Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

PREMIER VOLUME

XV
LE NUMÉRO 34 ET LE NUMÉRO 27. (cont.)

Le jour revint ; le geôlier rentra apportant les provisions. Edmond avait déjà dévoré les anciennes ; il dévora les nouvelles, écoutant sans cesse ce bruit qui ne revenait pas, tremblant qu’il eût cessé pour toujours, faisant dix ou douze lieues dans son cachot, ébranlant pendant des heures entières les barreaux de fer de son soupirail, rendant l’élasticité et la vigueur à ses membres par un exercice désappris depuis longtemps, se disposant enfin à reprendre corps à corps sa destinée à venir, comme fait, en étendant ses bras et en frottant son corps d’huile, le lutteur qui va entrer dans l’arène. Puis, dans les intervalles de cette activité fiévreuse, il écoutait si le bruit ne revenait pas, s’impatientant de la prudence de ce prisonnier qui ne devinait point qu’il avait été distrait dans son œuvre de liberté par un autre prisonnier, qui avait au moins aussi grande hâte d’être libre que lui.

Trois jours s’écoulèrent, soixante-douze mortelles heures comptées minute par minute !

Enfin un soir, comme le geôlier venait de faire sa dernière visite, comme pour la centième fois Dantès collait son oreille à la muraille, il lui sembla qu’un ébranlement imperceptible répondait sourdement dans sa tête, mise en rapport avec les pierres silencieuses.

Dantès se recula pour bien rasseoir son cerveau ébranlé, fit quelques tours dans la chambre, et replaça son oreille au même endroit.

Il n’y avait plus de doute, il se faisait quelque chose de l’autre côté ; le prisonnier avait reconnu le danger de sa manœuvre et en avait adopté quelque autre, et, sans doute pour continuer son œuvre avec plus de sécurité, il avait substitué le levier au ciseau.

Enhardi par cette découverte, Edmond résolut de venir en aide à l’infatigable travailleur. Il commença par déplacer son lit derrière lequel il lui semblait que l’œuvre de délivrance s’accomplissait, et chercha des yeux un objet avec lequel il pût entamer la muraille, faire tomber le ciment humide, desceller une pierre enfin.

Rien ne se présenta à sa vue. Il n’avait ni couteau ni instrument tranchant ; du fer à ses barreaux seulement, et il s’était assuré si souvent que ses barreaux étaient bien scellés, que ce n’était plus même la peine d’essayer à les ébranler.

Pour tout ameublement, un lit, une chaise, une table, un seau, une cruche.

À ce lit il y avait bien des tenons de fer, mais ces tenons étaient scellés au bois par des vis. Il eût fallu un tourne-vis pour tirer ces vis et arracher ces tenons.

À la table et à la chaise, rien ; au seau il y avait eu autrefois une anse, mais cette anse avait été enlevée.

Il n’y avait plus pour Dantès qu’une ressource, c’était de briser sa cruche et, avec un des morceaux de grès taillés en angle, de se mettre à la besogne.

Il laissa tomber la cruche sur un pavé, et la cruche vola en éclats.

Dantès choisit deux ou trois éclats aigus, les cacha dans sa paillasse, et laissa les autres épars sur la terre. La rupture de sa cruche était un accident trop naturel pour que l’on s’en inquiétât.

Edmond avait toute la nuit pour travailler ; mais dans l’obscurité, la besogne allait mal, car il lui fallait travailler à tâtons, et il sentit bientôt qu’il émoussait l’instrument informe contre un grès plus dur. Il repoussa donc son lit et attendit le jour. Avec l’espoir, la patience lui était revenue.

Toute la nuit il écouta et entendit le mineur inconnu qui continuait son œuvre souterraine.

Le jour vint, le geôlier entra. Dantès lui dit qu’en buvant la veille à même la cruche, elle avait échappé à sa main et s’était brisée en tombant. Le geôlier alla en grommelant chercher une cruche neuve, sans même prendre la peine d’emporter les morceaux de la vieille.

Il revint un instant après, recommanda plus d’adresse au prisonnier et sortit.

Dantès écouta avec une joie indicible le grincement de la serrure qui, chaque fois qu’elle se refermait jadis, lui serrait le cœur. Il écouta s’éloigner le bruit des pas ; puis, quand ce bruit se fut éteint, il bondit vers sa couchette qu’il déplaça, et, à la lueur du faible rayon de jour qui pénétrait dans son cachot, put voir la besogne inutile qu’il avait faite la nuit précédente en s’adressant au corps de la pierre au lieu de s’adresser au plâtre qui entourait ses extrémités.

L’humidité avait rendu ce plâtre friable.

Dantès vit avec un battement de cœur joyeux que ce plâtre se détachait par fragments ; ces fragments étaient presque des atomes, c’est vrai ; mais au bout d’une demi-heure, cependant, Dantès en avait détaché une poignée à peu près. Un mathématicien eût pu calculer qu’avec deux années à peu près de ce travail, en supposant qu’on ne rencontrât point le roc, on pouvait se creuser un passage de deux pieds carrés et de vingt pieds de profondeur.

Le prisonnier se reprocha alors de ne pas avoir employé à ce travail ces longues heures successivement écoulées, toujours plus lentes, et qu’il avait perdues dans l’espérance, dans la prière et dans le désespoir.

Depuis six ans à peu près qu’il était enfermé dans ce cachot, quel travail, si lent qu’il fût, n’eût-il pas achevé !

Et cette idée lui donna une nouvelle ardeur.

En trois jours il parvint, avec des précautions inouïes, à enlever tout le ciment et à mettre à nu la pierre : la muraille était faite de moellons au milieu desquels, pour ajouter à la solidité, avait pris place de temps en temps une pierre de taille. C’était une de ces pierres de taille qu’il avait presque déchaussée, et qu’il s’agissait maintenant d’ébranler dans son alvéole.

Dantès essaya avec ses ongles, mais ses ongles étaient insuffisants pour cela.

Les morceaux de la cruche introduits dans les intervalles se brisaient lorsque Dantès voulait s’en servir en manière de levier.

Après une heure de tentatives inutiles, Dantès se releva la sueur et l’angoisse sur le front. Allait-il donc être arrêté ainsi dès le début, et lui faudrait-il attendre, inerte et inutile, que son voisin, qui de son côté se lasserait peut-être, eût tout fait !

Alors une idée lui passa par l’esprit ; il demeura debout et souriant ; son front humide de sueur se sécha tout seul.

Le geôlier apportait tous les jours la soupe de Dantès dans une casserole de fer-blanc. Cette casserole contenait sa soupe et celle d’un second prisonnier, car Dantès avait remarqué que cette casserole était, ou entièrement pleine, ou à moitié vide, selon que le porte-clefs commençait la distribution des vivres par lui ou par son compagnon.

Cette casserole avait un manche de fer ; c’était ce manche de fer qu’ambitionnait Dantès et qu’il eût payé, si on les lui avait demandées en échange, de dix années de sa vie.

Le geôlier versait le contenu de cette casserole dans l’assiette de Dantès. Après avoir mangé sa soupe avec une cuiller de bois, Dantès lavait cette assiette qui servait ainsi chaque jour.

Le soir, Dantès posa son assiette à terre, à mi-chemin de la porte à la table ; le geôlier en entrant mit le pied sur l’assiette et la brisa en mille morceaux.

Cette fois il n’y avait rien à dire contre Dantès : il avait eu le tort de laisser son assiette à terre, c’est vrai, mais le geôlier avait eu celui de ne pas regarder à ses pieds.

Le geôlier se contenta donc de grommeler.

Puis il regarda autour de lui dans quoi il pouvait verser la soupe ; le mobilier de Dantès se bornait à cette seule assiette, il n’y avait pas de choix.

— Laissez la casserole, dit Dantès, vous la reprendrez en m’apportant demain mon déjeuner.

Ce conseil flattait la paresse du geôlier, qui n’avait pas besoin ainsi de remonter, de redescendre et de remonter encore.

Il laissa la casserole.

Dantès frémit de joie.

Cette fois il mangea vivement la soupe et la viande que, selon l’habitude des prisons, on mettait avec la soupe. Puis, après avoir attendu une heure, pour être certain que le geôlier ne se raviserait point, il dérangea son lit, prit sa casserole, introduisit le bout du manche entre la pierre de taille dénuée de son ciment et les moellons voisins, et commença de faire le levier.

Une légère oscillation prouva à Dantès que la besogne venait à bien.

En effet, au bout d’une heure la pierre était tirée du mur, où elle laissait une excavation de plus d’un pied et demi de diamètre.

Dantès ramassa avec soin tout le plâtre, le porta dans des angles de sa prison, gratta la terre grisâtre avec un des fragments de sa cruche et recouvrit le plâtre de terre.

Puis voulant mettre à profit cette nuit où le hasard, ou plutôt la savante combinaison qu’il avait imaginée, avait remis entre ses mains un instrument si précieux, il continua de creuser avec acharnement.

À l’aube du jour il replaça la pierre dans son trou, repoussa son lit contre la muraille et se coucha.

Le déjeuner consistait en un morceau de pain : le geôlier entra et posa ce morceau de pain sur la table.

— Eh bien ! vous ne m’apportez pas une autre assiette ? demanda Dantès.

— Non, dit le porte-clefs ; vous êtes un brise-tout, vous avez détruit votre cruche, et vous êtes cause que j’ai cassé votre assiette ; si tous les prisonniers faisaient autant de dégât, le gouvernement n’y pourrait pas tenir. On vous laisse la casserole, on vous versera votre soupe dedans ; de cette façon vous ne casserez pas votre ménage, peut-être.

Dantès leva les yeux au ciel et joignit ses mains sous sa couverture.

Ce morceau de fer qui lui restait faisait naître dans son cœur un élan de reconnaissance plus vif vers le ciel que ne lui avaient jamais causé dans sa vie passée les plus grands biens qui lui étaient survenus.

Seulement il avait remarqué que depuis qu’il avait commencé à travailler, lui, le prisonnier ne travaillait plus.

N’importe, ce n’était pas une raison pour cesser sa tâche ; si son voisin ne venait pas à lui, c’était lui qui irait à son voisin.

Toute la journée il travailla sans relâche ; le soir il avait, grâce à son nouvel instrument, tiré de la muraille plus de dix poignées de débris de moellons, de plâtre et de ciment.

Lorsque l’heure de la visite arriva, il redressa de son mieux le manche tordu de sa casserole et remit le récipient à sa place accoutumée. Le porte-clefs y versa la ration ordinaire de soupe et de viande, ou plutôt de soupe et de poisson, car ce jour-là était un jour maigre, et trois fois par semaine on faisait faire maigre aux prisonniers. C’eût été encore un moyen de calculer le temps, si depuis longtemps Dantès n’avait pas abandonné ce calcul.

Puis la soupe versée, le porte-clefs se retira.

Cette fois Dantès voulut s’assurer si son voisin avait bien réellement cessé de travailler.

Il écouta.

Tout était silencieux comme pendant ces trois jours où les travaux avaient été interrompus.

Dantès soupira ; il était évident que son voisin se défiait de lui.

Cependant il ne se découragea point et continua de travailler toute la nuit ; mais après deux ou trois heures de labeur, il rencontra un obstacle.

Le fer ne mordait plus et glissait sur une surface plane.

Dantès toucha l’obstacle avec ses mains et reconnut qu’il avait atteint une poutre.

Cette poutre traversait ou plutôt barrait entièrement le trou qu’avait commencé Dantès.

Maintenant il fallait creuser dessus ou dessous.

Le malheureux jeune homme n’avait point songé à cet obstacle.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria-t-il, je vous avais cependant tant prié, que j’espérais que vous m’aviez entendu. Mon Dieu ! après m’avoir ôté la liberté de la vie, mon Dieu ! après m’avoir ôté le calme de la mort, mon Dieu ! qui m’avez rappelé à l’existence, mon Dieu ! ayez pitié de moi, ne me laissez pas mourir dans le désespoir !

— Qui parle de Dieu et de désespoir en même temps, articula une voix qui semblait venir de dessous terre et qui, assourdie par l’opacité, parvenait au jeune homme avec un accent sépulcral.

Edmond sentit se dresser ses cheveux sur sa tête, et il recula sur ses genoux.

— Ah ! murmura-t-il, j’entends parler un homme.

Il y avait quatre ou cinq ans qu’Edmond n’avait entendu parler que son geôlier, et pour le prisonnier le geôlier n’est pas un homme : c’est une porte vivante ajoutée à sa porte de chêne ; c’est un barreau de chair ajouté à ses barreaux de fer.

— Au nom du ciel ! s’écria Dantès, vous qui avez parlé, parlez encore, quoique votre voix m’ait épouvanté ; qui êtes-vous ?

— Qui êtes-vous vous-même ? demanda la voix.

— Un malheureux prisonnier, reprit Dantès qui ne faisait, lui, aucune difficulté de répondre.

— De quel pays ?

— Français.

— Votre nom ?

— Edmond Dantès.

— Votre profession ?

— Marin.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis le 28 février 1815.

— Votre crime ?

— Je suis innocent.

— Mais de quoi vous accuse-t-on ?

— D’avoir conspiré pour le retour de l’empereur.

— Comment ! pour le retour de l’empereur ! l’empereur n’est donc plus sur le trône ?

— Il a abdiqué à Fontainebleau en 1814 et a été relégué à l’île d’Elbe. Mais vous-même depuis quel temps êtes-vous donc ici, que vous ignoriez tout cela ?

— Depuis 1811.

Dantès frissonna ; cet homme avait quatre ans de prison de plus que lui.

— C’est bien, ne creusez plus, dit la voix en parlant fort vite ; seulement dites-moi à quelle hauteur se trouve l’excavation que vous avez faite ?

— Au ras de la terre.

— Comment est-elle cachée ?

— Derrière mon lit.

— A-t-on dérangé votre lit depuis que vous êtes en prison ?

— Jamais.

— Sur quoi donne votre chambre ?

— Sur un corridor.

— Et le corridor ?

— Aboutit à la cour.

— Hélas ! murmura la voix.

— Oh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? s’écria Dantès.

— Il y a que je me suis trompé, que l’imperfection de mes dessins m’a abusé, que le défaut d’un compas m’a perdu, qu’une ligne d’erreur sur mon plan a équivalu à quinze pieds en réalité, et que j’ai pris le mur que vous creusez pour celui de la citadelle !

— Mais alors vous aboutissiez à la mer ?

— C’était ce que je voulais.

— Et si vous aviez réussi !

— Je me jetais à la nage, je gagnais une des îles qui environnent le château d’If, soit l’île de Daume, soit l’île de Tiboulen, soit même la côte, et alors j’étais sauvé.

— Auriez-vous donc pu nager jusque-là ?

— Dieu m’eût donné la force ; et maintenant tout est perdu.

— Tout ?

— Oui. Rebouchez votre trou avec précaution, ne travaillez plus, ne vous occupez de rien, et attendez de mes nouvelles.

— Qui êtes-vous au moins… dites-moi qui vous êtes ?

— Je suis… je suis… le no 27.

— Vous défiez-vous donc de moi ? demanda Dantès.

Edmond crut entendre comme un rire amer percer la voûte et monter jusqu’à lui.

— Oh ! je suis bon chrétien, s’écria-t-il, devinant instinctivement que cet homme songeait à l’abandonner ; je vous jure sur le Christ que je me ferai tuer plutôt que de laisser entrevoir à vos bourreaux et aux miens l’ombre de la vérité ; mais, au nom du ciel, ne me privez pas de votre présence, ne me privez pas de votre voix, ou, je vous le jure, car je suis au bout de ma force, je me brise la tête contre la muraille, et vous aurez ma mort à vous reprocher.

— Quel âge avez-vous ? votre voix semble être celle d’un jeune homme.

— Je ne sais pas mon âge, car je n’ai pas mesuré le temps depuis que je suis ici. Ce que je sais, c’est que j’allais avoir dix-neuf ans lorsque j’ai été arrêté le 18 février 1815.

— Pas tout à fait vingt-six ans, murmura la voix. Allons, à cet âge on n’est pas encore un traître,

— Oh ! non ! non ! je vous le jure, répéta Dantès. Je vous l’ai déjà dit et je vous le redis, je me ferai couper en morceaux plutôt que de vous trahir.

— Vous avez bien fait de me parler, vous avez bien fait de me prier ; car j’allais former un autre plan et m’éloigner de vous. Mais votre âge me rassure, je vous rejoindrai, attendez-moi.

— Quand cela ?

— Il faut que je calcule nos chances ; laissez-moi vous donner le signal.

— Mais vous ne m’abandonnerez pas, vous ne me laisserez pas seul, vous viendrez à moi, ou vous me permettrez d’aller à vous ? Nous fuirons ensemble, et, si nous ne pouvons fuir, nous parlerons, vous des gens que vous aimez, moi des gens que j’aime. Vous devez aimer quelqu’un ?

— Je suis seul au monde.

— Alors vous m’aimerez, moi : si vous êtes jeune, je serai votre camarade ; si vous êtes vieux, je serai votre fils. J’ai un père qui doit avoir soixante-dix ans, s’il vit encore ; je n’aimais que lui et une jeune fille qu’on appelait Mercédès. Mon père ne m’a pas oublié, j’en suis sûr ; mais elle. Dieu sait si elle pense encore à moi. Je vous aimerai comme j’aimais mon père.

— C’est bien, dit le prisonnier, à demain.

Ce peu de paroles furent dites avec un accent qui convainquit Dantès ; il n’en demanda pas davantage, se releva, prit les mêmes précautions pour les débris tirés du mur qu’il avait déjà prises, et repoussa son lit contre la muraille.

Dès lors Dantès se laissa aller tout entier à son bonheur ; il n’allait plus être seul certainement, peut-être même allait-il être libre ; le pis-aller, s’il restait prisonnier, était d’avoir un compagnon ; or la captivité partagée n’est plus qu’une demi-captivité. Les plaintes qu’on met en commun sont presque des prières ; des prières qu’on fait à deux sont presque des actions de grâces.

Toute la journée, Dantès alla et vint dans son cachot, le cœur bondissant de joie. De temps en temps cette joie l’étouffait : il s’asseyait sur son lit, pressant sa poitrine avec sa main. Au moindre bruit qu’il entendait dans le corridor, il bondissait vers la porte. Une fois ou deux, cette crainte qu’on le séparât de cet homme qu’il ne connaissait point, et que cependant il aimait déjà comme un ami, lui passa par le cerveau. Alors il était décidé : au moment où le geôlier écarterait son lit, baisserait la tête pour examiner l’ouverture, il lui briserait la tête avec le pavé sur lequel était posée sa cruche.

On le condamnerait à mort, il le savait bien ; mais n’allait-il pas mourir d’ennui et de désespoir au moment où ce bruit miraculeux l’avait rendu à la vie ?

Le soir le geôlier vint ; Dantès était sur son lit, de là il lui semblait qu’il gardait mieux l’ouverture inachevée. Sans doute il regarda le visiteur importun d’un œil étrange, car celui-ci lui dit :

— Voyons, allez-vous redevenir encore fou ?

Dantès ne répondit rien, il craignait que l’émotion de sa voix ne le trahît.

Le geôlier se retira en secouant la tête.

La nuit arrivée, Dantès crut que son voisin profiterait du silence et de l’obscurité pour renouer la conversation avec lui, mais il se trompait ; la nuit s’écoula sans qu’aucun bruit répondît à sa fiévreuse attente. Mais le lendemain, après la visite du matin et comme il venait d’écarter son lit de la muraille, il entendit frapper trois coups à intervalles égaux ; il se précipita à genoux.

— Est-ce vous ? dit-il ; me voilà !

— Votre geôlier est-il parti ? demanda la voix.

— Oui, répondit Dantès, il ne reviendra que ce soir ; nous avons douze heures de liberté.

— Je puis donc agir ? dit la voix.

— Oh ! oui, oui, sans retard, à l’instant même, je vous en supplie !

Aussitôt la portion de terre sur laquelle Dantès, à moitié perdu dans l’ouverture, appuyait ses deux mains, sembla céder sous lui ; il se rejeta en arrière, tandis qu’une masse de terre et de pierres détachées se précipitait dans un trou qui venait de s’ouvrir au-dessous de l’ouverture que lui-même avait faite ; alors, au fond de ce trou sombre et dont il ne pouvait mesurer la profondeur, il vit paraître une tête, des épaules et enfin un homme tout entier qui sortit avec assez d’agilité de l’excavation pratiquée.
 
Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo