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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. PREMIER VOLUME |
XVII LA CHAMBRE DE L’ABBÉ. Après avoir passé en se courbant, mais cependant avec assez de facilité, par le passage souterrain, Dantès arriva à l’extrémité opposée du corridor qui donnait dans la chambre de l’abbé. Là, le passage se rétrécissait et offrait à peine l’espace suffisant pour qu’un homme pût se glisser en rampant. La chambre de l’abbé était dallée ; c’était en soulevant une de ces dalles placée dans le coin le plus obscur qu’il avait commencé la laborieuse opération dont Dantès avait vu la fin. À peine entré et debout, le jeune homme examina cette chambre avec grande attention. Au premier aspect elle ne présentait rien de particulier. — Bon, dit l’abbé, il n’est que midi un quart, et nous avons encore quelques heures devant nous. Dantès regarda autour de lui, cherchant à quelle horloge l’abbé avait pu lire l’heure d’une façon si précise. — Regardez ce rayon du jour qui vient par ma fenêtre, dit l’abbé, et regardez sur le mur les lignes que j’ai tracées. Grâce à ces lignes, qui sont combinées avec le double mouvement de la terre et l’ellipse qu’elle décrit autour du soleil, je sais plus exactement l’heure que si j’avais une montre, car une montre se dérange, tandis que le soleil et la terre ne se dérangent jamais. Dantès n’avait rien compris à cette explication ; il avait toujours cru, en voyant le soleil se lever derrière les montagnes et se coucher dans la Méditerranée, que c’était lui qui marchait et non la terre. Ce double mouvement du globe qu’il habitait, et dont cependant il ne s’apercevait pas, lui semblait presque impossible ; dans chacune des paroles de son interlocuteur il voyait des mystères de science aussi admirables à creuser que ces mines d’or et de diamants qu’il avait visitées dans un voyage qu’il avait fait presque enfant encore à Guzarate et à Golconde. — Voyons, dit-il à l’abbé, j’ai hâte d’examiner vos trésors. L’abbé alla vers la cheminée, déplaça avec le ciseau qu’il tenait toujours à la main la pierre qui formait autrefois l’âtre et qui cachait une cavité assez profonde ; c’était dans cette cavité qu’étaient renfermés tous les objets dont il avait parlé à Dantès. — Que voulez-vous voir d’abord ? lui demanda-t-il. — Montrez-moi votre grand ouvrage sur la royauté en Italie. Faria tira de l’armoire précieuse trois ou quatre rouleaux de linge tournés sur eux-mêmes, comme des feuilles de papyrus : c’étaient des bandes de toile larges de quatre pouces à peu près et longues de dix-huit. Ces bandes, numérotées, étaient couvertes d’une écriture que Dantès put lire, car elle était écrite dans la langue maternelle de l’abbé, c’est-à-dire en italien, idiome qu’en sa qualité de Provençal Dantès comprenait parfaitement. — Voyez, lui dit-il, tout est là ; il y a huit jours à peu près que j’ai écrit le mot fin au bas de la soixante-huitième bande. Deux de mes chemises et tout ce que j’avais de mouchoirs y a passé ; si jamais je redeviens libre et qu’il se trouve dans toute l’Italie un imprimeur qui ose m’imprimer, ma réputation est faite. — Oui, répondit Dantès, je vois bien. Et maintenant montrez-moi donc, je vous prie, les plumes avec lesquelles a été écrit cet ouvrage. — Voyez, dit Faria. Et il montra au jeune homme un petit bâton long de six pouces, gros comme le manche d’un pinceau, au bout et autour duquel était lié par un fil un de ces cartilages, encore taché par l’encre, dont l’abbé avait parlé à Dantès ; il était allongé en bec et fendu comme une plume ordinaire. Dantès l’examina, cherchant des yeux l’instrument avec lequel il avait pu être taillé d’une façon si correcte. — Ah ! oui, dit Faria, le canif, n’est-ce pas ? C’est mon chef-d’œuvre ; je l’ai fait, ainsi que le couteau que voici, avec un vieux chandelier de fer. Le canif coupait comme un rasoir. Quant au couteau, il avait cet avantage qu’il pouvait servir tout à la fois de couteau et de poignard. Dantès examina ces différents objets avec la même attention que, dans les boutiques de curiosités de Marseille, il avait examiné parfois ces instruments exécutés par des sauvages et rapportés des mers du Sud par les capitaines au long cours. — Quant à l’encre, dit Faria, vous savez comment je procède : je la fais à mesure que j’en ai besoin. — Maintenant je m’étonne d’une chose, dit Dantès, c’est que les jours vous aient suffi pour toute cette besogne. — J’avais les nuits, répondit Faria. — Les nuits ! êtes-vous donc de la nature des chats et voyez-vous clair pendant la nuit ? — Non ; mais Dieu a donné à l’homme l’intelligence pour venir en aide à la pauvreté de ses sens : je me suis procuré de la lumière. — Comment cela ? — De la viande qu’on m’apporte je sépare la graisse, je la fais fondre et j’en tire une espèce d’huile compacte. Tenez, voilà ma bougie. Et l’abbé montra à Dantès une espèce de lampion pareil à ceux qui servent dans les illuminations publiques. — Mais du feu ? — Voici deux cailloux et du linge brûlé. — Mais des allumettes ? — J’ai feint une maladie de peau, et j’ai demandé du soufre, que l’on m’a accordé. Dantès posa les objets qu’il tenait sur la table et baissa la tête, écrasé sous la persévérance et la force de cet esprit. — Ce n’est pas tout, continua Faria ; car il ne faut pas mettre tous ses trésors dans une seule cachette ; refermons celle-ci. Ils posèrent la dalle à sa place ; l’abbé sema un peu de poussière dessus, y passa son pied pour faire disparaître toute trace de solution de continuité, s’avança vers son lit et le déplaça. Derrière le chevet, caché par une pierre qui le refermait avec une herméticité presque parfaite, était un trou, et dans ce trou une échelle de corde longue de vingt-cinq à trente pieds. Dantès l’examina : elle était d’une solidité à toute épreuve. — Qui vous a fourni la corde nécessaire à ce merveilleux ouvrage ? demanda Dantès. — D’abord quelques chemises que j’avais, puis les draps de mon lit que, pendant trois ans de captivité à Fenestrelle, j’ai effilés. Quand on m’a transporté au château d’If, j’ai trouvé moyen d’emporter avec moi cet effilé ; ici j’ai continué la besogne. — Mais ne s’apercevait-on pas que les draps de votre lit n’avaient plus d’ourlet. — Je les recousais. — Avec quoi ? — Avec cette aiguille. Et l’abbé, ouvrant un lambeau de ses vêtements, montra à Dantès une arête longue, aiguë et encore enfilée, qu’il portait sur lui. — Oui, continua Faria, j’avais d’abord songé à desceller ces barreaux et à fuir par cette fenêtre, qui est un peu plus large que la vôtre, comme vous voyez, et que j’eusse élargie encore au moment de mon évasion ; mais je me suis aperçu que cette fenêtre donnait sur une cour intérieure, et j’ai renoncé à mon projet comme trop chanceux. Cependant j’ai conservé l’échelle pour une circonstance imprévue, pour une de ces évasions dont je vous parlais, et que le hasard procure. Dantès, tout en ayant l’air d’examiner l’échelle, pensait cette fois à autre chose ; une idée avait traversé son esprit. C’est que cet homme, si intelligent, si ingénieux, si profond, verrait peut-être clair dans l’obscurité de son propre malheur, où jamais lui-même n’avait rien pu distinguer. — À quoi songez-vous ? demanda l’abbé en souriant. et prenant l’absorption de Dantès pour une admiration portée au plus haut degré. — Je pense à une chose d’abord, c’est à la somme énorme d’intelligence qu’il vous a fallu dépenser pour arriver au but où vous êtes parvenu ; qu’eussiez-vous donc fait libre ? — Rien, peut-être : ce trop plein de mon cerveau se fût évaporé en futilités. Il faut le malheur pour creuser certaines mines mystérieuses cachées dans l’intelligence humaine ; il faut la pression pour faire éclater la poudre. La captivité a réuni sur un seul point toutes mes facultés flottantes çà et là ; elles se sont heurtées dans un espace étroit ; et, vous le savez, du choc des nuages résulte l’électricité, de l’électricité l’éclair, de l’éclair la lumière. — Non, je ne sais rien, dit Dantès, abattu par son ignorance ; une partie des mots que vous prononcez sont pour moi des mots vides de sens ; vous êtes bien heureux d’être si savant, vous ! L’abbé sourit. — Vous pensiez à deux choses, disiez-vous tout à l’heure ? — Oui. — Et vous ne m’avez fait connaître que la première ; quelle est la seconde ? — La seconde est que vous m’avez raconté votre vie, et que vous ne connaissez pas la mienne. — Votre vie, jeune homme, est bien courte pour renfermer des événements de quelque importance. — Elle renferme un immense malheur, dit Dantès, un malheur que je n’ai pas mérité ; et je voudrais, pour ne plus blasphémer Dieu comme je l’ai fait quelquefois, pouvoir m’en prendre aux hommes de mon malheur. — Alors, vous vous prétendez innocent du fait qu’on vous impute ? — Complétement innocent, sur la tête des deux seules personnes qui me sont chères, sur la tête de mon père et de Mercédès. — Voyons, dit l’abbé en refermant sa cachette et en repoussant son lit à sa place, racontez-moi donc votre histoire. Dantès alors raconta ce qu’il appelait son histoire, et qui se bornait à un voyage dans l’Inde et à deux ou trois voyages dans le Levant ; enfin il en arriva à sa dernière traversée, à la mort du capitaine Leclère, au paquet remis par lui pour le grand maréchal, à l’entrevue du grand maréchal, à la lettre remise par lui et adressée à un monsieur Noirtier ; enfin à son arrivée à Marseille, à son entrevue avec son père, à ses amours avec Mercédès, au repas de ses fiançailles, à son arrestation, à son interrogatoire, à sa prison provisoire au palais de justice, enfin à sa prison définitive au château d’If. Arrivé là, Dantès ne savait plus rien, pas même le temps qu’il y était resté prisonnier. Le récit achevé, l’abbé réfléchit profondément. — Il y a, dit-il au bout d’un instant, un axiome de droit d’une grande profondeur, et qui en revient à ce que je vous disais tout à l’heure, c’est qu’à moins que la pensée mauvaise ne naisse avec une organisation faussée, la nature humaine répugne au crime. Cependant la civilisation nous a donné des besoins, des vices, des appétits factices qui ont parfois l’influence de nous faire étouffer nos bons instincts et qui nous conduisent au mal. De là cette maxime : Si vous voulez découvrir le coupable, cherchez d’abord celui à qui le crime commis peut être utile ! — À qui votre disparition pouvait-elle être utile ? — À personne, mon Dieu ! j’étais si peu de chose. — Ne répondez pas ainsi, car la réponse manque à la fois de logique et de philosophie ; tout est relatif, mon cher ami, depuis le roi qui gêne son futur successeur, jusqu’à l’employé qui gêne le surnuméraire : si le roi meurt, le successeur hérite d’une couronne ; si l’employé meurt, le surnuméraire hérite de douze cents livres d’appointements. Ces douze cents livres d’appointements, c’est sa liste civile à lui ; ils lui sont aussi nécessaires pour vivre que les douze millions d’un roi. Chaque individu, depuis le plus bas jusqu’au plus haut degré de l’échelle sociale, groupe autour de lui tout un petit monde d’intérêts, ayant ses tourbillons et ses atomes crochus, comme les mondes de Descartes. Seulement, ces mondes vont toujours s’élargissant à mesure qu’ils montent. C’est une spirale renversée et qui se tient sur la pointe par un jeu d’équilibre. Revenons-en donc à votre monde à vous. Vous alliez être nommé capitaine du Pharaon ? — Oui. — Vous alliez épouser une belle jeune fille ? — Oui. — Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous ne devinssiez pas capitaine du Pharaon ? Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous n’épousassiez pas Mercédès ? Répondez d’abord à la première question, l’ordre est la clef de tous les problèmes. Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous ne devinssiez pas capitaine du Pharaon ? — Non ; j’étais fort aimé à bord. Si les matelots avaient pu élire un chef, je suis sûr qu’ils m’eussent élu. Un seul homme avait quelque motif de m’en vouloir ; j’avais eu quelque temps auparavant une querelle avec lui, et je lui avais proposé un duel qu’il avait refusé. — Allons donc ! Cet homme, comment se nommait-il ? — Danglars. — Qu’était-il à bord ? — Agent comptable. — Si vous fussiez devenu capitaine, l’eussiez-vous conservé dans son poste ? — Non, si la chose eût dépendu de moi, car j’avais cru remarquer quelques infidélités dans ses comptes. — Bien. Maintenant quelqu’un a-t-il assisté à votre dernier entretien avec le capitaine Leclère ? — Non, nous étions seuls. — Quelqu’un a-t-il pu entendre votre conversation ? — Oui, car la porte était ouverte ; et même… attendez… oui, oui, Danglars est passé juste au moment où le capitaine Leclère me remettait le paquet destiné au grand maréchal. — Bon, fit l’abbé, nous sommes sur la voie. Avez-vous amené quelqu’un avec vous à terre quand vous avez relâché à l’île d’Elbe ? — Personne. — On vous a remis une lettre ? — Oui, le grand maréchal. — Cette lettre, qu’en avez-vous fait ? — Je l’ai mise dans mon portefeuille. — Vous aviez donc votre portefeuille sur vous ? Comment un portefeuille devant contenir une lettre officielle pouvait-il tenir dans la poche d’un marin ? — Vous avez raison, mon portefeuille était à bord. — Ce n’est donc qu’à bord que vous avez enfermé la lettre dans le portefeuille ? — Oui. — De Porto-Ferrajo à bord qu’avez-vous fait de cette lettre ? — Je l’ai tenue à la main. — Quand vous êtes remonté sur le Pharaon, chacun a donc pu voir que vous teniez une lettre ? — Oui. — Danglars comme les autres ? — Danglars comme les autres. — Maintenant, écoutez bien ; réunissez tous vos souvenirs : vous rappelez-vous dans quels termes était rédigée la dénonciation ? — Oh ! oui ; je l’ai relue trois fois, et chaque parole en est restée dans ma mémoire. — Répétez-la-moi. Dantès se recueillit un instant. — La voici, dit-il, textuellement : « M. le procureur du roi est prévenu par un ami du trône et de la religion que le nommé Edmond Dantès, second du navire le Pharaon, arrivé ce matin de Smyrne, après avoir touché à Naples et à Porto-Ferrajo, a été chargé par Murat d’un paquet pour l’usurpateur, et par l’usurpateur d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris. « On aura la preuve de son crime en l’arrêtant, car on trouvera cette lettre sur lui, ou chez son père, ou dans sa cabine à bord du Pharaon. » L’abbé haussa les épaules. — C’est clair comme le jour, dit-il, il faut que vous ayez eu le cœur bien naïf et bien bon pour n’avoir pas deviné la chose tout d’abord. — Vous croyez ? s’écria Dantès. Ah ! ce serait bien infâme ! — Quelle était l’écriture ordinaire de Danglars ? — Une belle cursive. — Quelle était l’écriture de la lettre anonyme ? — Une écriture renversée. L’abbé sourit. — Contrefaite, n’est-ce pas ? — Bien hardie pour être contrefaite. — Attendez, dit-il. Il prit sa plume, ou plutôt ce qu’il appelait ainsi, la trempa dans l’encre et écrivit de la main gauche, sur un linge préparé à cet effet, les deux ou trois premières lignes de la dénonciation. Dantès recula et regarda presque avec terreur l’abbé. — Oh ! c’est étonnant, s’écria-t-il, comme cette écriture ressemblait à celle-ci. — C’est que la dénonciation avait été écrite de la main gauche. J’ai observé une chose, continua l’abbé. — Laquelle ? — C’est que toutes les écritures tracées de la main droite sont variées, c’est que toutes les écritures tracées de la main gauche se ressemblent. — Vous avez donc tout vu, tout observé ? — Continuons. — Oh ! oui, oui. — Passons à la seconde question. — J’écoute. — Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous n’épousassiez pas Mercédès ? — Oui ! un jeune homme qui l’aimait. — Son nom ? — Fernand. — C’est un nom espagnol ? — Il était Catalan. — Croyez-vous que celui-ci était capable d’écrire la lettre ? — Non ! celui-ci m’eût donné un coup de couteau, voilà tout. — Oui, c’est dans la nature espagnole : un assassinat, oui, une lâcheté, non. — D’ailleurs, continua Dantès, il ignorait tous les détails consignés dans la dénonciation. — Vous ne les aviez donnés à personne ? — À personne. — Pas même à votre maîtresse ? — Pas même à ma fiancée. — C’est Danglars. — Oh ! maintenant j’en suis sûr. — Attendez… Danglars connaissait-il Fernand ? — Non… si… Je me rappelle… — Quoi ? — La surveille de mon mariage je les ai vus attablés ensemble sous la tonnelle du père Pamphile. Danglars était amical et railleur, Fernand était pâle et troublé. — Ils étaient seuls ? — Non, ils avaient avec eux un troisième compagnon, bien connu de moi, qui sans doute leur avait fait faire connaissance, un tailleur nommé Caderousse ; mais celui-ci était déjà ivre ; attendez… attendez… Comment ne me suis-je pas rappelé cela ? Près de la table où ils buvaient étaient un encrier, du papier, des plumes. (Dantès porta la main à son front.) Oh ! les infâmes ! les infâmes ! — Voulez-vous encore savoir autre chose ? dit l’abbé en riant. — Oui, oui, puisque vous approfondissez tout, puisque vous voyez clair en toutes choses. Je veux savoir pourquoi je n’ai été interrogé qu’une fois, pourquoi on ne m’a pas donné des juges, et comment je suis condamné sans arrêt. — Oh ! ceci, dit l’abbé, c’est un peu plus grave ; la justice a des allures sombres et mystérieuses qu’il est difficile de pénétrer. Ce que nous avons fait jusqu’ici pour vos deux amis était un jeu d’enfant : il va falloir, sur ce sujet, me donner les indications les plus précises. — Voyons, interrogez-moi, car en vérité vous voyez plus clair dans ma vie que moi-même. — Qui vous a interrogé ? est-ce le procureur du roi, le substitut, le juge d’instruction ? — C’était le substitut. — Jeune, ou vieux ? — Jeune : vingt-sept ou vingt-huit ans. — Bien ! pas corrompu encore, mais ambitieux déjà, dit l’abbé. Quelles furent ses manières avec vous ? — Douces plutôt que sévères. — Lui avez-vous tout raconté ? — Tout. — Et ses manières ont-elles changé dans le courant de l’interrogatoire ? — Un instant elles ont été altérées, lorsqu’il eut lu la lettre qui me compromettait ; il parut comme accablé de mon malheur. — De votre malheur ? — Oui. — Et vous êtes bien sûr que c’était votre malheur qu’il plaignait ? — Il m’a donné une grande preuve de sa sympathie du moins. — Laquelle ? — Il a brûlé la seule pièce qui pouvait me compromettre. — Laquelle ? la dénonciation ? — Non, la lettre. — Vous en êtes sûr ? — Cela s’est passé devant moi. — C’est autre chose ; cet homme pourrait être un plus profond scélérat que vous ne croyez. — Vous me faites frissonner, sur mon honneur ! dit Dantès, le monde est-il donc peuplé de tigres et de crocodiles ? — Oui ; seulement, les tigres et les crocodiles à deux pieds sont plus dangereux que les autres. — Continuons, continuons. — Volontiers ; il a brûlé la lettre, dites-vous ? — Oui, en me disant : Vous voyez, il n’existe que cette preuve-là contre vous, et je l’anéantis. — Cette conduite est trop sublime pour être naturelle. — Vous croyez ? — J’en suis sûr. À qui cette lettre était-elle adressée ? — À M. Noirtier, rue Coq-Héron, no 13, à Paris. — Pouvez-vous présumer que votre substitut ait quelque intérêt à ce que cette lettre disparût ? — Peut-être ; car il m’a fait promettre deux ou trois fois, dans mon intérêt, disait-il, de ne parler à personne de cette lettre, et il m’a fait jurer de ne pas prononcer le nom qui était inscrit sur l’adresse. — Noirtier ? répéta l’abbé… Noirtier ? j’ai connu un Noirtier à la cour de l’ancienne reine d’Étrurie, un Noirtier qui avait été girondin dans la révolution. Comment s’appelait votre substitut, à vous ? — De Villefort. L’abbé éclata de rire. |
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