Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

PREMIER VOLUME

XXI L’ÎLE DE TIBOULEN. (cont.)

Il reparut battant la mer de ces mouvements inégaux et désespérés d’un homme qui se noie, poussa un troisième cri, et se sentit enfoncer dans la mer, comme s’il eût eu encore au pied le boulet mortel.

L’eau passa par-dessus sa tête, et à travers l’eau il vit le ciel livide avec des taches noires.

Un violent effort le ramena à la surface de la mer. Il lui sembla alors qu’on le saisissait par les cheveux ; puis il ne vit plus rien, il n’entendit plus rien : il était évanoui.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, Dantès se retrouva sur le pont de la tartane, qui continuait son chemin ; son premier regard fut pour voir quelle direction elle suivait : on continuait de s’éloigner du château d’If.

Dantès était tellement épuisé, que l’exclamation de joie qu’il fit fut prise pour un soupir de douleur.

Comme nous l’avons dit, il était couché sur le pont : un matelot lui frottait les membres avec une couverture de laine ; un autre, qu’il reconnut pour celui qui lui avait crié : Courage ! lui introduisit l’orifice d’une gourde dans la bouche ; un troisième, vieux marin, qui était à la fois le pilote et le patron, le regardait avec le sentiment de pitié égoïste qu’éprouvent en général les hommes pour un malheur auquel ils ont échappé la veille et qui peut les atteindre le lendemain.

Quelques gouttes de rhum, que contenait la gourde, ranimèrent le cœur défaillant du jeune homme, tandis que les frictions que le matelot, à genoux devant lui, continuait d’opérer avec de la laine, rendaient l’élasticité à ses membres.

— Qui êtes-vous ? demanda en mauvais français le patron.

— Je suis, répondit Dantès en mauvais italien, un matelot maltais ; nous venions de Syracuse, nous étions chargés de vin et de panoline. Le grain de cette nuit nous a surpris au cap Morgiou, et nous avons été brisés contre ces rochers que vous voyez là-bas.

— D’où venez-vous ?

— De ces rochers où j’avais eu le bonheur de me cramponner, tandis que notre pauvre capitaine s’y brisait la tête. Nos trois autres compagnons se sont noyés. Je crois que je suis le seul qui reste vivant ; j’ai aperçu votre navire, et, craignant d’avoir longtemps à attendre sur cette île isolée et déserte, je me suis hasardé sur un débris de notre bâtiment pour essayer de venir jusqu’à vous. Merci, continua Dantès, vous m’avez sauvé la vie ; j’étais perdu quand l’un de vos matelots m’a saisi par les cheveux.

— C’est moi, dit un matelot à la figure franche et ouverte, encadrée de longs favoris noirs ; et il était temps, vous couliez.

— Oui, dit Dantès en lui tendant la main, oui, mon ami, et je vous remercie une seconde fois.

— Ma foi ! dit le marin, j’hésitais presque ; avec votre barbe de six pouces de long et vos cheveux d’un pied, vous aviez plus l’air d’un brigand que d’un honnête homme.

Dantès se rappela effectivement que depuis qu’il était au château d’If il ne s’était pas coupé les cheveux, et ne s’était point fait la barbe.

— Oui, dit-il, c’est un vœu que j’avais fait à Notre-Dame del Pie de la Grotta, dans un moment de danger d’être dix ans sans couper mes cheveux ni ma barbe. C’est aujourd’hui l’expiration de mon vœu, et j’ai failli me noyer pour mon anniversaire.

— Maintenant, qu’allons-nous faire de vous ? demanda le patron.

— Hélas ! répondit Dantès, ce que vous voudrez : la felouque que je montais est perdue, le capitaine est mort ; comme vous le voyez, j’ai échappé au même sort, mais absolument nu ; heureusement, je suis assez bon matelot ; jetez-moi dans le premier port où vous relâcherez, et je trouverai toujours de l’emploi sur un bâtiment marchand.

— Vous connaissez la Méditerranée ?

— J’y navigue depuis mon enfance.

— Vous savez les bons mouillages ?

— Il y a peu de ports, même des plus difficiles, dans lesquels je ne puisse entrer ou dont je ne puisse sortir les yeux fermés.

— Eh bien ! dites donc, patron, demanda le matelot qui avait crié courage ! à Dantès, si le camarade dit vrai, qui empêche qu’il ne reste avec nous ?

— Oui, s’il dit vrai, dit le patron d’un air de doute mais dans l’état où est le pauvre diable, on promet beaucoup, quitte à tenir ce que l’on peut.

— Je tiendrai plus que je n’ai promis, dit Dantès.

— Oh ! oh ! fit le patron en riant, nous verrons cela.

— Quand vous voudrez, reprit Dantès en se relevant. Où allez-vous ?

— À Livourne.

— Eh bien ! alors, au lieu de courir des bordées qui vous font perdre un temps précieux, pourquoi ne serrez-vous pas tout simplement le vent au plus près ?

— Parce que nous irions donner droit sur l’île de Rion.

— Vous en passerez à plus de vingt brasses.

— Prenez donc le gouvernail, dit le patron, et que nous jugions de votre science.

Le jeune homme alla s’asseoir au gouvernail, s’assura par une légère pression que le bâtiment était obéissant ; et, voyant que sans être de première finesse, il ne se refusait pas :

— Aux bras et aux boulines ! dit-il.

Les quatre matelots qui formaient l’équipage coururent à leur poste, tandis que le patron les regardait faire.

— Halez ! continua Dantès.

Les matelots obéirent avec assez de précision.

— Et maintenant, amarrez bien !

Cet ordre fut exécuté comme les deux premiers, et le petit bâtiment, au lieu de continuer de courir des bordées commença de s’avancer vers l’île de Rion, près de laquelle il passa, comme l’avait prédit Dantès, en la laissant, par tribord, à une vingtaine de brasses.

— Bravo ! dit le patron.

— Bravo ! répétèrent les matelots.

Et tous regardaient, émerveillés, cet homme dont le regard avait retrouvé une intelligence et le corps une vigueur qu’on était loin de soupçonner en lui.

— Vous voyez, dit Dantès en quittant la barre, que je pourrai vous être de quelque utilité, pendant la traversée du moins. Si vous ne voulez pas de moi à Livourne, eh bien ! vous me laisserez là ; et, sur mes premiers mois de solde, je vous rembourserai ma nourriture jusque-là et les habits que vous allez me prêter.

— C’est bien, c’est bien, dit le patron ; nous pourrons nous arranger si vous êtes raisonnable.

— Un homme vaut un homme, dit Dantès ; ce que vous donnez aux camarades vous me le donnerez, et tout sera dit.

— Ce n’est pas juste, dit le matelot qui avait tiré Dantès de la mer, car vous en savez plus que nous.

— De quoi diable te mêles-tu ? Cela te regarde-t-il Jacopo ? dit le patron ; chacun est libre de s’engager pour la somme qui lui convient.

— C’est juste, dit Jacopo ; c’était une simple observation que je faisais.

— Eh bien ! tu ferais bien mieux encore de prêter à ce brave garçon, qui est tout nu, un pantalon et une vareuse, si toutefois tu en as de rechange.

— Non, dit Jacopo, mais j’ai une chemise et un pantalon.

— C’est tout ce qu’il me faut, dit Dantès ; merci, mon ami.

Jacopo se laissa glisser par l’écoutille, et remonta un instant après avec les deux vêtements, que Dantès revêtit avec un indicible bonheur.

— Maintenant, vous faut-il encore autre chose ? demanda le patron.

— Un morceau de pain et une seconde gorgée de cet excellent rhum dont j’ai déjà goûté ; car il y a bien longtemps que je n’ai rien pris.

En effet, il y avait quarante heures à peu près.

On apporta à Dantès un morceau de pain, et Jacopo lui présenta la gourde.

— La barre à bâbord ! cria le capitaine en se retournant vers le timonier.

Dantès jeta un coup d’œil du même côté en portant la gourde à sa bouche, mais la gourde resta à moitié chemin.

— Tiens ! demanda le patron, que se passe-t-il donc au château d’If.

En effet, un petit nuage blanc, nuage qui avait attiré l’attention de Dantès, venait d’apparaître, couronnant les créneaux du bastion sud du château d’If.

Une seconde après, le bruit d’une explosion lointaine vint mourir à bord de la tartane.

Les matelots levèrent la tête en se regardant les uns les autres.

— Que veut dire cela ? demanda le patron.

— Il se sera sauvé quelque prisonnier cette nuit, dit Dantès, et l’on tire le canon d’alarme.

Le patron jeta un regard sur le jeune homme, qui, en disant ces paroles, avait porté la gourde à sa bouche ; mais il le vit savourer la liqueur qu’elle contenait avec tant de calme et de satisfaction, que, s’il eut un soupçon quelconque, ce soupçon ne fit que traverser son esprit et mourut aussitôt.

— Voilà du rhum qui est diablement fort, fit Dantès, essuyant avec la manche de sa chemise son front ruisselant de sueur.

— En tout cas, murmura le patron en le regardant, si c’est lui, tant mieux ; car j’ai fait là l’acquisition d’un fier homme.

Sous le prétexte qu’il était fatigué, Dantès demanda alors à s’asseoir au gouvernail. Le timonier, enchanté d’être relayé dans ses fonctions, consulta de l’œil le patron, qui lui fit de la tête signe qu’il pouvait remettre la barre à son nouveau compagnon.

Dantès ainsi placé put rester les yeux fixés du côté de Marseille.

— Quel quantième du mois tenons-nous ? demanda Dantès à Jacopo, qui était venu s’asseoir auprès de lui en perdant de vue le château d’If.

— Le 28 février, répondit celui-ci.

— De quelle année ? demanda encore Dantès.

— Comment, de quelle année ! Vous demandez de quelle année ?

— Oui, reprit le jeune homme, je vous demande de quelle année ?

— Vous avez oublié l’année où nous sommes ?

— Que voulez-vous ! j’ai eu si grand-peur cette nuit, dit en riant Dantès, que j’ai failli en perdre l’esprit ; si bien que ma mémoire en est demeurée toute troublée : je vous demande donc, le 28 de février, de quelle année nous sommes ?

— De l’année 1829, dit Jacopo.

Il y avait quatorze ans, jour pour jour, que Dantès avait été arrêté.

Il était entré à dix-neuf ans au château d’If, il en sortait à trente-trois ans.

Un douloureux sourire passa sur ses lèvres ; il se demanda ce qu’était devenue Mercédès pendant ce temps où elle avait dû le croire mort.

Puis un éclair de haine s’alluma dans ses yeux en songeant à ces trois hommes auxquels il devait une si longue et si cruelle captivité.

Et il renouvela contre Danglars, Fernand et Villefort ce serment d’implacable vengeance qu’il avait déjà prononcé dans sa prison.

Et ce serment n’était plus une vaine menace, car, à cette heure, le plus fin voilier de la Méditerranée n’eût certes pu rattraper la petite tartane qui cinglait à pleines voiles vers Livourne.




FIN DU PREMIER VOLUME.
 
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