Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

DEUXIÈME VOLUME

X
ITALIE. — SIMBAD LE MARIN. (cont.)

Franz marchait d’enchantements en enchantements, la table était splendidement servie. Une fois convaincu de ce point important, il porta les yeux autour de lui. La salle à manger était non moins splendide que le boudoir qu’il venait de quitter ; elle était tout en marbre avec des bas-reliefs antiques du plus grand prix, et aux deux extrémités de cette salle, qui était oblongue, deux magnifiques statues portaient des corbeilles sur leurs têtes. Ces corbeilles contenaient deux pyramides de fruits magnifiques ; c’étaient des ananas de Sicile, des grenades de Malaga, des oranges des îles Baléares, des pêches de France et des dattes de Tunis.

Quant au souper, il se composait d’un faisan rôti entouré de merles de Corse, d’un jambon de sanglier à la gelée, d’un quartier de chevreau à la tartare, d’un turbot magnifique et d’une gigantesque langouste.

Les intervalles des grands plats étaient remplis par de petits plats contenant les entremets.

Les plats étaient en argent, les assiettes en porcelaine du Japon.

Franz se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.

Ali seul était admis à faire le service et s’en acquittait fort bien. Le convive en fit compliment à son hôte.

— Oui, reprit celui-ci tout en faisant les honneurs de son souper avec la plus grande aisance ; oui, c’est un pauvre diable qui m’est fort dévoué et qui fait de son mieux. Il se souvient que je lui ai sauvé la vie, et comme il tenait à sa tête, à ce qu’il paraît, il m’a gardé quelque reconnaissance de la lui avoir conservée.

Ali s’approcha de son maître, lui prit la main et la baisa.

— Et serait-ce trop indiscret, seigneur Simbad, dit Franz, de vous demander en quelle circonstance vous avez fait cette belle action ?

— Oh ! mon Dieu, c’est bien simple, répondit l’hôte. Il paraît que le drôle avait rôdé plus près du sérail du bey de Tunis qu’il n’était convenable de le faire à un gaillard de sa couleur ; de sorte qu’il avait été condamné par le bey à avoir la langue, la main et la tête tranchées : la langue le premier jour, la main le second, et la tête le troisième. J’avais toujours eu envie d’avoir un muet à mon service ; j’attendis qu’il eût la langue coupée, et j’allai proposer au bey de me le donner pour un magnifique fusil à deux coups qui, la veille, m’avait paru éveiller les désirs de Sa Hautesse. Il balança un instant, tant il tenait à en finir avec ce pauvre diable. Mais j’ajoutai à ce fusil un couteau de chasse anglais avec lequel j’avais haché le yatagan de Sa Hautesse ; de sorte que le bey se décida à lui faire grâce de la main et de la tête, mais à condition qu’il ne remettrait jamais le pied à Tunis. La recommandation était inutile. Du plus loin que le mécréant aperçoit les côtes d’Afrique il se sauve à fond de cale, et l’on ne peut le faire sortir de là que lorsqu’on est hors de vue de la troisième partie du monde.

Franz resta un moment muet et pensif, cherchant ce qu’il devait penser de la bonhomie cruelle avec laquelle son hôte venait de lui faire ce récit.

— Et, comme l’honorable marin dont vous avez pris le nom, dit-il en changeant la conversation, vous passez votre vie à voyager ?

— Oui ; c’est un vœu que j’ai fait dans un temps où je ne pensais guère pouvoir l’accomplir, dit l’inconnu en souriant. J’en ai fait quelques-uns comme cela, et qui, je l’espère, s’accompliront tous à leur tour.

Quoique Simbad eût prononcé ces mots avec le plus grand sang-froid, ses yeux avaient lancé un regard de férocité étrange.

— Vous avez beaucoup souffert, Monsieur ? lui dit Franz.

Simbad tressaillit et le regarda fixement.

— À quoi voyez-vous cela ? demanda-t-il.

— À tout, reprit Franz : à votre voix, à votre regard, à votre pâleur, et à la vie même que vous menez.

