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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
IX LE CINQ SEPTEMBRE. (cont.) Morrel saisit la tête de son fils entre ses deux mains, l’approcha de lui, et y imprimant plusieurs fois ses lèvres : — Oh ! oui, oui, dit-il, je te bénis en mon nom et au nom de trois générations d’hommes irréprochables ; écoute donc ce qu’ils disent par ma voix : l’édifice que le malheur a détruit, la Providence peut le rebâtir. En me voyant mort d’une pareille mort, les plus inexorables auront pitié de toi ; à toi peut-être on donnera le temps qu’on m’aurait refusé ; alors tâche que le mot infâme ne soit pas prononcé ; mets-toi à l’œuvre, travaille, jeune homme, lutte ardemment et courageusement : vis, toi, ta mère et ta sœur, du strict nécessaire, afin que, jour par jour, le bien de ceux à qui je dois s’augmente et fructifie entre tes mains. Songe que ce sera un beau jour, un grand jour, un jour solennel que celui de la réhabilitation, le jour où, dans ce même bureau, tu diras : Mon père est mort parce qu’il ne pouvait pas faire ce que je fais aujourd’hui ; mais il est mort tranquille et calme, parce qu’il savait en mourant que je le ferais. — Oh ! mon père, mon père, s’écria le jeune homme. Si cependant vous pouviez vivre ! — Si je vis, tout change ; si je vis, l’intérêt se change en doute, la pitié en acharnement ; si je vis, je ne suis plus qu’un homme qui a manqué à sa parole, qui a failli à ses engagements, je ne suis plus qu’un banqueroutier enfin. Si je meurs, au contraire, songes-y, Maximilien, mon cadavre n’est plus que celui d’un honnête homme malheureux. Vivant, mes meilleurs amis évitent ma maison, mort, Marseille tout entier me suit en pleurant jusqu’à ma dernière demeure ; vivant, tu as honte de mon nom ; mort, tu lèves la tête et tu dis : — Je suis le fils de celui qui s’est tué, parce que, pour la première fois, il a été forcé de manquer à sa parole. Le jeune homme poussa un gémissement, mais il parut résigné. C’était la seconde fois que la conviction rentrait non pas dans son cœur, mais dans son esprit. — Et maintenant, dit Morrel, laisse-moi seul et tâche d’éloigner les femmes. — Ne voulez-vous pas revoir ma sœur ? demanda Maximilien. Un dernier et sourd espoir était caché pour le jeune homme dans cette entrevue, voilà pourquoi il la proposait. M. Morrel secoua la tête. — Je l’ai vue ce matin, dit-il, et je lui ai dit adieu. — N’avez-vous pas quelque recommandation particulière à me faire, mon père ? demanda Maximilien d’une vois, altérée. — Si fait, mon fils, une recommandation sacrée. — Dites, mon père. — La maison Thomson et French est la seule qui, par humanité, par égoïsme peut-être, mais ce n’est pas à moi à lire dans le cœur des hommes, a eu pitié de moi. Son mandataire, celui qui, dans dix minutes, se présentera pour toucher le montant d’une traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs, je ne dirai pas m’a accordé, mais m’a offert trois mois. Que cette maison soit remboursée la première, mon fils, que cet homme te soit sacré. — Oui, mon père, dit Maximilien. — Et maintenant encore une fois adieu, dit Morrel, va, va j’ai besoin d’être seul ; tu trouveras mon testament dans le secrétaire de ma chambre à coucher. Le jeune homme resta debout inerte, n’ayant qu’une force de volonté, mais pas d’exécution. — Écoute, Maximilien, dit son père, suppose que je sois soldat comme toi, que j’aie reçu l’ordre d’emporter une redoute, et que tu saches que je doive être tué en l’emportant, ne me dirais-tu pas ce que tu me disais tout à l’heure : Allez, mon père, car vous vous déshonorez en restant, et mieux vaut la mort que la honte ! — Oui, oui, dit le jeune homme, oui. Et serrant convulsivement Morrel dans ses bras : — Allez, mon père, dit-il. Et il s’élança hors du cabinet. Quand son fils fut sorti, Morrel resta un instant debout et les yeux fixés sur la porte ; puis il allongea la main, trouva le cordon d’une sonnette et sonna. Au bout d’un instant, Coclès parut. Ce n’était plus le même homme ; ces trois jours de conviction l’avaient brisé. Cette pensée : la maison Morrel va cesser ses paiements, le courbait vers la terre plus que ne l’eusse fait vingt autres années sur sa tête. — Mon bon Coclès, dit Morrel avec un accent dont il serait impossible de rendre l’expression, tu vas rester dans l’antichambre. Quand ce Monsieur, qui est déjà venu il y a trois mois, tu le sais, le mandataire de la maison Thomson et French, va venir, tu l’annonceras. Coclès ne répondit point ; il fit un signe de tête, alla s’asseoir dans l’antichambre et attendit. Morrel retomba sur sa chaise ; ses yeux se portèrent vers la pendule : il lui restait sept minutes, voilà tout ; l’aiguille marchait avec une rapidité incroyable ; il lui semblait qu’il la voyait aller. Ce qui se passa alors, et dans ce moment suprême, dans l’esprit de cet homme qui, jeune encore, à la suite d’un raisonnement faux peut-être, mais spécieux du moins, allait se séparer de tout ce qu’il aimait au monde et quitter la vie, qui avait pour lui toutes les douceurs de la famille, est impossible à exprimer : il eût fallu voir, pour en prendre une idée, son front couvert de sueur, et cependant résigné, ses yeux mouillés de larmes, et cependant levés au ciel. L’aiguille marchait toujours, les pistolets étaient tout chargés ; il allongea la main, en prit un, et murmura le nom de sa fille. Puis il posa l’arme mortelle, prit la plume et écrivit quelques mots. Il lui semblait alors qu’il n’avait pas assez dit adieu à son enfant chérie. Puis il se retourna vers la pendule ; il ne comptait plus par minute mais par seconde. Il reprit l’arme, la bouche entr’ouverte et les yeux fixés sur l’aiguille ; puis il tressaillit au bruit qu’il faisait lui-même en armant le chien. En ce moment une sueur plus froide lui passa sur le front, une angoisse plus mortelle lui serra le cœur. Il entendit la porte de l’escalier crier sur ses gonds. Puis s’ouvrit celle de son cabinet. La pendule allait sonner onze heures. Morrel ne se retourna point, il attendait ces mots de Coclès : « Le mandataire de la maison Thomson et French. » Et il approchait l’arme de sa bouche… Tout à coup il entendit un cri : c’était la voix de sa fille. Il se retourna et aperçut Julie, le pistolet lui échappa des mains. — Mon père ! s’écria la jeune fille hors d’haleine et presque mourante de joie, sauvé ! vous êtes sauvé ! Et elle se jeta dans ses bras en élevant à la main une bourse rouge en filet de soie. — Sauvé ! mon enfant ! dit Morrel ; que veux-tu dire ? — Oui, sauvé ! voyez, voyez, dit la jeune fille. Morrel prit la bourse et tressaillit, car un vague souvenir lui rappela cet objet pour lui avoir appartenu. D’un côté était la traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. La traite était acquittée. De l’autre était un diamant de la grosseur d’une noisette, avec ces trois mots écrits sur un petit morceau de parchemin : « Dot de Julie. » Morrel passa sa main sur son front : il croyait rêver. En ce moment la pendule sonna onze heures. Le timbre vibra pour lui comme si chaque coup du marteau d’acier vibrait sur son propre cœur. — Voyons, mon enfant, dit-il, explique-toi. Où as-tu trouvé cette bourse ? — Dans une maison des Allées de Meilhan, au no 15, sur le coin de la cheminée d’une pauvre petite chambre au cinquième étage. — Mais, s’écria Morrel, cette bourse n’est pas à toi. Julie tendit à son père la lettre qu’elle avait reçue le matin. — Et tu as été seule dans cette maison ? dit Morrel après avoir lu. — Emmanuel m’accompagnait, mon père. Il devait m’attendre au coin de la rue du Musée ; mais, chose étrange, à mon retour, il n’y était plus. — Monsieur Morrel ! s’écria une voix dans l’escalier, monsieur Morrel ! — C’est sa voix, dit Julie. En même temps Emmanuel entra, le visage bouleversé de joie et d’émotion. — Le Pharaon ! s’écria-t-il ; le Pharaon ! — Eh bien, quoi ? le Pharaon ! êtes-vous fou, Emmanuel ? Vous savez bien qu’il est perdu. — Le Pharaon ! Monsieur, on signale le Pharaon ; le Pharaon entre dans le port. Morrel retomba sur sa chaise, les forces lui manquaient ; son intelligence se refusait à classer cette suite d’événements incroyables, inouïs, fabuleux. Mais son fils entra à son tour. — Mon père, s’écria Maximilien, que disiez-vous donc que le Pharaon était perdu ? La vigie l’a signalé, et il entre dans le port. — Mes amis, fit Morrel, si cela était, il faudrait croire à un miracle de Dieu ! Impossible ! impossible ! Mais ce qui était réel et non moins incroyable, c’était cette bourse qu’il tenait dans ses mains c’était cette lettre de change acquittée, c’était ce magnifique diamant. — Ah ! Monsieur, dit Coclès à son tour, qu’est-ce que cela veut dire, le Pharaon ? — Allons, mes enfants, dit Morrel en se soulevant, allons voir, et que Dieu ait pitié de nous, si c’est une fausse nouvelle. Ils descendirent ; au milieu de l’escalier attendait madame Morrel : la pauvre femme n’avait pas osé monter. En un instant ils furent à la Cannebière. Il y avait foule sur le port. Toute cette foule s’ouvrit devant Morrel. — Le Pharaon ! le Pharaon ! disaient toutes ces voix. En effet, chose merveilleuse, inouïe, en face de la tour Saint-Jean, un bâtiment, portant sur sa poupe ces mots écrits en lettres blanches : le Pharaon (Morrel et fils de Marseille), absolument de la contenance de l’autre Pharaon, et chargé comme l’autre de cochenille et d’indigo jetait l’ancre et carguait ses voiles ; sur le pont, le capitaine Gaumard donnait ses ordres, et maître Penelon faisait des signes à M. Morrel. Il n’y avait plus à en douter : le témoignage des sens était là, et dix mille personnes venaient en aide à ce témoignage. Comme Morrel et son fils s’embrassaient sur la jetée aux applaudissements de toute la ville témoin de ce prodige, un homme, dont le visage était à moitié couvert par une barbe noire, et qui, caché derrière la guérite d’un factionnaire, contemplait cette scène avec attendrissement, murmura ces mots : — Sois heureux, noble cœur ; sois béni pour tout le bien que tu as fait et que tu feras encore ; et que ma reconnaissance reste dans l’ombre comme ton bienfait. Et, avec un sourire où la joie et le bonheur se révélaient, il quitta l’abri où il était caché, et sans que personne fît attention à lui, tant chacun était préoccupé de l’événement du jour, il descendit un de ces petits escaliers qui servent de débarcadère et héla trois fois : — Jacopo ! Jacopo ! Jacopo ! Alors une chaloupe vint à lui, le reçut à bord, et le conduisit à un yacht richement gréé, sur le pont duquel il s’élança avec la légèreté d’un marin ; de là, il regarda encore une fois Morrel qui, pleurant de joie, distribuait de cordiales poignées de main à toute cette foule, et remerciait d’un vague regard ce bienfaiteur inconnu qu’il semblait chercher au ciel. — Et maintenant, dit l’homme inconnu, adieu bonté, humanité, reconnaissance… Adieu à tous les sentiments qui épanouissent le cœur !… Je me suis substitué à la Providence pour récompenser les bons… que le Dieu vengeur me cède sa place pour punir les méchants ! À ces mots il fit un signal, et, comme s’il n’eût attendu que ce signal pour partir, le yacht prit aussitôt la mer. |
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