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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. DEUXIÈME VOLUME |
IX LE CINQ SEPTEMBRE. Ce délai accordé par le mandataire de la maison Thomson et French, au moment où Morrel s’y attendait le moins, parut au pauvre armateur un de ces retours de bonheur qui annoncent à l’homme que le sort s’est enfin lassé de s’acharner sur lui. Le même jour il raconta ce qui lui était arrivé à sa fille, à sa femme et à Emmanuel, et un peu d’espérance, sinon de tranquillité, rentra dans la famille. Mais malheureusement Morrel n’avait pas seulement affaire à la maison Thomson et French, qui s’était montrée envers lui de si bonne composition. Comme il l’avait dit, dans le commerce on a des correspondants et pas d’amis. Lorsqu’il songeait profondément, il ne comprenait même pas cette conduite généreuse de MM. Thomson et French envers lui ; il ne se l’expliquait que par cette réflexion intelligemment égoïste que cette maison aurait faite : Mieux vaut soutenir un homme qui nous doit près de trois cent mille francs, et avoir ces trois cent mille francs au bout de trois mois, que de hâter sa ruine et avoir six ou huit du cent du capital. Malheureusement, soit haine, soit aveuglement, tous les correspondants de Morrel ne firent pas la même réflexion, et quelques-uns même firent la réflexion contraire. Les traites souscrites par Morrel furent donc présentées à la caisse avec une scrupuleuse rigueur, et, grâce au délai accordé par l’Anglais, furent payées par Coclès à bureau ouvert. Coclès continua donc de demeurer dans sa tranquillité fatidique. M. Morrel seul vit avec terreur que s’il avait eu à rembourser, le 15, les cinquante mille francs de de Boville, et, le 30, les trente-deux mille cinq cents francs de traites pour lesquelles, ainsi que pour la créance de l’inspecteur des prisons, il avait un délai, il était dès ce mois-là un homme perdu. L’opinion de tout le commerce de Marseille était que, sous les revers successifs qui l’accablaient, Morrel ne pouvait tenir. L’étonnement fut donc grand lorsqu’on vit sa fin de mois remplie avec son exactitude ordinaire. Cependant la confiance ne rentra point pour cela dans les esprits, et l’on remit d’une voix unanime à la fin de mois prochain la déposition du bilan du malheureux armateur. Tout le mois se passa dans des efforts inouïs de la part de Morrel pour réunir toutes ses ressources. Autrefois son papier, à quelque date que ce fût, était pris avec confiance, et même demandé. Morrel essaya de négocier du papier à quatre-vingt-dix jours, et trouva toutes les banques fermées. Heureusement Morrel avait lui-même quelques rentrées sur lesquelles il pouvait compter ; ces rentrées s’opérèrent : Morrel se trouva donc encore en mesure de faire face à ses engagements lorsque arriva la fin de juillet. Au reste, on n’avait pas revu à Marseille le mandataire de la maison Thomson et French ; le lendemain ou le surlendemain de sa visite à M. Morrel il avait disparu : or, comme il n’avait eu à Marseille de relations qu’avec le maire, l’inspecteur des prisons et M. Morrel, son passage n’avait laissé d’autre trace que le souvenir différent qu’avaient gardé de lui ces trois personnes. Quant aux matelots du Pharaon, il paraît qu’ils avaient trouvé quelque engagement, car ils avaient disparu aussi. Le capitaine Gaumard, remis de l’indisposition qui l’avait retenu à Palma, revint à son tour. Il hésitait à se présenter chez M. Morrel : mais celui-ci apprit son arrivée, et l’alla trouver lui-même. Le digne armateur savait d’avance, par le récit de Penelon, la conduite courageuse qu’avait tenue le capitaine pendant tout ce sinistre, et ce fut lui qui essaya de le consoler. Il lui apportait le montant de sa solde, que le capitaine Gaumard n’eût point osé aller toucher. Comme il descendait l’escalier, M. Morrel rencontra Penelon, qui le montait. Penelon avait, à ce qu’il paraissait, fait bon emploi de son argent, car il était tout vêtu de neuf. En apercevant son armateur, le digne timonier parut fort embarrassé ; il se rangea dans l’angle le plus éloigné du palier, passa alternativement sa chique de gauche à droite et de droite à gauche, en roulant de gros yeux effarés, et ne répondit que par une pression timide à la poignée de main que lui offrit avec sa cordialité ordinaire M. Morrel. M. Morrel attribua l’embarras de Penelon à l’élégance de sa toilette : il était évident que le brave homme n’avait pas donné à son compte dans un pareil luxe ; il était donc déjà engagé sans doute à bord de quelque autre bâtiment, et sa honte lui venait de ce qu’il n’avait pas, si l’on peut s’exprimer ainsi, porté plus longtemps le deuil du Pharaon. Peut-être même venait-il pour faire part au capitaine Gaumard de sa bonne fortune et pour lui faire part des offres de son nouveau maître. — Braves gens, dit Morrel en s’éloignant, puisse votre nouveau maître vous aimer comme je vous aimais, et être plus heureux que je ne le suis ! Août s’écoula dans des tentatives sans cesse renouvelées par Morrel de relever son ancien crédit ou de s’en ouvrir un nouveau. Le 20 août on sut à Marseille qu’il avait pris une place à la malle-poste, et l’on se dit alors que c’était pour la fin du mois courant que le bilan devait être déposé, et que Morrel était parti d’avance pour ne pas assister à cet acte cruel, délégué sans doute à son premier commis Emmanuel et à son caissier Coclès. Mais, contre toutes les prévisions, lorsque le 31 août arriva, la caisse s’ouvrit comme d’habitude. Coclès apparut derrière le grillage, calme comme le juste d’Horace, examina avec la même attention le papier qu’on lui présentait, et, depuis la première jusqu’à la dernière, paya les traites avec la même exactitude. Il vint même deux remboursements qu’avait prévus M. Morrel, et que Coclès paya avec la même ponctualité que les traites qui étaient personnelles à l’armateur. On n’y comprenait plus rien, et l’on remettait, avec la ténacité particulière aux prophètes de mauvaises nouvelles, la faillite à la fin de septembre. Le 1er, Morrel arriva : il était attendu par toute sa famille avec une grande anxiété ; de ce voyage à Paris devait surgir la dernière voie de salut. Morrel avait pensé à Danglars, aujourd’hui millionnaire et autrefois son obligé, puisque c’était à la recommandation de Morrel que Danglars était entré au service du banquier espagnol chez lequel avait commencé son immense fortune. Aujourd’hui Danglars, disait-on, avait six ou huit millions, à lui, un crédit illimité. Danglars, sans tirer un écu de sa poche, pouvait sauver Morrel : il n’avait qu’à garantir un emprunt, et Morrel était sauvé. Morrel avait depuis longtemps pensé à Danglars ; mais il y a de ces répulsions instinctives dont on n’est pas maître, et Morrel avait tardé autant qu’il lui avait été possible de recourir à ce suprême moyen. Il avait eu raison, car il était revenu, brisé sous l’humiliation d’un refus. Aussi, à son retour, Morrel n’avait-il exhalé aucune plainte, proféré aucune récrimination ; il avait embrassé en pleurant sa femme et sa fille, avait tendu une main amicale à Emmanuel, s’était enfermé dans son cabinet du second, et avait demandé Coclès. — Pour cette fois, avaient dit les deux femmes à Emmanuel, nous sommes perdus. Puis, dans un court conciliabule tenu entre elles, il avait été convenu que Julie écrirait à son frère, en garnison à Nîmes, d’arriver à l’instant même. Les pauvres femmes sentaient instinctivement qu’elles avaient besoin de toutes leurs forces pour soutenir le coup qui les menaçait. D’ailleurs, Maximilien Morrel, quoique âgé de vingt-deux ans à peine, avait déjà une grande influence sur son père. C’était un jeune homme ferme et droit. Au moment où il s’était agi d’embrasser une carrière, son père n’avait point voulu lui imposer d’avance un avenir et avait consulté les goûts du jeune Maximilien. Celui-ci avait alors déclaré qu’il voulait suivre la carrière militaire ; il avait fait, en conséquence, d’excellentes études, était entré par le concours à l’École polytechnique, et en était sorti sous-lieutenant au 53e de ligne. Depuis un an il occupait ce grade, et avait promesse d’être nommé lieutenant à la première occasion. Dans le régiment, Maximilien Morrel était cité comme le rigide observateur, non seulement de toutes les obligations imposées au soldat, mais encore de tous les devoirs proposés à l’homme, et on ne l’appelait que le stoïcien. Il va sans dire que beaucoup de ceux qui lui donnaient cette épithète la répétaient pour l’avoir entendue, et ne savaient pas même ce qu’elle voulait dire. C’était ce jeune homme que sa mère et sa sœur appelaient à leur aide pour les soutenir dans la circonstance grave où elles sentaient qu’elles allaient se trouver. Elles ne s’étaient pas trompées sur la gravité de cette circonstance, car, un instant après que M. Morrel fut entré dans son cabinet avec Coclès, Julie en vit sortir ce dernier, pâle, tremblant, et le visage tout bouleversé. Elle voulut l’interroger comme il passait près d’elle, mais le brave homme, continuant de descendre l’escalier avec une précipitation qui ne lui était pas habituelle, se contenta de s’écrier en levant les bras au ciel : — Ô Mademoiselle ! Mademoiselle ! quel affreux malheur ! et qui jamais aurait cru cela ! Un instant après, Julie le vit remonter portant deux ou trois gros registres, un portefeuille et un sac d’argent. Morrel consulta les registres, ouvrit le portefeuille, compta l’argent. Toutes ses ressources montaient à six ou huit mille francs, ses rentrées jusqu’au 5 à quatre ou cinq mille ; ce qui faisait, en cotant au plus haut, un actif de quatorze mille francs pour faire face à une traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. Il n’y avait pas même moyen d’offrir un pareil à-compte. Cependant lorsque Morrel descendit pour dîner il paraissait assez calme. Ce calme effraya plus les deux femmes que n’aurait pu le faire le plus profond abattement. Après le dîner, Morrel avait l’habitude de sortir ; il allait prendre son café au cercle des Phocéens et lire le Sémaphore : ce jour-là il ne sortit point et remonta dans son bureau. Quant à Coclès, il paraissait complètement hébété. Pendant une partie de la journée il s’était tenu dans la cour, assis sur une pierre, la tête nue, par un soleil de trente degrés. Emmanuel essayait de rassurer les femmes, mais il était mal éloquent. Le jeune homme était trop au courant des affaires de la maison pour ne pas sentir qu’une grande catastrophe pesait sur la famille Morrel. La nuit vint : les deux femmes avaient veillé, espérant qu’en descendant de son cabinet Morrel entrerait chez elles ; mais elles l’entendirent passer devant leur porte, allégeant son pas dans la crainte sans doute d’être appelé. Elles prêtèrent l’oreille, il rentra dans sa chambre et ferma sa porte en dedans. Madame Morrel envoya coucher sa fille ; puis, une demi-heure après que Julie se fut retirée, elle se leva, ôta ses souliers et se glissa dans le corridor pour voir par la serrure ce que faisait son mari. Dans le corridor elle aperçut une ombre qui se retirait : c’était Julie, qui, inquiète elle-même, avait précédé sa mère. La jeune fille alla à madame Morrel. — Il écrit, dit-elle. Les deux femmes s’étaient devinées sans se parler. Madame Morrel s’inclina au niveau de la serrure. En effet, Morrel écrivait ; mais, ce que n’avait pas remarqué sa fille, madame Morrel le remarqua, elle, c’est que son mari écrivait sur du papier marqué. Cette idée terrible lui vint, qu’il faisait son testament ; elle frissonna de tous ses membres, et cependant elle eut la force de ne rien dire. Le lendemain M. Morrel paraissait tout à fait calme : il se tint dans son bureau comme à l’ordinaire, descendît pour déjeuner comme d’habitude, seulement après son dîner il fit asseoir sa fille près de lui, prit la tête de l’enfant dans ses bras et la tint longtemps contre sa poitrine. Le soir, Julie dit à sa mère que, quoique calme en apparence, elle avait remarqué que le cœur de son père battait violemment. Les deux autres jours s’écoulèrent à peu près pareils. Le 4 septembre au soir, M. Morrel redemanda à sa fille la clef de son cabinet. Julie tressaillit à cette demande, qui lui sembla sinistre. Pourquoi son père lui redemandait-il cette clef qu’elle avait toujours eue, et qu’on ne lui reprenait dans son enfance que pour la punir ! La jeune fille regarda M. Morrel. — Qu’ai-je donc fait de mal, mon père, dit-elle, pour que vous me repreniez cette clef ? — Rien, mon enfant, répondit le malheureux Morrel, à qui cette demande si simple fit jaillir les larmes des yeux ; rien, seulement j’en ai besoin. Julie fit semblant de chercher la clef. — Je l’aurai laissée chez moi, dit-elle. Et elle sortit ; mais, au lieu d’aller chez elle, elle descendit et courut consulter Emmanuel. — Ne rendez pas cette clef à votre père, dit celui-ci, et demain matin, s’il est possible, ne le quittez pas. Elle essaya de questionner Emmanuel ; mais celui-ci ne savait rien autre chose, ou ne voulait pas dire autre chose. Pendant toute la nuit du 4 au 5 septembre, madame Morrel resta l’oreille collée contre la boiserie. Jusqu’à trois heures du matin, elle entendit son mari marcher avec agitation dans sa chambre. À trois heures seulement il se jeta sur son lit. Les deux femmes passèrent la nuit ensemble. Depuis la veille au soir elles attendaient Maximilien. À huit heures, M. Morrel entra dans leur chambre. Il était calme, mais l’agitation de la nuit se lisait sur son visage pâle et défait. Les femmes n’osèrent lui demander s’il avait bien dormi. Morrel fut meilleur pour sa femme, et plus paternel pour sa fille qu’il n’avait jamais été ; il ne pouvait se rassasier de regarder et d’embrasser la pauvre enfant. Julie se rappela la recommandation d’Emmanuel et voulut suivre son père lorsqu’il sortit ; mais celui-ci la repoussant avec douceur : — Reste près de ta mère, lui dit-il. Julie voulut insister. — Je le veux ! dit Morrel. C’était la première fois que Morrel disait à sa fille : Je le veux ! mais il le disait avec un accent empreint d’une si paternelle douceur, que Julie n’osa faire un pas en avant. Elle resta à la même place, debout, muette et immobile. Un instant après, la porte se rouvrit, elle sentit deux bras qui l’entouraient, et une bouche qui se collait à son front. Elle leva les yeux et poussa une exclamation de joie. — Maximilien, mon frère ! s’écria-t-elle. À ce cri madame Morrel accourut et se jeta dans les bras de son fils. — Ma mère, dit le jeune homme en regardant alternativement madame Morrel et sa fille ; qu’y a-t-il donc et que se passe-t-il ? votre lettre m’a épouvanté et j’accours. — Julie, dit madame Morrel en faisant signe au jeune homme, va dire à ton père que Maximilien vient d’arriver. La jeune fille s’élança hors de l’appartement, mais, sur la première marche de l’escalier, elle trouva un homme tenant une lettre à la main. — N’êtes-vous pas mademoiselle Julie Morrel ? dit cet homme avec un accent italien des plus prononcés. — Oui, Monsieur, répondit Julie toute balbutiante ; mais que me voulez-vous ? je ne vous connais pas. — Lisez cette lettre, dit l’homme en lui tendant un billet. Julie hésitait. — Il y va du salut de votre père, dit le messager. La jeune fille lui arracha le billet des mains. Puis elle l’ouvrit vivement et lut : « Rendez-vous à l’instant même aux Allées de Meilhan, entrez dans la maison no 15, demandez à la concierge la clef de la chambre du cinquième, entrez dans cette chambre, prenez sur le coin de la cheminée une bourse en filet de soie rouge, et apportez cette bourse à votre père. « Il est important qu’il l’ait avant onze heures. « Vous avez promis de m’obéir aveuglément, je vous rappelle votre promesse. « Simbad le Marin. » La jeune fille poussa un cri de joie, leva les yeux, chercha, pour l’interroger, l’homme qui lui avait remis ce billet, mais il avait disparu. Elle reporta alors les yeux sur le billet pour le lire une seconde fois et s’aperçut qu’il avait un post-scriptum. Elle lut : « Il est important que vous remplissiez cette mission en personne et seule ; si vous veniez accompagnée ou qu’une autre que vous se présentât, le concierge répondrait qu’il ne sait ce que l’on veut dire. » Ce post-scriptum fut une puissante correction à la joie de la jeune fille. N’avait-elle rien à craindre, n’était-ce pas quelque piège qu’on lui tendait ? Son innocence lui laissait ignorer quels étaient les dangers que pouvait courir une jeune fille de son âge, mais on n’a pas besoin de connaître le danger pour craindre ; il y a même une chose à remarquer, n’est que ce sont justement les dangers inconnus qui inspirent les plus grandes terreurs. Julie hésitait, elle résolut de demander conseil. Mais, par un sentiment étrange, ce ne fut ni à sa mère ni à son frère qu’elle eut recours, ce fut à Emmanuel. Elle descendit, lui raconta ce qui lui était arrivé le jour où le mandataire de la maison Thomson et French était venu chez son père ; elle lui dit la scène de l’escalier, lui répéta la promesse qu’elle avait faite et lui montra la lettre. — Il faut y aller, Mademoiselle, dit Emmanuel. — Y aller ? murmura Julie. — Oui, je vous y accompagnerai. — Mais vous n’avez pas vu que je dois être seule ? dit Julie. — Vous serez seule aussi, répondit le jeune homme, moi je vous attendrai au coin de la rue du Musée ; et si vous tardez de façon à me donner quelque inquiétude, alors j’irai vous rejoindre, et, je vous en réponds, malheur à ceux dont vous me diriez que vous auriez eu à vous plaindre ! — Ainsi, Emmanuel, reprit en hésitant la jeune fille, votre avis est donc que je me rende à cette invitation ? — Oui ; le messager ne vous a-t-il pas dit qu’il y allait du salut de votre père ? — Mais enfin, Emmanuel, quel danger court-il donc ? demanda la jeune fille. Emmanuel hésita un instant, mais le désir de décider la jeune fille d’un seul coup et sans retard l’emporta. — Écoutez ; lui dit-il, c’est aujourd’hui le 5 septembre, n’est-ce pas ? — Oui. — Aujourd’hui, à onze heures, votre père a près de trois cents mille francs à payer. — Oui, nous le savons. — Eh bien, dit Emmanuel, il n’en a pas quinze mille en caisse. — Alors que va-t-il donc arriver ? — Il va arriver que si aujourd’hui, avant onze heures, votre père n’a pas trouvé quelqu’un qui lui vienne en aide, à midi votre père sera obligé de se déclarer en banqueroute. — Oh ! venez ! venez ! s’écria la jeune fille en entraînant le jeune homme avec elle. Pendant ce temps, madame Morrel avait tout dit à son fils. Le jeune homme savait bien qu’à la suite des malheurs successifs qui étaient arrivés à son père, de grandes réformes avaient été faites dans les dépenses de la maison ; mais il ignorait que les choses en fussent arrivées à ce point. Il demeura anéanti. Puis tout à coup il s’élança hors de l’appartement, monta rapidement l’escalier, car il croyait son père à son cabinet, mais il frappa vainement. Comme il était à la porte de ce cabinet, il entendit celle de l’appartement s’ouvrir, il se retourna et vit son père. Au lieu de remonter droit à son cabinet, M. Morrel était rentré dans sa chambre et en sortait seulement maintenant. M. Morrel poussa un cri de surprise en apercevant Maximilien ; il ignorait l’arrivée du jeune homme. Il demeura immobile à la même place, serrant avec son bras gauche un objet qu’il tenait caché sous sa redingote. Maximilien descendit vivement l’escalier et se jeta au cou de son père : mais tout à coup il se recula, laissant sa main droite seulement appuyée sur la poitrine de son père. — Mon père, dit-il en devenant pâle comme la mort, pourquoi avez-vous donc une paire de pistolets sous votre redingote ? — Oh ! voilà ce que je craignais ! dit Morrel. — Mon père ! mon père ! au nom du ciel ! s’écria le jeune homme, pourquoi ces armes ? — Maximilien, répondit Morrel en regardant fixement son fils, tu es un homme, et un homme d’honneur ; viens, je vais te le dire. Et Morrel monta d’un pas assuré à son cabinet, tandis que Maximilien le suivait en chancelant. Morrel ouvrit la porte et la referma derrière son fils ; puis il traversa l’antichambre, s’approcha du bureau, déposa ses pistolets sur le coin de la table, et montra du bout du doigt à son fils un registre ouvert. Sur ce registre était consigné l’état exact de la situation. Morrel avait à payer dans une demi-heure deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. Il possédait en tout quinze mille deux cent cinquante-sept francs. — Lis, dit Morrel. Le jeune homme lut et resta un moment comme écrasé. Morrel ne disait pas une parole : qu’aurait-il pu dire qui ajoutât à l’inexorable arrêt des chiffres ! — Et vous avez tout fait, mon père, dit au bout d’un instant le jeune homme, pour aller au-devant de ce malheur ? — Oui, répondit Morrel. — Vous ne comptez sur aucune rentrée ? — Sur aucune. — Vous avez épuisé toutes vos ressources ? — Toutes. — Et dans une demi-heure, dit Maximilien d’une voix sombre, notre nom est déshonoré ! — Le sang lave le déshonneur, dit Morrel. — Vous avez raison, mon père, et je vous comprends. Puis étendant la main vers les pistolets : — Il y en a un pour vous et un pour moi, dit-il : merci ! Morrel lui arrêta la main. — Et ta mère… et ta sœur… qui les nourrira ? Un frisson courut par tout le corps du jeune homme. — Mon père, dit-il, songez-vous que vous me dites de vivre ? — Oui, je te le dis, reprit Morrel, car c’est ton devoir ; tu as l’esprit calme, fort, Maximilien… Maximilien, tu n’es pas un homme ordinaire ; je ne te commande rien, je ne t’ordonne rien, seulement je te dis : Examine ta situation comme si tu y étais étranger, et juge-la toi-même. Le jeune homme réfléchit un instant, puis une expression de résignation sublime passa dans ses yeux ; seulement il ôta, d’un mouvement lent et triste, son épaulette et sa contre-épaulette, insignes de son grade. — C’est bien, dit-il en tendant la main à Morrel, mourez en paix, mon père ! je vivrai. Morrel fit un mouvement pour se jeter aux genoux de son fils. Maximilien l’attira à lui, et ces deux nobles cœurs battirent un instant l’un contre l’autre. — Tu sais qu’il n’y a pas de ma faute ? dit Morrel. Maximilien sourit. — Je sais, mon père, que vous êtes le plus honnête homme que j’aie jamais connu. — C’est bien, tout est dit : maintenant retourne près de ta mère et de ta sœur. — Mon père, dit le jeune homme en fléchissant le genou, bénissez-moi ! |
Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo |