Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

DEUXIÈME VOLUME

V
L’AUBERGE DU PONT DU GARD. (cont.)

L’abbé remplit le verre et but quelques gorgées.

— Où en étions-nous ? demanda-t-il en posant son verre sur la table.

— La fiancée s’appelait Mercédès.

— Oui, c’est cela ; vous irez à Marseille… C’est toujours Dantès qui parle, comprenez-vous ?

— Parfaitement.

— Vous vendrez ce diamant, vous ferez cinq parts, et vous les partagerez entre ces bons amis, les seuls êtres qui m’aient aimé sur la terre !

— Comment cinq parts ? dit Caderousse, vous ne m’avez nommé que quatre personnes.

— Parce que la cinquième est morte, à ce qu’on m’a dit… La cinquième était le père de Dantès.

— Hélas ! oui, dit Caderousse ému par les passions qui s’entre-choquaient en lui ; hélas ! oui, le pauvre homme il est mort.

— J’ai appris cet événement à Marseille, répondit l’abbé en faisant un effort pour paraître indifférent, mais il y a si longtemps que cette mort est arrivée que je n’ai pu recueillir aucun détail… Sauriez-vous quelque chose de la fin de ce vieillard, vous ?

— Eh ! dit Caderousse, qui peut savoir cela mieux que moi ?… Je demeurais porte à porte avec le bonhomme… Eh ! mon Dieu ! oui : un an à peine après la disparition de son fils, il mourut, le pauvre vieillard !

— Mais, de quoi mourut-il ?

— Les médecins ont nommé sa maladie… une gastro-entérite, je crois ; ceux qui le connaissaient ont dit qu’il était mort de douleur… et moi, qui l’ai presque vu mourir, je dis qu’il est mort…

Caderousse s’arrêta.

— Mort de quoi ? reprit avec anxiété le prêtre.

— Eh bien ! mort de faim !

— De faim ? s’écria l’abbé bondissant sur son escabeau, de faim ! les plus vils animaux ne meurent pas de faim ! les chiens qui errent dans les rues trouvent une main compatissante qui leur jette un morceau de pain ; et un homme, un chrétien, est mort de faim au milieu d’autres hommes qui se disent chrétiens comme lui ! Impossible ! oh ! c’est impossible !

— J’ai dit ce que j’ai dit, reprit Caderousse.

— Et tu as tort, dit une voix dans l’escalier, de quoi te mêles-tu ?

Les deux hommes se retournèrent, et virent à travers les barres de la rampe la tête maladive de la Carconte ; elle s’était traînée jusque-là et écoutait la conversation, assise sur la dernière marche, la tête appuyée sur ses genoux.

— De quoi te mêles-tu toi-même, femme ? dit Caderousse. Monsieur demande des renseignements, la politesse veut que je les lui donne.

— Oui, mais la prudence veut que tu les lui refuses. Qui te dit dans quelle intention on veut te faire parler imbécile ?

— Dans une excellente, Madame, je vous en réponds, dit l’abbé. Votre mari n’a donc rien à craindre, pourvu qu’il réponde franchement.

— Rien à craindre, oui ! on commence par de belles promesses, puis on se contente, après, de dire qu’on n’a rien à craindre ; puis on s’en va sans rien tenir de ce qu’on a dit, et un beau matin le malheur tombe sur le pauvre monde sans que l’on sache d’où il vient.

— Soyez tranquille, bonne femme, le malheur ne vous viendra pas de mon côté, je vous en réponds.

La Carconte grommela quelques paroles qu’on ne put entendre, laissa retomber sur ses genoux sa tête un instant soulevée et continua de trembler la fièvre, laissant son mari libre de continuer la conversation, mais placée de manière à n’en pas perdre un mot.

Pendant ce temps, l’abbé avait bu quelques gorgées d’eau et s’était remis.

— Mais, reprit-il, ce malheureux vieillard était-il donc si abandonné de tout le monde, qu’il soit mort d’une pareille mort ?

— Oh ! Monsieur, reprit Caderousse, ce n’est pas que Mercédès la Catalane, ni M. Morrel l’aient abandonné ; mais le pauvre vieillard s’était pris d’une antipathie profonde pour Fernand, celui-là même, continua Caderousse avec un sourire ironique, que Dantès vous a dit être de ses amis.

— Ne l’était-il donc pas ? dit l’abbé

— Gaspard ! Gaspard ! murmura la femme du haut de son escalier, fais attention à ce que tu vas dire.

Caderousse fit un mouvement d’impatience, et sans accorder d’autre réponse à celle qui l’interrompait :

— Peut-on être l’ami de celui dont on convoite la femme ? répondit-il à l’abbé. Dantès, qui était un cœur d’or, appelait tous ces gens-là ses amis… Pauvre Edmond !… Au fait, il vaut mieux qu’il n’ait rien su ; il aurait eu trop de peine à leur pardonner au moment de la mort… Et, quoi qu’on dise, continua Caderousse dans son langage qui ne manquait pas d’une sorte de rude poésie, j’ai encore plus peur de la malédiction des morts que de la haine des vivants.

— Imbécile ! dit la Carconte.

— Savez-vous donc, continua l’abbé, ce que Fernand a fait contre Dantès ?

— Si je sais, je le crois bien.

— Parlez alors.

— Gaspard, fais ce que tu veux, tu es le maître, dit la femme ; mais si tu m’en croyais, tu ne dirais rien.

— Cette fois, je crois que tu as raison, femme, dit Caderousse.

— Ainsi, vous ne voulez rien dire ? reprit l’abbé.

— À quoi bon ! dit Caderousse. Si le petit était vivant et qu’il vînt à moi pour connaître une bonne fois pour toutes ses amis et ses ennemis, je ne dis pas ; mais il est sous terre, à ce que vous m’avez dit, il ne peut plus avoir de haine, il ne peut plus se venger. Éteignons tout cela.

— Vous voulez alors, dit l’abbé, que je donne à ces gens, que vous donnez pour d’indignes et faux amis, une récompense destinée à la fidélité ?

— C’est vrai, vous avez raison, dit Caderousse. D’ailleurs que serait pour eux maintenant le legs du pauvre Edmond ? une goutte d’eau tombant à la mer !

— Sans compter que ces gens-là peuvent t’écraser d’un geste, dit la femme.

— Comment cela ? ces gens-là sont donc devenus riches et puissants ?

— Alors, vous ne savez pas leur histoire ?

— Non, racontez-la-moi.

Caderousse parut réfléchir un instant.

— Non, en vérité, dit-il, ce serait trop long.

— Libre à vous de vous taire, mon ami, dit l’abbé avec l’accent de la plus profonde indifférence, et je respecte vos scrupules ; d’ailleurs ce que vous faites là est d’un homme vraiment bon : n’en parlons donc plus. De quoi étais-je chargé ? D’une simple formalité. Je vendrai donc ce diamant.

Et il tira le diamant de sa poche, ouvrit l’écrin, et le fit briller aux yeux éblouis de Caderousse.

— Viens donc voir, femme ! dit celui-ci d’une voix rauque.

— Un diamant ! dit la Carconte se levant et descendant d’un pas assez ferme l’escalier ; qu’est-ce que c’est donc que ce diamant ?

— N’as-tu donc pas entendu, femme ? dit Caderousse, c’est un diamant que le petit nous a légué : à son père d’abord, à ses trois amis Fernand, Danglars et moi et à Mercédès sa fiancée. Le diamant vaut cinquante mille francs.

— Oh ! le beau joyau ! dit-elle.

— Le cinquième de cette somme nous appartient, alors ? dit Caderousse.

— Oui, Monsieur, répondit l’abbé, plus la part du père de Dantès, que je me crois autorisé à répartir sur vous quatre.

— Et pourquoi sur nous quatre ? demanda la Carconte.

— Parce que vous étiez les quatre amis d’Edmond.

— Les amis ne sont pas ceux qui trahissent ! murmura sourdement à son tour la femme.

— Oui, oui, dit Caderousse, et c’est ce que je disais : c’est presque une profanation, presque un sacrilège que de récompenser la trahison, le crime peut-être.

— C’est vous qui l’aurez voulu, reprit tranquillement l’abbé en remettant le diamant dans la poche de sa soutane ; maintenant donnez-moi l’adresse des amis d’Edmond, afin que je puisse exécuter ses dernières volontés.

La sueur coulait à lourdes gouttes du front de Caderousse ; il vit l’abbé se lever, se diriger vers la porte comme pour jeter un coup d’œil d’avis à son cheval, et revenir.

Caderousse et sa femme se regardaient avec une indicible expression.

— Le diamant serait pour nous tout entier, dit Caderousse.

— Le crois-tu ? répondit la femme.

— Un homme d’église ne voudrait pas nous tromper.

— Fais comme tu voudras, dit la femme ; quant à moi, je ne m’en mêle pas.

Et elle reprit le chemin de l’escalier toute grelottante ; ses dents claquaient malgré la chaleur ardente qu’il faisait.

Sur la dernière marche, elle s’arrêta un instant.

— Réfléchis bien, Gaspard ! dit-elle.

— Je suis décidé, dit Caderousse.

La Carconte rentra dans sa chambre en poussant un soupir ; on entendit le plafond crier sous ses pas jusqu’à ce qu’elle eût rejoint son fauteuil où elle tomba assise lourdement.

— À quoi êtes-vous décidé ? demanda l’abbé.

— À tout vous dire, répondit celui-ci.

— Je crois, en vérité, que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, dit le prêtre ; non pas que je tienne à savoir les choses que vous voudriez me cacher ; mais enfin, si vous pouvez m’amener à distribuer les legs selon les vœux du testateur, ce sera mieux.

— Je l’espère, répondit Caderousse les joues enflammées par la rougeur de l’espérance et de la cupidité.

— Je vous écoute, dit l’abbé.

— Attendez, reprit Caderousse, on pourrait nous interrompre à l’endroit le plus intéressant, et ce serait désagréable ; d’ailleurs il est inutile que personne sache que vous êtes venu ici.

Et il alla à la porte de son auberge et ferma la porte, à laquelle, pour surcroît de précaution, il mit la barre de nuit.

Pendant ce temps, l’abbé avait choisi sa place pour écouter tout à son aise ; il s’était assis dans un angle, de manière à demeurer dans l’ombre tandis que la lumière tomberait en plein sur le visage de son interlocuteur. Quant à lui, la tête inclinée, les mains jointes ou plutôt crispées, il s’apprêtait à écouter de toutes ses oreilles.

Caderousse approcha un escabeau et s’assit en face de lui.

— Souviens-toi que je ne te pousse à rien ! dit la voix tremblotante de la Carconte, comme si, à travers le plancher, elle eût pu voir la scène qui se préparait.

— C’est bien, c’est bien, dit Caderousse, n’en parlons plus ; je prends tout sur moi.

Et il commença.
 
Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo