vers ce temps on commença de parler beaucoup d’une bande de brigands qui s’organisait dans les monts Lepini. Le brigandage n’a jamais été sérieusement extirpé dans le voisinage de Rome. Il manque de chefs parfois, mais quand un chef se présente, il est rare qu’il lui manque une bande. Le célèbre Cucumetto, traqué dans les Abruzzes, chassé du royaume de Naples, où il avait soutenu une véritable guerre, avait traversé le Garigliano comme Manfred, et était venu entre Sonnino et Juperno se réfugier sur les bords de l’Amasine. C’était lui qui s’occupait à réorganiser une troupe, et qui marchait sur les traces de Decesaris et de Gasparone, qu’il espérait bientôt surpasser. Plusieurs jeunes gens de Palestrina, de Frascati et de Pampinara disparurent. On s’inquiéta d’eux d’abord, puis bientôt on sut qu’ils étaient allés rejoindre la bande de Cucumetto. Au bout de quelque temps, Cucumetto devint l’objet de l’attention générale. On citait de ce chef de bandits des traits d’audace extraordinaire et de brutalité révoltante. Un jour il enleva une jeune fille : c’était la fille de l’arpenteur de Frosinone. Les lois des bandits sont positives : une jeune fille est à celui qui l’enlève d’abord, puis les autres la tirent au sort, et la malheureuse sert aux plaisirs de toute la troupe jusqu’à ce que les bandits l’abandonnent ou qu’elle meure. Lorsque les parents sont assez riches pour la racheter, on envoie un messager qui traite de la rançon ; la tête de la prisonnière répond de la sécurité de l’émissaire. Si la rançon est refusée, la prisonnière est condamnée irrévocablement. La jeune fille avait son amant dans la troupe de Cucumetto, il s’appelait Carlini. En reconnaissant le jeune homme, elle tendit les bras vers lui et se crut sauvée. Mais le pauvre Carlini, en la reconnaissant, lui, sentit son cœur se briser ; car il se doutait bien du sort qui attendait sa maîtresse. Cependant, comme il était le favori de Cucumetto, comme il avait partagé ses dangers depuis trois ans, comme il lui avait sauvé la vie en abattant d’un coup de pistolet un carabinier qui avait déjà le sabre levé sur sa tête, il espéra que Cucumetto aurait quelque pitié de lui. Il prit donc le chef à part, tandis que la jeune fille, assise contre le tronc d’un grand pin qui s’élevait au milieu d’une clairière de la forêt, s’était fait un voile de la coiffure pittoresque des paysannes romaines et cachait son visage aux regards luxurieux des bandits. Là, il lui raconta tout, ses amours avec la prisonnière, leurs serments de fidélité, et comment chaque nuit, depuis qu’ils étaient dans les environs, ils se donnaient rendez-vous dans une ruine. Ce soir-là, justement, Cucumetto avait envoyé Carlini dans un village voisin, il n’avait pu se trouver au rendez-vous ; mais Cucumetto s’y était trouvé par hasard, disait-il, et c’est alors qu’il avait enlevé la jeune fille. Carlini supplia son chef de faire une exception en sa faveur et de respecter Rita, lui disant que le père était riche et qu’il payerait une bonne rançon. Cucumetto parut se rendre aux prières de son ami, et le chargea de trouver un berger qu’on pût envoyer chez le père de Rita à Frosinone. Alors Carlini s’approcha tout joyeux de la jeune fille, lui dit qu’elle était sauvée, et l’invita à écrire à son père une lettre dans laquelle elle raconterait ce qui lui était arrivé et lui annoncerait que sa rançon était fixée à trois cents piastres. On donnait pour tout délai au père douze heures, c’est-à-dire jusqu’au lendemain neuf heures du matin. La lettre écrite, Carlini s’en empara aussitôt et courut dans la plaine pour chercher un messager. Il trouva un jeune pâtre qui parquait son troupeau. Les messagers naturels des bandits sont les bergers, qui vivent entre la ville et la montagne, entre la vie sauvage et la vie civilisée. Le jeune berger partit aussitôt, promettant d’être avant une heure à Frosinone. Carlini revint tout joyeux pour rejoindre sa maîtresse et lui annoncer cette bonne nouvelle. Il trouva la troupe dans la clairière, où elle soupait joyeusement des provisions que les bandits levaient sur les paysans comme un tribut seulement ; au milieu de ces gais convives il chercha vainement Cucumetto et Rita. Il demanda où ils étaient ; les bandits répondirent par un grand éclat de rire. Une sueur froide coula sur le front de Carlini, et il sentit l’angoisse qui le prenait aux cheveux. Il renouvela sa question. Un des convives remplit un verre de vin d’Orvietto et le lui tendit en disant : — À la santé du brave Cucumetto et de la belle Rita ! En ce moment, Carlini crut entendre un cri de femme. Il devina tout. Il prit le verre, le brisa sur la face de celui qui le lui présentait, et s’élança dans la direction du cri. Au bout de cent pas, au détour d’un buisson, il trouva Rita évanouie entre les bras de Cucumetto. En apercevant Carlini, Cucumetto se releva tenant un pistolet de chaque main. Les deux bandits se regardèrent un instant : l’un le sourire de la luxure sur les lèvres, l’autre la pâleur de la mort sur le front. On eût cru qu’il allait se passer entre ces deux hommes quelque chose de terrible. Mais peu à peu les traits de Carlini se détendirent ; sa main, qu’il avait portée à un des pistolets de sa ceinture, retomba près de lui pendante à son côté. Rita était couchée entre eux deux. |
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