— Moi ! je mène la vie la plus heureuse que je connaisse, une véritable vie de pacha ; je suis le roi de la création : je me plais dans un endroit, j’y reste ; je m’ennuie, je pars ; je suis libre comme l’oiseau, j’ai des ailes comme lui ; les gens qui m’entourent m’obéissent sur un signe. De temps en temps je m’amuse à railler la justice humaine en lui enlevant un bandit qu’elle cherche, un criminel qu’elle poursuit. Puis j’ai ma justice à moi, basse et haute, sans sursis et sans appel, qui condamne ou qui absout, et à laquelle personne n’a rien à voir. Ah ! si vous aviez goûté de ma vie, vous n’en voudriez plus d’autre, et vous ne rentreriez jamais dans le monde, à moins que vous n’eussiez quelque grand projet à y accomplir.

— Une vengeance ! par exemple, dit Franz.

L’inconnu fixa sur le jeune homme un de ces regards qui plongent au plus profond du cœur et de la pensée.

— Et pourquoi une vengeance ? demanda-t-il.

— Parce que, reprit Franz, vous m’avez tout l’air d’un homme qui, persécuté par la société, a un compte terrible à régler avec elle.

— Eh bien ! fit Simbad en riant de son rire étrange, qui montrait ses dents blanches et aiguës, vous n’y êtes pas ; tel que vous me voyez, je suis une espèce de philanthrope et peut-être un jour irai-je à Paris pour faire concurrence à M. Appert et à l’homme au Petit Manteau Bleu.

— Et ce sera la première fois que vous ferez ce voyage ?

— Oh ! mon Dieu, oui. J’ai l’air d’être bien peu curieux, n’est-ce pas ? mais je vous assure qu’il n’y a pas de ma faute si j’ai tant tardé ; cela viendra un jour ou l’autre !

— Et comptez-vous faire bientôt ce voyage ?

— Je ne sais encore, il dépend de circonstances soumises à des combinaisons incertaines.

— Je voudrais y être à l’époque où vous y viendrez, je tâcherais de vous rendre, en tant qu’il serait en mon pouvoir, l’hospitalité que vous me donnez si largement à Monte-Cristo.

— J’accepterais votre offre avec un grand plaisir, reprit l’hôte ; mais malheureusement, si j’y vais, ce sera peut-être incognito.

Cependant le souper s’avançait et paraissait avoir été servi à la seule intention de Franz ; car à peine si l’inconnu avait touché du bout des dents à un ou deux plats du splendide festin qu’il lui avait offert, et auquel son convive inattendu avait fait si largement honneur.

Enfin, Ali apporta le dessert, ou plutôt prit les corbeilles des mains des statues et les posa sur la table.

Entre les deux corbeilles il plaça une petite coupe de vermeil fermée par un couvercle de même métal.

Le respect avec lequel Ali avait apporté cette coupe piqua la curiosité de Franz. Il leva le couvercle et vit une espèce de pâte verdâtre qui ressemblait à des confitures d’angélique, mais qui lui était parfaitement inconnue.

Il replaça le couvercle, aussi ignorant de ce que la coupe contenait après avoir remis le couvercle qu’avant de l’avoir levé, et, en reportant les yeux sur son hôte, il le vit sourire de son désappointement.

— Vous ne pouvez pas deviner, lui dit celui-ci, quelle espèce de comestible contient ce petit vase, et cela vous intrigue, n’est-ce pas ?

— Je l’avoue.

— Eh bien, cette sorte de confiture verte n’est ni plus ni moins que l’ambroisie qu’Hébé servait à la table de Jupiter.

— Mais cette ambroisie, dit Franz, a sans doute, en passant par la main des hommes, perdu son nom céleste pour prendre un nom humain ; en langue vulgaire, comment cet ingrédient, pour lequel, au reste, je ne me sens pas une grande sympathie, s’appelle-t-il ?

— Eh ! voilà justement ce qui révèle notre origine matérielle, s’écria Simbad ; souvent nous passons ainsi auprès du bonheur sans le voir, sans le regarder, ou, si nous l’avons vu et regardé, sans le reconnaître. Êtes-vous un homme positif et l’or est-il votre dieu, goûtez à ceci, et les mines du Pérou, de Guzarate et de Golconde vous seront ouvertes. Êtes-vous un homme d’imagination, êtes-vous poète, goûtez encore à ceci, et les barrières du possible disparaîtront ; les champs de l’infini vont s’ouvrir, vous vous promènerez, libre de cœur, libre d’esprit, dans le domaine sans bornes de la rêverie. Êtes-vous ambitieux, courez-vous après les grandeurs de la terre, goûtez de ceci toujours, et dans une heure vous serez roi, non pas roi d’un petit royaume caché dans un coin de l’Europe, comme la France, l’Espagne ou l’Angleterre, mais roi du monde, roi de l’univers, roi de la création. Votre trône sera dressé sur la montagne où Satan emporta Jésus ; et, sans avoir besoin de lui faire hommage, sans être forcé de lui baiser la griffe, vous serez le souverain maître de tous les royaumes de la terre. N’est-ce pas tentant, ce que je vous offre là, dites, et n’est-ce pas une chose bien facile puisqu’il n’y a que cela à faire ? regardez.

À ces mots, il découvrit à son tour la petite coupe de vermeil qui contenait la substance tant louée, prit une cuillerée à café des confitures magiques, la porta à sa bouche et la savoura lentement, les yeux à moitié fermés et la tête renversée en arrière.

Franz lui laissa tout le temps d’absorber son mets favori ; puis, lorsqu’il le vit un peu revenu à lui :

— Mais enfin, dit-il, qu’est-ce que ce mets si précieux ?

— Avez-vous entendu parler du Vieux de la Montagne, lui demanda son hôte, le même qui voulut faire assassiner Philippe-Auguste ?

— Sans doute.

— Eh bien ! vous savez qu’il régnait sur une riche vallée qui dominait la montagne d’où il avait pris son nom pittoresque. Dans cette vallée étaient de magnifiques jardins plantés par Hassen-ben-Sabah, et, dans ces jardins, des pavillons isolés. C’est dans ces pavillons qu’il faisait entrer ses élus, et là il leur faisait manger, dit Marco-Polo, une certaine herbe qui les transportait dans le paradis, au milieu de plantes toujours fleuries, de fruits toujours mûrs, de femmes toujours vierges. Or, ce que ces jeunes gens bienheureux prenaient pour la réalité, c’était un rêve ; mais un rêve si doux, si enivrant, si voluptueux, qu’ils se vendaient corps et âme à celui qui le leur avait donné, et qu’obéissant à ses ordres comme à ceux de Dieu, ils allaient frapper au bout du monde la victime indiquée, mourant dans les tortures sans se plaindre, à la seule idée que la mort qu’ils subissaient n’était qu’une transition à cette vie de délices dont cette herbe sainte, servie devant vous, leur avait donné un avant-goût.

— Alors, s’écria Franz, c’est du hatchis ! Oui, je connais cela, de nom du moins.

— Justement vous avez dit le mot, seigneur Aladin, c’est du hatchis, tout ce qui se fait de meilleur et de plus pur en hatchis à Alexandrie, du hatchis d’Abougor, le grand faiseur, l’homme unique, l’homme à qui l’on devrait bâtir un palais avec cette inscription : Au marchand du bonheur le monde reconnaissant.

— Savez-vous, lui dit Franz, que j’ai bien envie de juger par moi-même de la vérité ou de l’exagération de vos éloges ?

— Jugez par vous-même, mon hôte, jugez ; mais ne vous en tenez pas à une première expérience : comme en toute chose, il faut habituer les sens à une impression nouvelle, douce ou violente, triste ou joyeuse. Il y a une lutte de la nature contre cette divine substance, de la nature qui n’est pas faite pour la joie et qui se cramponne à la douleur. Il faut que la nature vaincue succombe dans le combat, il faut que la réalité succède au rêve ; et alors le rêve règne en maître, alors c’est le rêve qui devient la vie et la vie qui devient le rêve : mais quelle différence dans cette transfiguration ! c’est-à-dire qu’en comparant les douleurs de l’existence réelle aux jouissances de l’existence factice, vous ne voudrez plus vivre jamais, et que vous voudrez rêver toujours. Quand vous quitterez votre monde à vous pour le monde des autres, il vous semblera passer d’un printemps napolitain à un hiver lapon, il vous semblera quitter le paradis pour la terre, le ciel pour l’enfer. Goûtez du hatchis, mon hôte ! goûtez-en !

Pour toute réponse, Franz prit une cuillerée de cette pâte merveilleuse, mesurée sur celle qu’avait prise son amphitryon, et la porta à sa bouche.

— Diable ! fit-il après avoir avalé ces confitures divines, je ne sais pas encore si le résultat sera aussi agréable que vous le dites, mais la chose ne me paraît pas aussi succulente que vous l’affirmez.

— Parce que les houppes de votre palais ne sont pas encore faites à la sublimité de la substance qu’elles dégustent. Dites-moi : est-ce que dès la première fois vous avez aimé les huîtres, le thé, le porter, les truffes, toutes choses que vous avez adorées par la suite ? Est-ce que vous comprenez les Romains, qui assaisonnaient les faisans avec de l’assa-fœtida, et les Chinois, qui mangent des nids d’hirondelles ? eh ! mon Dieu, non. Eh bien ! il en est de même du hatchis : mangez-en huit jours de suite seulement, nulle nourriture au monde ne vous paraîtra atteindre à la finesse de ce goût qui vous paraît peut-être aujourd’hui fade et nauséabond. D’ailleurs passons dans la chambre à côté, c’est-à-dire dans votre chambre, et Ali va nous servir le café et nous donner des pipes.

Tous deux se levèrent, et, pendant que celui qui s’était donné le nom de Simbad, et que nous avons ainsi nommé de temps en temps, de façon à pouvoir, comme son convive, lui donner une dénomination quelconque, donnait quelques ordres à son domestique, Franz entra dans la chambre attenante.

Celle-ci était d’un ameublement plus simple quoique non moins riche. Elle était de forme ronde, et un grand divan régnait tout alentour. Mais divan, murailles, plafonds et parquets étaient tout tendus de peaux magnifiques, douces et moelleuses comme les plus moelleux tapis ; c’étaient des peaux de lions de l’Atlas aux puissantes crinières ; c’étaient des peaux de tigres du Bengale aux chaudes rayures, des peaux de panthères du Cap tachetées joyeusement comme celle qui apparaît au Dante, enfin des peaux d’ours de Sibérie, de renards de Norwége, et toutes ces peaux étaient jetées en profusion les unes sur les autres, de façon qu’on eût cru marcher sur le gazon le plus épais et reposer sur le lit le plus soyeux.

Tous deux se couchèrent sur le divan ; des chibouques aux tuyaux de jasmin et aux bouquins d’ambre étaient à la portée de la main, et toutes préparées pour qu’on n’eût pas besoin de fumer deux fois dans la même. Ils en prirent chacun une. Ali les alluma, et sortit pour aller chercher le café.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Simbad se laissa aller aux pensées qui semblaient l’occuper sans cesse, même au milieu de sa conversation, et Franz s’abandonna à cette rêverie muette dans laquelle on tombe presque toujours en fumant d’excellent tabac, qui semble emporter avec la fumée toutes les peines de l’esprit et rendre en échange au fumeur tous les rêves de l’âme.

Ali apporta le café.

— Comment le prendrez-vous ? dit l’inconnu : à la française ou à la turque, fort ou léger, sucré ou non sucré, passé ou bouilli ? à votre choix : il y en a de préparé de toutes les façons.

— Je le prendrai à la turque, répondit Franz.

— Et vous avez raison, s’écria son hôte ; cela prouve que vous avez des dispositions pour la vie orientale. Ah ! les Orientaux, voyez-vous, ce sont les seuls hommes qui sachent vivre ! Quant à moi, ajouta-t-il avec un de ces singuliers sourires qui n’échappaient pas au jeune homme, quand j’aurai fini mes affaires à Paris, j’irai mourir en Orient ; et si vous voulez me retrouver alors, il faudra venir me chercher au Caire, à Bagdad, ou à Ispahan.

— Ma foi, dit Franz, ce sera la chose du monde la plus facile, car je crois qu’il me pousse des ailes d’aigle, et, avec ces ailes, je ferais le tour du monde en vingt-quatre heures.

— Ah ! ah ! c’est le hatchis qui opère ; eh bien ! ouvrez vos ailes et envolez-vous dans les régions surhumaines, ne craignez rien, on veille sur vous, et si, comme celles d’Icare, vos ailes fondent au soleil, nous sommes là pour vous recevoir.

Alors il dit quelques mots arabes à Ali, qui fit un geste d’obéissance et se retira, mais sans s’éloigner.

Quant à Franz, une étrange transformation s’opérait en lui. Toute la fatigue physique de la journée, toute la préoccupation d’esprit qu’avaient fait naître les événements du soir disparaissaient comme dans ce premier moment de repos où l’on vit encore assez pour sentir venir le sommeil. Son corps semblait acquérir une légèreté immatérielle, son esprit s’éclaircissait d’une façon inouïe, ses sens semblaient doubler leurs facultés ; l’horizon allait toujours s’élargissant, mais non plus cet horizon sombre sur lequel planait une vague terreur et qu’il avait vu avant son sommeil, mais un horizon bleu ; transparent, vaste, avec tout ce que la mer a d’azur, avec tout ce que le soleil a de paillettes, avec tout ce que la brise a de parfums ; puis, au milieu des chants de ses matelots, chants si limpides et si clairs qu’on en eût fait une harmonie divine si l’on eût pu les noter, il voyait apparaître l’île de Monte-Cristo, non plus comme un écueil menaçant sur les vagues, mais comme une oasis perdue dans le désert ; puis à mesure que la barque approchait, les chants devenaient plus nombreux, car une harmonie enchanteresse et mystérieuse montait de cette île à Dieu, comme si quelque fée, comme Lorelay, ou quelque enchanteur, comme Amphion, eût voulu y attirer une âme ou y bâtir une ville.

Enfin la barque toucha la rive, mais sans effort, sans secousse, comme les lèvres touchent les lèvres, et il entra dans la grotte sans que cette musique charmante cessât. Il descendit ou plutôt il lui sembla descendre quelques marches, respirant cet air frais et embaumé comme celui qui devait régner autour de la grotte de Circé, fait de tels parfums qu’ils font rêver l’esprit, de telles ardeurs qu’elles font brûler les sens, et il revit tout ce qu’il avait vu avant son sommeil, depuis Simbad, l’hôte fantastique, jusqu’à Ali, le serviteur muet ; puis tout sembla s’effacer et se confondre sous ses yeux comme les dernières ombres d’une lanterne magique qu’on éteint, et il se retrouva dans la chambre aux statues, éclairée seulement d’une de ces lampes antiques et pâles qui veillent au milieu de la nuit sur le sommeil ou la volupté.

C’étaient bien les mêmes statues riches de forme, de luxure et de poésie, aux yeux magnétiques, aux sourires lascifs, aux chevelures opulentes. C’étaient Phryné, Cléopâtre, Messaline, ces trois grandes courtisanes ; puis au milieu de ces ombres impudiques se glissait, comme un rayon pur, comme un ange chrétien au milieu de l’Olympe, une de ces figures chastes, une de ces ombres calmes, une de ces visions douces qui semblait voiler son front virginal sous toutes ces impuretés de marbre.

Alors il lui parut que ces trois statues avaient réuni leurs trois amours pour un seul homme, et que cet homme c’était lui, qu’elles s’approchaient du lit où il rêvait un second sommeil, les pieds perdus dans leurs longues tuniques blanches, la gorge nue, les cheveux se déroulant comme une onde, avec une de ces poses auxquelles succombaient les dieux, mais auxquelles résistaient les saints, avec un de ces regards inflexibles et ardents comme celui du serpent sur l’oiseau, et qu’il s’abandonnait à ces regards douloureux comme une étreinte, voluptueux comme un baiser.

Il sembla à Franz qu’il fermait les yeux, et qu’à travers le dernier regard qu’il jetait autour de lui il entrevoyait la statue pudique qui se voilait entièrement ; puis, ses yeux fermés aux choses réelles, ses sens s’ouvrirent aux impressions impossibles.

Alors ce fut une volupté sans trêve, un amour sans repos, comme celui que promettait le Prophète à ses élus. Alors toutes ces bouches de pierre se firent vivantes, toutes ces poitrines se firent chaudes, au point que pour Franz, subissant pour la première fois l’empire du hatchis, cet amour était presque une douleur, cette volupté presque une torture, lorsqu’il sentait passer sur sa bouche altérée les lèvres de ces statues, souples et froides comme les anneaux d’une couleuvre. Mais plus ses bras tentaient de repousser cet amour inconnu, plus ses sens subissaient le charme de ce songe mystérieux, si bien qu’après une lutte pour laquelle on eût donné son âme, il s’abandonna sans réserve et finit par retomber haletant, brûlé de fatigue, épuisé de volupté, sous les baisers de ces maîtresses de marbre et sous les enchantements de ce rêve inouï.
 
Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo