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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
XII BANDITS ROMAINS. Le lendemain Franz se réveilla le premier, et, aussitôt réveillé, sonna. Le tintement de la clochette vibrait encore, lorsque maître Pastrini entra en personne. — Eh bien ! dit l’hôte triomphant, et sans même attendre que Franz l’interrogeât, je m’en doutais bien hier, Excellence, quand je ne voulais rien vous promettre ; vous vous y êtes pris trop tard, et il n’y a plus une seule calèche à Rome : pour les trois derniers jours, s’entend. — Oui, reprit Franz, c’est-à-dire pour ceux où elle est absolument nécessaire. — Qu’y a-t-il ? demanda Albert en entrant : pas de calèche ? — Justement, mon cher ami, répondit Franz et vous avez deviné du premier coup. — Eh bien ! voilà une jolie ville que votre ville éternelle ! — C’est-à-dire, Excellence, reprit maître Pastrini, qui désirait maintenir la capitale du monde chrétien dans une certaine dignité à l’égard de ses voyageurs, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de calèche à partir de dimanche matin jusqu’à mardi soir, mais d’ici-là vous en trouverez cinquante si vous voulez. — Ah ! c’est déjà quelque chose, dit Albert ; nous sommes aujourd’hui jeudi ; qui sait, d’ici à dimanche, ce qui peut arriver ? — Il arrivera dix à douze mille voyageurs, répondit Franz, lesquels rendront la difficulté plus grande encore. — Mon ami, dit Morcerf, jouissons du présent et n’assombrissons pas l’avenir. — Au moins, demanda Franz, nous pourrons avoir une fenêtre ? — Sur quoi ? — Sur la rue du Cours, parbleu ! — Ah bien oui ! une fenêtre ! s’exclama maître Pastrini ; impossible, de toute impossibilité ! il en restait une au cinquième étage du palais Doria, et elle a été louée à un prince russe pour vingt sequins par jour. Les deux jeunes gens se regardaient d’un air stupéfait. — Eh bien, mon cher, dit Franz à Albert, savez-vous ce qu’il y a de mieux à faire ? c’est de nous en aller passer le carnaval à Venise ; au moins là, si nous ne trouvons pas de voiture, nous trouverons des gondoles. — Ah ! ma foi non ! s’écria Albert, j’ai décidé que je verrais le carnaval à Rome, et je l’y verrai, fût-ce sur des échasses. — Tiens ! s’écria Franz, c’est une idée triomphante, surtout pour éteindre les moccoletti ; nous nous déguiserons en polichinelles-vampires ou en habitants des Landes, et nous aurons un succès fou. — Leurs Excellences désirent-elles toujours une voiture jusqu’à dimanche ? — Parbleu ! dit Albert, est-ce que vous croyez que nous allons courir les rues de Rome à pied comme des clercs d’huissiers ? — Je vais m’empresser d’exécuter les ordres de Leurs Excellences, dit maître Pastrini ; seulement je les préviens que la voiture leur coûtera six piastres par jour. — Et moi, mon cher monsieur Pastrini, dit Franz, moi qui ne suis pas notre voisin le millionnaire, je vous préviens à mon tour, qu’attendu que c’est la quatrième fois que je viens à Rome je sais le prix des calèches, jours ordinaires, dimanches et fêtes, nous vous donnerons douze piastres pour aujourd’hui, demain et après demain, et vous aurez encore un fort joli bénéfice. — Cependant, Excellence… ! dit maître Pastrini essayant de se rebeller. — Allez, mon cher hôte, allez, dit Franz, ou je vais moi-même faire mon prix avec votre affettatore, qui est le mien aussi ; c’est un vieil ami à moi, qui ne m’a déjà pas mal volé d’argent dans sa vie, et qui, dans l’espérance de m’en voler encore, en passera par un prix moindre que celui que je vous offre : vous perdrez donc la différence et ce sera votre faute. — Ne prenez pas cette peine, Excellence, dit maître Pastrini avec ce sourire du spéculateur italien qui s’avoue vaincu, je ferai de mon mieux et j’espère que vous serez content. — À merveille ! voilà ce qui s’appelle parler. — Quand voulez-vous la voiture ? — Dans une heure. — Dans une heure elle sera à la porte. Une heure après, effectivement, la voiture attendait les deux jeunes gens : c’était un modeste fiacre, que, vu la solennité de la circonstance, on avait élevé au rang de calèche ; mais, quelque médiocre apparence qu’il eût, les deux jeunes gens se fussent trouvés bien heureux d’avoir un pareil véhicule pour les trois derniers jours. — Excellence ! cria le cicerone en voyant Franz mettre le nez à la fenêtre, faut-il faire approcher le carrosse du palais ? Si habitué que fût Franz à l’emphase italienne son premier mouvement fut de regarder autour de lui ; mais s’était bien à lui-même que ces paroles s’adressaient. Franz était l’Excellence, le carrosse c’était le fiacre, le palais c’était l’hôtel de Londres. Tout le génie laudatif de la nation était dans cette seule phrase. Franz et Albert descendirent. Le carrosse s’approcha du palais. Leurs Excellences allongèrent leurs jambes sur les banquettes, le cicerone sauta sur le siège de derrière. — Où leurs Excellences veulent-elles qu’on les conduise ? — Mais, à Saint-Pierre d’abord, et au Colisée ensuite, dit Albert en véritable Parisien. Mais Albert ne savait pas une chose : c’est qu’il faut un jour pour voir Saint-Pierre, et un mois pour l’étudier : la journée se passa donc rien qu’à voir Saint-Pierre. Tout à coup les deux amis s’aperçurent que le jour baissait. Franz tira sa montre, il était quatre heures et demie. On reprit aussitôt le chemin de l’hôtel. À la porte, Franz donna l’ordre au cocher de se tenir prêt à huit heures. Il voulait faire voir à Albert le Colisée au clair de la lune, comme il lui avait fait voir Saint-Pierre au grand jour. Lorsqu’on fait voir à un ami une ville qu’on a déjà vue, on y met la même coquetterie qu’à montrer une femme dont on a été l’amant. En conséquence, Franz traça au cocher son itinéraire ; il devait sortir par la porte del Popolo, longer la muraille extérieure et rentrer par la porte San-Giovanni. Ainsi le Colisée leur apparaissait sans préparation aucune, et sans que le Capitole, le Forum, l’arc de Septime Sévère, le temple d’Antonin et Faustine et la Via Sacra eussent servi de degrés placés sur sa route pour le rapetisser. On se mit à table : maître Pastrini avait promis à ses hôtes un festin excellent ; il leur donna un dîner passable : il n’y avait rien à dire. À la fin du dîner, il entra lui-même : Franz crut d’abord que c’était pour recevoir ses compliments et s’apprêtait à les lui faire, lorsqu’aux premiers mots il l’interrompit : — Excellence, dit-il, je suis flatté de votre approbation ; mais ce n’était pas pour cela que j’étais monté chez vous… — Était-ce pour nous dire que vous aviez trouvé une voiture ? demanda Albert en allumant son cigare. — Encore moins, et même, Excellence, vous ferez bien de n’y plus penser et d’en prendre votre parti. À Rome, les choses se peuvent ou ne se peuvent pas. Quand on vous a dit qu’elles ne se pouvaient pas, c’est fini. — À Paris, c’est bien plus commode : quand cela ne se peut pas, on paye le double et l’on a à l’instant même ce que l’on demande. — J’entends dire cela à tous les Français, dit maître Pastrini un peu piqué, ce qui fait que je ne comprends pas comment ils voyagent. — Mais aussi, dit Albert en poussant flegmatiquement sa fumée au plafond et en se renversant balancé sur les deux pieds de derrière de son fauteuil, ce sont les fous et les niais comme nous qui voyagent ; les gens sensés ne quittent pas leur hôtel de la rue du Helder, le boulevard de Gand et le café de Paris. Il va sans dire qu’Albert demeurait dans la rue susdite, faisait tous les jours sa promenade fashionable, et dînait quotidiennement dans le seul café où l’on dîne, quand toutefois on est en bons termes avec les garçons. Maître Pastrini resta un instant silencieux ; il était évident qu’il méditait la réponse, qui sans doute ne lui paraissait pas parfaitement claire. — Mais enfin, dit Franz à son tour interrompant les réflexions géographiques de son hôte, vous étiez venu dans un but quelconque ; voulez-vous nous exposer l’objet de votre visite ? — Ah ! c’est juste ; le voici : vous avez commandé la calèche pour huit heures ? — Parfaitement. — Vous avez l’intention de visiter il Colosseo ? — C’est-à-dire le Colisée ? — C’est exactement la même chose. — Soit. — Vous avez dit à votre cocher de sortir par la porte del Popolo, de faire le tour des murs et de rentrer par la porte San-Giovanni ? — Ce sont mes propres paroles. — Eh bien ! cet itinéraire est impossible. — Impossible ! — Ou de moins fort dangereux. — Dangereux ! et pourquoi ? — À cause du fameux Luigi Vampa. — D’abord, mon cher hôte, qu’est-ce que le fameux Luigi Vampa ? demanda Albert ; il peut être très fameux à Rome, mais je vous préviens qu’il est ignoré à Paris. — Comment ! vous ne le connaissez pas ? — Je n’ai pas cet honneur. — Vous n’avez jamais entendu prononcer son nom ? — Jamais. — Eh bien ! c’est un bandit près duquel les Deseraris et les Gasparone sont des espèces d’enfants de chœur. — Attention, Albert ! s’écria Franz, voilà donc enfin un bandit ! — Je vous préviens, mon cher hôte, que je ne croirai pas un mot de ce que vous allez nous dire. Ce point arrêté entre nous, parlez tant que vous voudrez, je vous écoute. « Il y avait une fois… » Eh bien, allez donc ! Maître Pastrini se retourna du côté de Franz, qui lui paraissait le plus raisonnable des deux jeunes gens. Il faut rendre justice au brave homme : il avait logé bien des Français dans sa vie, mais jamais il n’avait compris certain côté de leur esprit. — Excellence, dit-il fort gravement, s’adressant, comme nous l’avons dit, à Franz, si vous me regardez comme un menteur, il est inutile que je vous dise ce que je voulais vous dire ; je puis cependant vous affirmer que c’était dans l’intérêt de Vos Excellences. — Albert ne vous dit pas que vous êtes un menteur, mon cher monsieur Pastrini, reprit Franz, il vous dit qu’il ne vous croira pas, voilà tout. Mais moi je vous croirai, soyez tranquille ; parlez donc. — Cependant, Excellence, vous comprenez bien que si l’on met en doute ma véracité… — Mon cher, reprit Franz, vous êtes plus susceptible que Cassandre, qui cependant était prophétesse, et que personne n’écoutait ; tandis que vous, au moins, vous êtes sûr de la moitié de votre auditoire. Voyons, asseyez-vous, et dites-nous ce que c’est que M. Vampa. — Je vous l’ai dit, Excellence ; c’est un bandit, comme nous n’en avons pas encore vu depuis le fameux Mastrilla. — Eh bien ! quel rapport a ce bandit avec l’ordre que j’ai donné à mon cocher de sortir par la porte del Popolo et de rentrer par la porte San-Giovanni ? — Il y a, répondit maître Pastrini, que vous pourrez bien sortir par l’une, mais que je doute que vous rentriez par l’autre. — Pourquoi cela ? demanda Franz. — Parce que, la nuit venue, on n’est plus en sûreté à cinquante pas des portes. — D’honneur ? s’écria Albert. — Monsieur le vicomte, dit maître Pastrini toujours blessé jusqu’au fond du cœur du doute émis par Albert sur sa véracité, ce que je dis n’est pas pour vous, c’est pour votre compagnon de voyage, qui connaît Rome, lui, et qui sait qu’on ne badine pas avec ces choses-là. — Mon cher, dit Albert s’adressant à Franz, voici une aventure admirable toute trouvée : nous bourrons notre calèche de pistolets, de tromblons et de fusils à deux coups. Luigi Vampa vient pour nous arrêter, nous l’arrêtons. Nous le ramenons à Rome ; nous en faisons hommage à Sa Sainteté, qui nous demande ce qu’elle peut faire pour reconnaître un si grand service. Alors nous réclamons purement et simplement un carrosse et deux chevaux de ses écuries, et nous voyons le carnaval en voiture ; sans compter que probablement le peuple romain, reconnaissant, nous couronne au Capitole et nous proclame, comme Curtius et Horatius Coclès, les sauveurs de la patrie. Pendant qu’Albert déduisait cette proposition, maître Pastrini faisait une figure qu’on essayerait vainement de décrire. — Et d’abord, demanda Franz à Albert, où prendrez-vous ces pistolets, ces tromblons, ces fusils à deux coups dont vous voulez farcir votre voiture ? — Le fait est que ce ne sera pas dans mon arsenal, dit-il ; car à la Terracine on m’a pris jusqu’à mon couteau-poignard ; et à vous ? — À moi, on m’en a fait autant à Aqua-Pendente. — Ah çà ! mon cher hôte, dit Albert en allumant son second cigare au reste de son premier, savez-vous que c’est très commode pour les voleurs cette mesure-là, et qu’elle m’a tout l’air d’avoir été prise de compte à demi avec eux ? Sans doute maître Pastrini trouva la plaisanterie compromettante, car il n’y répondit qu’à moitié et encore en adressant la parole à Franz, comme au seul être raisonnable avec lequel il pût convenablement s’entendre. — Son Excellence sait que ce n’est pas l’habitude de se défendre quand on est attaqué par des bandits. — Comment ! s’écria Albert dont le courage se révoltait à l’idée de se laisser dévaliser sans rien dire ; comment ! ce n’est pas l’habitude ? — Non ! car toute défense serait inutile. Que voulez-vous faire contre une douzaine de bandits qui sortent d’un fossé, d’une masure ou d’un aqueduc, et qui vous couchent en joue tous à la fois ? — Eh sacrebleu ! je veux me faire tuer ! s’écria Albert. L’aubergiste retourna vers Franz d’un air qui voulait dire : Décidément, Excellence, votre camarade est fou. — Mon cher Albert, reprit Franz, votre réponse est sublime, et vaut le Qu’il mourût du vieux Corneille : seulement, quand Horace répondait cela, il s’agissait du salut de Rome, et la chose en valait la peine. Mais quant à nous, remarquez qu’il s’agit simplement d’un caprice à satisfaire, et qu’il serait ridicule, pour un caprice, de risquer notre vie. — Ah ! per Bacco ! s’écria maître Pastrini, à la bonne heure, voilà ce qui s’appelle parler. Albert se versa un verre de lacryma Christi, qu’il but à petits coups en grommelant des paroles inintelligibles. — Eh bien ! maître Pastrini, reprit Franz, maintenant que voilà mon compagnon calmé et que vous avez pu apprécier mes dispositions pacifiques, maintenant, voyons, qu’est-ce que le seigneur Luigi Vampa ? Est-il berger ou patricien ? est-il jeune ou vieux ? est-il petit ou grand ? Dépeignez-nous-le, afin que si nous le rencontrions par hasard dans le monde, comme Jean Sbogar ou Lara, nous puissions au moins le reconnaître. — Vous ne pouvez pas mieux vous adresser qu’à moi, Excellence, pour avoir des détails exacts, car j’ai connu Luigi Vampa tout enfant ; et, un jour que j’étais tombé moi-même dans ses mains, en allant de Ferentino à Alatri, il se souvint, heureusement pour moi, de notre ancienne connaissance ; il me laissa aller, non seulement sans me faire payer de rançon, mais encore après m’avoir fait cadeau d’une fort belle montre et m’avoir raconté son histoire. — Voyons la montre, dit Albert. Maître Pastrini tira de son gousset une magnifique Breguet portant le nom de son auteur, le timbre de Paris et une couronne de comte. — Voilà, dit-il. — Peste ! fit Albert, je vous en fais mon compliment ; j’ai la pareille à peu près… il tira sa montre de la poche de son gilet… et elle m’a coûté trois mille francs. — Voyons l’histoire, dit Franz à son tour en tirant un fauteuil et en faisant signe à maître Pastrini de s’asseoir. — Leurs Excellences permettent ? dit l’hôte. — Pardieu ! dit Albert, vous n’êtes pas un prédicateur, mon cher, pour parler debout. L’hôtelier s’assit après avoir fait à chacun de ses futurs auditeurs un salut respectueux, lequel avait pour but d’indiquer qu’il était prêt à leur donner sur Luigi Vampa les renseignements qu’ils demandaient. — Ah ça ! fit Franz, arrêtant maître Pastrini au moment où il ouvrait la bouche, vous dites que vous avez connu Luigi Vampa tout enfant ; c’est donc encore un jeune homme ? — Comment, un jeune homme ! je crois bien ; il a vingt-deux ans à peine ! Oh ! c’est un gaillard qui ira loin, soyez tranquille ! — Que dites-vous de cela, Albert ? c’est beau, à vingt-deux ans, de s’être déjà fait une réputation, dit Franz. — Oui, certes, et, à son âge, Alexandre, César et Napoléon, qui depuis ont fait un certain bruit dans le monde, n’étaient pas si avancés que lui. — Ainsi, reprit Franz, s’adressant à son hôte, le héros dont nous allons entendre l’histoire n’a que vingt-deux ans ? — À peine, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire. — Est-il grand ou petit ? — De taille moyenne : à peu près comme Son Excellence, dit l’hôte en montrant Albert. — Merci de la comparaison, dit celui-ci en s’inclinant. — Allez toujours, maître Pastrini, reprit Franz, souriant de la susceptibilité de son ami. Et à quelle classe de la société appartenait-il ? — C’était un simple petit pâtre attaché à la ferme du comte de San-Felice, située entre Palestrina et le lac de Gabri. Il était né à Pampinara, et était entré à l’âge de cinq ans au service du comte. Son père, berger lui-même à Anagni, avait un petit troupeau à lui, et vivait de la laine de ses moutons et de la récolte faite avec le lait de ses brebis, qu’il venait vendre à Rome. Tout enfant, le petit Vampa avait un caractère étrange. Un jour, à l’âge de sept ans, il était venu trouver le curé de Palestrina, et l’avait prié de lui apprendre à lire. C’était chose difficile ; car le jeune pâtre ne pouvait pas quitter son troupeau. Mais le bon curé allait tous les jours dire la messe à un pauvre petit bourg trop peu considérable pour payer un prêtre, et qui, n’ayant pas même de nom, était connu sous celui dell’ orgo. Il offrit à Luigi de se trouver sur son chemin à l’heure de son retour et de lui donner ainsi sa leçon, le prévenant que cette leçon serait courte et qu’il eût par conséquent à en profiter. L’enfant accepta avec joie. Tous les jours, Luigi menait paître son troupeau sur la route de Palestrina au Borgo ; tous les jours, à neuf heures du matin, le curé passait, le prêtre et l’enfant s’asseyaient sur le revers d’un fossé, et le petit pâtre prenait sa leçon dans le bréviaire du curé. Au bout de trois mois il savait lire. Ce n’était pas tout, il lui fallait maintenant apprendre à écrire. Le prêtre fit faire par un professeur d’écriture de Rome trois alphabets : un en gros, un en moyen, et un en fin, et il lui montra qu’en suivant cet alphabet sur une ardoise il pouvait, à l’aide d’une pointe de fer, apprendre à écrire. Le même soir, lorsque le troupeau fut rentré à la ferme, le petit Vampa courut chez le serrurier de Palestrina, prit un gros clou, le forgea, le martela, l’arrondit, et en fit une espèce de stylet antique. Le lendemain il avait réuni une provision d’ardoises et se mettait à l’œuvre. Au bout de trois mois il savait écrire. Le curé, étonné de cette profonde intelligence et touché de cette aptitude, lui fit cadeau de plusieurs cahiers de papier, d’un paquet de plumes et d’un canif. Ce fut une nouvelle étude à faire, mais étude qui n’était rien auprès de la première. Huit jours après il maniait la plume comme il maniait le stylet. Le curé raconta cette anecdote au comte de San-Felice, qui voulut voir le petit pâtre, le fit lire et écrire devant lui, ordonna à son intendant de le faire manger avec les domestiques, et lui donna deux piastres par mois. Avec cet argent, Luigi acheta des livres et des crayons. En effet, il avait appliqué à tous les objets cette facilité d’imitation qu’il avait, et, comme Giotto enfant, il dessinait sur ses ardoises ses brebis, les arbres, les maisons. Puis, avec la pointe de son canif, il commença à tailler le bois et à lui donner toutes sortes de formes. C’est ainsi que Pinelli, le sculpteur populaire, avait commencé. Une jeune fille de six ou sept ans, c’est-à-dire un peu plus jeune que Vampa, gardait de son côté les brebis dans une ferme voisine de Palestrina ; elle était orpheline, née à Valmontone, et s’appelait Teresa. Les deux enfants se rencontraient, s’asseyaient l’un près de l’autre, laissaient leurs troupeaux se mêler et paître ensemble, causaient, riaient et jouaient ; puis, le soir, on démêlait les moutons du comte de San-Felice de ceux du baron de Cervetri, et les enfants se quittaient pour revenir à leur ferme respective, en se promettant de se retrouver le lendemain matin. |
Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo |