Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

PREMIER VOLUME

XVIII LE TRÉSOR. (cont.)

— Ô mon ami, dit Dantès, il me semble que je lis au contraire une chronique pleine d’intérêt. Continuez, je vous prie.

— Je continue :

La famille s’accoutuma à cette obscurité. Les années s’écoulèrent ; parmi les descendants les uns furent soldats, les autres diplomates ; ceux-ci gens d’église, ceux-là banquiers ; les uns s’enrichirent, les autres achevèrent de se ruiner. J’arrive au dernier de la famille, à celui-là dont je fus le secrétaire, au comte de Spada.

Je l’avais bien souvent entendu se plaindre de la disproportion de sa fortune avec son rang, aussi lui avais-je donné le conseil de placer le peu de biens qui lui restait en rentes viagères ; il suivit ce conseil, et doubla ainsi son revenu.

Le fameux bréviaire était resté dans la famille et c’était le comte de Spada qui le possédait : on l’avait conservé de père en fils, car la clause bizarre du seul testament qu’on eût retrouvé en avait fait une véritable relique gardée avec une superstitieuse vénération dans la famille ; c’était un livre enluminé des plus belles figures gothiques, et si pesant d’or, qu’un domestique le portait toujours devant le cardinal dans les jours de grande solennité.

À la vue des papiers de toutes sortes, titres, contrats, parchemins, qu’on gardait dans les archives de la famille et qui tous venaient du cardinal empoisonné, je me mis à mon tour, comme vingt serviteurs, vingt intendants, vingt secrétaires qui m’avaient précédé, à compulser les liasses formidables : malgré l’activité et la religion de mes recherches, je ne retrouvai absolument rien. Cependant j’avais lu, j’avais même écrit une histoire exacte et presque éphéméridique de la famille des Borgia, dans le seul but de m’assurer si un supplément de fortune était survenu à ces princes à la mort de mon cardinal César Spada, et je n’y avais remarqué que l’addition des biens du cardinal Rospigliosi, son compagnon d’infortune.

J’étais donc à peu près sûr que l’héritage n’avait profité ni aux Borgia ni à la famille, mais était resté sans maître comme ces trésors des contes arabes qui dorment au sein de la terre sous les regards d’un génie. Je fouillai, je comptai, je supputai mille et mille fois les revenus et les dépenses de la famille depuis trois cents ans ; tout fut inutile, je restai dans mon ignorance, et le comte de Spada dans sa misère.

Mon patron mourut. De sa rente en viager il avait excepté ses papiers de famille, sa bibliothèque, composée de cinq mille volumes, et son fameux bréviaire. Il me légua tout cela, avec un millier d’écus romains qu’il possédait en argent comptant, à la condition que je ferais dire des messes anniversaires et que je dresserais un arbre généalogique et une histoire de sa maison, ce que je fis fort exactement…

Tranquillisez-vous, mon cher Edmond, nous approchons de la fin.

En 1807, un mois avant mon arrestation et quinze jours après la mort du comte de Spada, le 25 du mois de décembre, vous allez comprendre tout à l’heure comment la date de ce jour mémorable est restée dans mon souvenir, je relisais pour la millième fois ces papiers, que je coordonnais ; car, le palais appartenant désormais à un étranger, j’allais quitter Rome pour aller m’établir à Florence, en emportant une douzaine de mille livres que je possédais, ma bibliothèque et mon fameux bréviaire, lorsque, fatigué de cette étude assidue, mal disposé par un dîner assez lourd que j’avais fait, je laissai tomber ma tête sur mes deux mains et m’endormis : il était trois heures de l’après-midi.

Je me réveillai comme la pendule sonnait six heures.

Je levai la tête, j’étais dans l’obscurité la plus profonde. Je sonnai pour qu’on m’apportât de la lumière, personne ne vint ; je résolus alors de me servir moi-même. C’était d’ailleurs une habitude de philosophe qu’il allait me falloir prendre. Je pris d’une main une bougie toute préparée, et de l’autre je cherchai, à défaut des allumettes absentes de leur boîte, un papier que je comptais allumer à un dernier reste de flamme dansant au-dessus du foyer ; mais, craignant dans l’obscurité de prendre un papier précieux à la place d’un papier inutile, j’hésitais, lorsque je me rappelai avoir vu, dans le fameux bréviaire qui était posé sur la table à côté de moi, un vieux papier tout jaune par le haut qui avait l’air de servir de signet et qui avait traversé les siècles, maintenu à sa place par la vénération des héritiers. Je cherchai, en tâtonnant, cette feuille inutile, je la trouvai, je la tordis, et, la présentant à la flamme mourante, je l’allumai.

Mais, sous mes doigts, comme par magie, à mesure que le feu montait, je vis des caractères jaunâtres sortir du papier blanc et apparaître sur la feuille ; alors la terreur me prit : je serrai dans mes mains le papier, j’étouffai le feu, j’allumai directement la bougie au foyer, je rouvris avec une indicible émotion la lettre froissée, et je reconnus qu’une encre mystérieuse et sympathique avait tracé ces lettres apparentes seulement au contact de la vive chaleur. Un peu plus du tiers du papier avait été consumé par la flamme : c’est ce papier que vous avez lu ce matin ; relisez-le, Dantès ; puis, quand vous l’aurez relu, je vous compléterai, moi, les phrases interrompues et le sens incomplet.

Et Faria, interrompant, offrit le papier à Dantès, qui, cette fois, relut avidement les mots suivants tracés avec une encre rousse, pareille à la rouille :



« Cejourd’hui 25 avril 1498, ay
Alexandre VI, et craignant que, non
il ne veuille hériter de moi et ne me ré
et Bentivoglio, morts empoisonnés,
mon légataire universel, que j’ai enf
pour l’avoir visité avec moi, c’est-à-dire dans
île de Monte-Cristo, tout ce que je pos
reries, diamants, bijoux ; que seul
peut monter à peu près à deux mil
trouvera ayant levé la vingtième roch
crique de l’Est en droite ligne. Deux ouvertu
dans ces grottes : le trésor est dans l’angle le plus é
lequel trésor je lui lègue et cède en tou
seul héritier.

25 avril 1498.

Cés


— Maintenant, reprit l’abbé, lisez cet autre papier.

Et il présenta à Dantès une seconde feuille avec d’autres fragments de lignes.

Dantès prit et lut :



ant été invité à dîner par Sa Sainteté
content de m’avoir fait payer le chapeau
serve le sort des cardinaux Crapara
je déclare à mon neveu Guido Spada,
oui dans un endroit qu’il connaît
les grottes de la petite
sédais de lingots, d’or monnayé, de pier-
je connais l’existence de ce trésor, qui
lions d’écus romains, et qu’il
e, à partir de la petite
res ont été pratiquées
loigné de la deuxième,

te propriété, comme à mon

ar † Spada. »



Faria le suivait d’un œil ardent.

— Et maintenant, dit-il, lorsqu’il eut vu que Dantès en était arrivé à la dernière ligne, rapprochez les deux fragments, et jugez vous-même.

Dantès obéit ; les deux fragments rapprochés donnaient l’ensemble suivant :

« Cejourd’hui 25 avril 1498, ay… ant été invité à dîner Sa Sainteté Alexandre VI, et craignant que, non… content de m’avoir fait payer le chapeau, il ne veuille hériter de moi et ne me ré… serve le sort des cardinaux Caprara et Bentivoglio, morts empoisonnés,… je déclare à mon neveu Guido Spada, mon légataire universel, que j’ai en… foui dans un endroit qu’il connaît pour l’avoir visité avec moi, c’est-à-dire dans… les grottes de la petite île de Monte-Cristo, tout ce que je pos… édais de lingots, d’or, monnayé, pierreries, diamants, bijoux ; que seul… je connais l’existence de ce trésor, qui peut monter à peu près à deux mil… lions d’écus romains, et qu’il trouvera ayant levé la vingtième roch… e à partir de la petite crique de l’Est en droite ligne. Deux ouvertu… res ont été pratiquées dans ces grottes ; le trésor est dans l’angle le plus é… loigné de la deuxième, lequel trésor je lui lègue et cède en tou… te propriété, comme à mon seul héritier.

25 avril 1498.

Cés…ar † Spada. »
— Eh bien ! comprenez-vous enfin ? dit Faria.

— C’était la déclaration du cardinal Spada et le testament que l’on cherchait depuis si longtemps ? dit Edmond encore incrédule.

— Oui, mille fois oui.

— Qui l’a reconstruite ainsi ?

— Moi, qui, à l’aide du fragment restant, ai deviné le reste en mesurant la longueur des lignes par celle du papier et en pénétrant dans le sens caché au moyen du sens visible, comme on se guide dans un souterrain par un reste de lumière qui vient d’en haut.

— Et qu’avez-vous fait quand vous avez cru avoir acquis cette conviction ?

— J’ai voulu partir et je suis parti à l’instant même, emportant avec moi le commencement de mon grand travail sur l’unité d’un royaume d’Italie ; mais depuis longtemps la police impériale, qui, dans ce temps, au contraire de ce que Napoléon a voulu depuis, quand un fils lui fut né, voulait la division des provinces, avait les yeux sur moi : mon départ précipité, dont elle était loin de deviner la cause, éveilla ses soupçons, et au moment où je m’embarquais à Piombino je fus arrêté.

Maintenant, continua Faria en regardant Dantès avec une expression presque paternelle, maintenant, mon ami, vous en savez autant que moi : si nous nous sauvons jamais ensemble, la moitié de mon trésor est à vous ; si je meurs ici et que vous vous sauviez seul, il vous appartient en totalité.

— Mais, demanda Dantès hésitant, ce trésor n’a-t-il pas dans ce monde quelque plus légitime possesseur que nous ?

— Non, non, rassurez-vous, la famille est éteinte complètement, le dernier comte Spada, d’ailleurs, m’a fait son héritier ; en me léguant ce bréviaire symbolique il m’a légué ce qu’il contenait ; non, non, tranquillisez-vous : si nous mettons la main sur cette fortune, nous pourrons en jouir sans remords.

— Et vous dites que ce trésor renferme…

— Deux millions d’écus romains, treize millions à peu près de notre monnaie.

— Impossible ! dit Dantès effrayé par l’énormité de la somme.

— Impossible ! et pourquoi ? reprit le vieillard. La famille Spada était une des plus vieilles et des plus puissantes familles du xve siècle. D’ailleurs, dans ces temps où toute spéculation et toute industrie étaient absentes, ces agglomérations d’or et de bijoux ne sont pas rares, il y a encore aujourd’hui des familles romaines qui meurent de faim près d’un million en diamants et en pierreries transmis par majorat, et auquel ils ne peuvent toucher.

Edmond croyait rêver : il flottait entre l’incrédulité et la joie.

— Je n’ai gardé si longtemps le secret avec vous, continua Faria, d’abord que pour vous éprouver, et ensuite pour vous surprendre ; si nous nous fussions évadés avant mon accès de catalepsie, je vous conduisais à Monte-Cristo ; maintenant, ajouta-t-il avec un soupir, c’est vous qui m’y conduirez. Eh bien ! Dantès, vous ne me remerciez pas ?

— Ce trésor vous appartient, mon ami, dit Dantès, il appartient à vous seul, et je n’y ai aucun droit : je ne suis point votre parent.

— Vous êtes mon fils, Dantès ! s’écria le vieillard, vous êtes l’enfant de ma captivité ; mon état me condamnait au célibat : Dieu vous a envoyé à moi pour consoler à la fois l’homme qui ne pouvait être père et le prisonnier qui ne pouvait être libre.

Et Faria tendit le bras qui lui restait au jeune homme qui se jeta à son cou en pleurant.
 
Alexandre Dumas
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