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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
X ITALIE. — SIMBAD LE MARIN. (cont.) Gaetano échangea alors avec cet homme quelques paroles auxquelles le voyageur ne comprit rien, mais qui le concernaient évidemment. — Son Excellence, demanda le patron, veut-elle se nommer ou garder l’incognito ? — Mon nom doit être parfaitement inconnu ; dites-leur donc simplement, reprit Franz, que je suis un Français voyageant pour ses plaisirs. Lorsque Gaetano eut transmis cette réponse, la sentinelle donna un ordre à l’un des hommes assis devant le feu, lequel se leva aussitôt, et disparut dans les rochers. Il se fit un silence. Chacun semblait préoccupé de ses affaires : Franz de son débarquement, les matelots de leurs voiles, les contrebandiers de leur chevreau ; mais au milieu de cette insouciance apparente, on s’observait mutuellement. L’homme qui s’était éloigné reparut tout à coup du côté opposé de celui par lequel il avait disparu. Il fit un signe de la tête à la sentinelle, qui se retourna du côté de la barque et se contenta de prononcer ces seules paroles : S’accommodi. Le s’accommodi italien est intraduisible, il veut dire à la fois, venez, entrez, soyez le bienvenu, faites comme chez vous, vous êtes le maître. C’est comme cette phrase turque de Molière, qui étonnait si fort le bourgeois gentilhomme par la quantité de choses qu’elle contenait. Les matelots ne se le firent pas dire deux fois : en quatre coups de rames, la barque toucha la terre. Gaetano sauta sur la grève, échangea encore quelques mots à voix basse avec la sentinelle ; ses compagnons descendirent l’un après l’autre ; puis vint enfin le tour de Franz. Il avait un de ses fusils en bandoulière, Gaetano avait l’autre, un des matelots tenait sa carabine. Son costume tenait à la fois de l’artiste et du dandy ; ce qui n’inspira aux hôtes aucun soupçon, et par conséquent aucune inquiétude. On amarra la barque au rivage, on fit quelques pas pour chercher un bivouac commode ; mais sans doute le point vers lequel on s’acheminait n’était pas dans la convenance du contrebandier qui remplissait le poste de surveillant, car il cria à Gaetano : — Non, point par là, s’il vous plaît. Gaetano balbutia une excuse, et, sans insister davantage, s’avança du côté opposé, tandis que deux matelots, pour éclairer la route, allaient allumer des torches au foyer. On fit trente pas à peu près et l’on s’arrêta sur une petite esplanade tout entourée de rochers dans lesquels on avait creusé des espèces de sièges, à peu près pareils à de petites guérites où l’on monterait la garde assis. Alentour poussaient, dans des veines de terre végétale, quelques chênes nains et des touffes épaisses de myrtes. Franz abaissa une torche et reconnut, à un amas de cendres, qu’il n’était pas le premier à s’apercevoir du confortable de cette localité, et que ce devait être une des stations habituelles des visiteurs nomades de l’île de Monte-Cristo. Quant à son attente d’événements, elle avait cessé ; une fois le pied sur la terre ferme, une fois qu’il eût vu les dispositions, sinon amicales, du moins indifférentes de ses hôtes, toute sa préoccupation avait disparu, et, à l’odeur du chevreau qui rôtissait au bivouac voisin, la préoccupation s’était changée en appétit. Il toucha deux mots de ce nouvel incident à Gaetano, qui lui répondit qu’il n’y avait rien de plus simple qu’un souper quand on avait comme eux dans leur barque du pain, du vin, six perdrix et un bon feu pour les faire rôtir. — D’ailleurs, ajouta-t-il, si Votre Excellence trouve si tentante l’odeur de ce chevreau, je puis aller offrir à nos voisins deux de nos oiseaux pour une tranche de leur quadrupède. — Faites, Gaetano, faites, dit Franz ; vous êtes véritablement né avec le génie de la négociation. Pendant ce temps, les matelots avaient arraché des brassées de bruyères, fait des fagots de myrtes et de chênes verts, auxquels ils avaient mis le feu, ce qui présentait un foyer assez respectable. Franz attendait donc avec impatience, humant toujours l’odeur du chevreau, le retour du patron, lorsque celui-ci reparut et vint à lui d’un air fort préoccupé. — Eh bien ! demanda-t-il, quoi de nouveau ? on repousse notre offre ? — Au contraire, fit Gaetano. Le chef, à qui l’on a dit que vous étiez un jeune homme français, vous invite à souper avec lui. — Eh bien ! mais, dit Franz, c’est un homme fort civilisé que ce chef, et je ne vois pas pourquoi je refuserais ; d’autant plus que j’apporte ma part du souper. — Oh ! ce n’est pas cela : il a de quoi souper, et au delà, mais c’est qu’il met à votre présentation chez lui une singulière condition. — Chez lui ! reprit le jeune homme ; il a donc fait bâtir une maison ? — Non ; mais il n’en a pas moins un chez lui fort confortable, à ce qu’on assure du moins. — Vous connaissez donc ce chef ? — J’en ai entendu parler. — En bien ou en mal ? — Des deux façons. — Diable ! Et quelle est cette condition ? — C’est de vous laisser bander les yeux et de n’ôter votre bandeau que lorsqu’il vous y invitera lui-même. Franz sonda autant que possible le regard de Gaetano pour savoir ce que cachait cette proposition. — Ah ! dame ! reprit celui-ci répondant à la pensée de Franz, je le sais bien, la chose mérite réflexion. — Que feriez-vous à ma place ? fit le jeune homme. — Moi, qui n’ai rien à perdre, j’irais. — Vous accepteriez ? — Oui, ne fût-ce que par curiosité. — Il y a donc quelque chose de curieux à voir chez ce chef ? — Écoutez, dit Gaetano en baissant la voix, je ne sais pas si ce qu’on dit est vrai… Il s’arrêta en regardant si aucun étranger ne l’écoutait. — Et que dit-on ? — On dit que ce chef habite un souterrain auprès duquel le palais Pitti est bien peu de chose. — Quel rêve ! dit Franz en se rasseyant. — Oh ! ce n’est pas un rêve, continua le patron, c’est une réalité ! Cama, le pilote du Saint-Ferdinand, y est entré un jour, et il en est sorti tout émerveillé, en disant qu’il n’y a de pareils trésors que dans les contes de fées. — Ah çà ! mais, savez-vous, dit Franz, qu’avec de pareilles paroles vous me feriez descendre dans la caverne d’Ali-Baba ? — Je vous dis ce qu’on m’a dit, Excellence. — Alors, vous me conseillez d’accepter ? — Oh ! je ne dis pas cela ! Votre Excellence fera selon son bon plaisir. Je ne voudrais pas lui donner un conseil dans une semblable occasion. Franz réfléchit quelques instants, comprit que cet homme si riche ne pouvait lui en vouloir, à lui qui portait seulement quelques mille francs ; et, comme il n’entrevoyait dans tout cela qu’un excellent souper, il accepta. Gaetano alla porter sa réponse. Cependant, nous l’avons dit, Franz était prudent ; aussi voulut-il avoir le plus de détails possibles sur son hôte étrange et mystérieux. Il se retourna donc du côté du matelot, qui, pendant ce dialogue, avait plumé les perdrix avec la gravité d’un homme fier de ses fonctions, et lui demanda dans quoi ces hommes avaient pu aborder, puisqu’on ne voyait ni barques, ni spéronares, ni tartanes. — Je ne suis pas inquiet de cela, dit le matelot, et je connais le bâtiment qu’ils montent. — Est-ce un joli bâtiment ? — J’en souhaite un pareil à Votre Excellence pour faire le tour du monde. — De quelle force est-il ? — Mais de cent tonneaux à peu près. C’est, du reste, un bâtiment de fantaisie, un yacht, comme disent les Anglais, mais confectionné, voyez-vous, de façon à tenir la mer par tous les temps. — Et où a-t-il été construit ? — Je l’ignore. Cependant je le crois génois. — Et comment un chef de contrebandiers, continua Franz, ose-t-il faire construire un yacht destiné à son commerce dans le port de Gênes ? — Je n’ai pas dit, fit le matelot, que le propriétaire de ce yacht fût un contrebandier. — Non ; mais Gaetano l’a dit, ce me semble. — Gaetano avait vu l’équipage de loin, mais il n’avait encore parlé à personne. — Mais si cet homme n’est pas un chef de contrebandiers, quel est-il donc ? — Un riche seigneur qui voyage pour son plaisir. Allons, pensa Franz, le personnage n’en est que plus mystérieux, puisque les versions sont différentes. — Et comment s’appelle-t-il ? — Lorsqu’on le lui demande, il répond qu’il se nomme Simbad le marin. Mais je doute que ce soit son véritable nom. — Simbad le marin ? — Oui. — Et où habite ce seigneur ? — Sur la mer. — De quel pays est-il ? — Je ne sais pas. — L’avez-vous vu ? — Quelquefois. — Quel homme est-ce ? — Votre Excellence en jugera elle-même. — Et où va-t-il me recevoir ? — Sans doute dans ce palais souterrain dont vous a parlé Gaetano. — Et vous n’avez jamais eu la curiosité, quand vous avez relâché ici et que vous avez trouvé l’île déserte, de chercher à pénétrer dans ce palais enchanté ? — Oh ! si fait, Excellence, reprit le matelot, et plus d’une fois même ; mais toujours nos recherches ont été inutiles. Nous avons fouillé la grotte de tous côtés et nous n’avons pas trouvé le plus petit passage. Au reste, on dit que la porte ne s’ouvre pas avec une clef, mais avec un mot magique. Allons, décidément, murmura Franz, me voilà embarqué dans un conte des Mille et une Nuits. — Son Excellence vous attend, dit derrière lui une voix qu’il reconnut pour celle de la sentinelle. Le nouveau venu était accompagné de deux hommes de l’équipage du yacht. Pour toute réponse, Franz tira son mouchoir et le présenta à celui qui lui avait adressé la parole. Sans dire une seule parole, on lui banda les yeux avec un soin qui indiquait la crainte qu’il ne commît quelque indiscrétion ; après quoi on lui fit jurer qu’il n’essayerait en aucune façon d’ôter son bandeau. Il jura. Alors les deux hommes le prirent chacun par un bras, et il marcha guidé par eux et précédé de la sentinelle. Après une trentaine de pas, il sentit, à l’odeur de plus en plus appétissante du chevreau, qu’il repassait devant le bivouac ; puis on lui fit continuer sa route pendant une cinquantaine de pas encore, en avançant évidemment du côté où l’on n’avait pas voulu laisser pénétrer Gaetano : défense qui s’expliquait maintenant. Bientôt, au changement d’atmosphère, il comprit qu’il entrait dans un souterrain ; au bout de quelques secondes de marche, il entendit un craquement, et il lui sembla que l’atmosphère changeait encore de nature et devenait tiède et parfumée ; enfin il sentit que ses pieds posaient sur un tapis épais et moelleux ; ses guides l’abandonnèrent. Il se fit un instant de silence, et une voix dit en bon français, quoique avec un accent étranger : — Vous êtes le bienvenu chez moi, Monsieur, et vous pouvez ôter votre mouchoir. Comme on le pense bien, Franz ne se fit pas répéter deux fois cette invitation ; il leva son mouchoir, et se trouva en face d’un homme de trente-huit à quarante ans, portant un costume tunisien, c’est-à-dire une calotte rouge avec un long gland de soie bleue, une veste de drap noir toute brodée d’or, des pantalons sang-de-bœuf larges et bouffants, des guêtres de même couleur brodées d’or comme la veste, et des babouches jaunes ; un magnifique cachemire lui serrait la taille, et un petit cangiar aigu et recourbé était passé dans cette ceinture. Quoique d’une pâleur presque livide, cet homme avait une figure remarquablement belle ; ses yeux étaient vifs et perçants ; son nez, droit et presque de niveau avec le front, indiquait le type grec dans toute sa pureté, et ses dents, blanches comme des perles, ressortaient admirablement sous la moustache noire qui les encadrait. Seulement cette pâleur était étrange ; on eût dit un homme enfermé depuis longtemps dans un tombeau, et qui n’eût pas pu reprendre la carnation des vivants. Sans être d’une grande taille, il était bien fait du reste, et, comme les hommes du Midi, avait les mains et les pieds petits. Mais ce qui étonna Franz, qui avait traité de rêve le récit de Gaetano, ce fut la somptuosité de l’ameublement. Toute la chambre était tendue d’étoffes turques de couleur cramoisie et brochée de fleurs d’or. Dans un enfoncement était une espèce de divan surmonté d’un trophée d’armes arabes à fourreaux de vermeil et à poignées resplendissantes de pierreries ; au plafond pendait une lampe en verre de Venise, d’une forme et d’une couleur charmantes, et les pieds reposaient sur un tapis de Turquie dans lequel ils enfonçaient jusqu’à la cheville ; des portières pendaient devant la porte par laquelle Franz était entré, et devant une autre porte donnant passage dans une seconde chambre qui paraissait splendidement éclairée. L’hôte laissa un instant Franz tout à sa surprise, et d’ailleurs il lui rendait examen pour examen, et ne le quittait pas des yeux. — Monsieur, lui dit-il enfin, mille fois pardon des précautions que l’on a exigées de vous pour vous introduire chez moi ; mais, comme la plupart du temps cette île est déserte, si le secret de cette demeure était connu, je trouverais sans doute, en revenant, mon pied-à-terre en assez mauvais état, ce qui me serait fort désagréable, non pas pour la perte que cela me causerait, mais parce que je n’aurais pas la certitude de pouvoir, quand je le veux, me séparer du reste de la terre. Maintenant je vais tâcher de vous faire oublier ce petit désagrément, en vous offrant ce que vous n’espériez certes pas trouver ici, c’est-à-dire un souper passable et d’assez bons lits. — Ma foi, mon cher hôte, répondit Franz, il ne faut pas vous excuser pour cela. J’ai toujours vu que l’on bandait les yeux aux gens qui pénétraient dans les palais enchantés : voyez plutôt Raoul dans les Huguenots, et véritablement je n’ai pas à me plaindre, car ce que vous me montrez fait suite aux merveilles des Mille et Une Nuits. — Hélas ! je vous dirai comme Lucullus : Si j’avais su avoir l’honneur de votre visite, je m’y serais préparé. Mais enfin, tel qu’est mon ermitage, je le mets à votre disposition ; tel qu’il est, mon souper vous est offert. Ali, sommes-nous servis ? Presque au même instant la portière se souleva, et un nègre nubien, noir comme l’ébène et vêtu d’une simple tunique blanche, fit signe à son maître qu’il pouvait passer dans la salle à manger. — Maintenant, dit l’inconnu à Franz, je ne sais si vous êtes de mon avis, mais je trouve que rien n’est gênant comme de rester deux ou trois heures en tête à tête sans savoir de quel nom ou de quel titre s’appeler. Remarquez que je respecte trop les lois de l’hospitalité pour vous demander ou votre nom ou votre titre ; je vous prie seulement de me désigner une appellation quelconque, à l’aide de laquelle je puisse vous adresser la parole. Quant à moi, pour vous mettre à votre aise, je vous dirai que l’on a l’habitude de m’appeler Simbad le marin. — Et moi, reprit Franz, je vous dirai que, comme il ne me manque, pour être dans la situation d’Aladin, que la fameuse lampe merveilleuse, je ne vois aucune difficulté à ce que, pour le moment, vous m’appeliez Aladin. Cela ne nous sortira pas de l’Orient, où je suis tenté de croire que j’ai été transporté par la puissance de quelque bon génie. — Eh bien ! seigneur Aladin, fit l’étrange amphitryon, vous avez entendu que nous étions servis, n’est-ce pas ? veuillez donc prendre la peine d’entrer dans la salle à manger ; votre très humble serviteur passe devant vous pour vous montrer le chemin. Et à ces mots, soulevant la portière, Simbad passa effectivement devant Franz. |
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