Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
6 volumes
C. Lévy, 1889.

PREMIER VOLUME

XV
LE NUMÉRO 34 ET LE NUMÉRO 27.

Dantès passa tous les degrés du malheur que subissent les prisonniers oubliés dans une prison.

Il commença par l’orgueil, qui est une suite de l’espoir et une conscience de l’innocence ; puis il en vint à douter de son innocence, ce qui ne justifiait pas mal les idées du gouverneur sur l’aliénation mentale ; enfin il tomba du haut de son orgueil, il pria, non pas encore Dieu, mais les hommes ; Dieu est le dernier recours. Le malheureux, qui devrait commencer par le Seigneur n’en arrive à espérer en lui qu’après avoir épuisé toutes les autres espérances.

Dantès pria donc qu’on voulût bien le tirer de son cachot pour le mettre dans un autre, fût-il plus noir et plus profond. Un changement, même désavantageux, était toujours un changement, et procurerait à Dantès une distraction de quelques jours. Il pria qu’on lui accordât la promenade, l’air, des livres, des instruments. Rien de tout cela ne lui fut accordé ; mais n’importe, il demandait toujours. Il s’était habitué à parler à son nouveau geôlier, quoiqu’il fût encore, s’il était possible, plus muet que l’ancien ; mais parler à un homme, même à un muet, était encore un plaisir, Dantès parlait pour entendre le son de sa propre voix : il avait essayé de parler lorsqu’il était seul, mais alors il se faisait peur.

Souvent, du temps qu’il était en liberté, Dantès s’était fait un épouvantail de ces chambrées de prisonniers, composées de vagabonds, de bandits et d’assassins, dont la joie ignoble met en commun des orgies inintelligibles et des amitiés effrayantes. Il en vint à souhaiter d’être jeté dans quelqu’un de ces bouges, afin de voir d’autres visages que celui de ce geôlier impassible qui ne voulait point parler ; il regrettait le bagne avec son costume infamant, sa chaîne au pied, sa flétrissure sur l’épaule. Au moins les galériens étaient dans la société de leurs semblables, ils respiraient l’air, ils voyaient le ciel ; les galériens étaient bien heureux.

Il supplia un jour le geôlier de demander pour lui un compagnon, quel qu’il fût, ce compagnon dût-il être cet abbé fou dont il avait entendu parler. Sous l’écorce du geôlier, si rude qu’elle soit, il reste toujours un peu de l’homme. Celui-ci avait souvent, du fond du cœur, et quoique son visage n’en eût rien dit, plaint ce malheureux jeune homme, à qui la captivité était si dure ; il transmit la demande du numéro 34 au gouverneur ; mais celui-ci, prudent comme s’il eût été un homme politique, se figura que Dantès voulait ameuter les prisonniers, tramer quelque complot, s’aider d’un ami dans quelque tentative d’évasion, et il refusa.

Dantès avait épuisé le cercle des ressources humaines. Comme nous avons dit que cela devait arriver, il se tourna alors vers Dieu.

Toutes les idées pieuses éparses dans le monde, et que glanent les malheureux courbés par la destinée, vinrent alors rafraîchir son esprit ; il se rappela les prières que lui avait apprises sa mère, et leur trouva un sens jadis ignoré de lui ; car, pour l’homme heureux, la prière demeure un assemblage monotone et vide de sens, jusqu’au jour où la douleur vient expliquer à l’infortuné ce langage sublime à l’aide duquel il parle à Dieu.

Il pria donc, non pas avec ferveur, mais avec rage. En priant tout haut, il ne s’effrayait plus de ses paroles ; alors il tombait dans des espèces d’extases ; il voyait Dieu éclatant à chaque mot qu’il prononçait ; toutes les actions de sa vie humble et perdue, il les rapportait à la volonté de ce Dieu puissant, s’en faisait des leçons, se proposait des tâches à accomplir, et, à la fin de chaque prière, glissait le vœu intéressé que les hommes trouvent bien plus souvent moyen d’adresser aux hommes qu’à Dieu : Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

Malgré ses prières ferventes, Dantès demeura prisonnier.

Alors son esprit devint sombre, un nuage s’épaissit devant ses yeux. Dantès était un homme simple et sans éducation ; le passé était resté pour lui couvert de ce voile sombre que soulève la science. Il ne pouvait, dans la solitude de son cachot et dans le désert de sa pensée, reconstruire les âges révolus, ranimer les peuples éteints, rebâtir les villes antiques, que l’imagination grandit et poétise, et qui passent devant les yeux, gigantesques et éclairées par le feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de Martinn ; lui n’avait que son passé si court, son présent si sombre, son avenir si douteux : dix-neuf ans de lumière à méditer peut-être dans une éternelle nuit ! Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en aide ; son esprit énergique, et qui n’eût pas mieux aimé que de prendre son vol à travers les âges, était forcé de rester prisonnier comme un aigle dans une cage. Il se cramponnait alors à une idée, à celle de son bonheur détruit sans cause apparente et par une fatalité inouïe ; il s’acharnait sur cette idée, la tournant, la retournant sur toutes les faces, et la dévorant pour ainsi dire à belles dents, comme dans l’enfer de Dante l’impitoyable Ugolin dévore le crâne de l’archevêque Roger. Dantès n’avait eu qu’une foi passagère basée sur la puissance ; il la perdit comme d’autres la perdent après le succès. Seulement il n’avait pas profité.

La rage succéda à l’ascétisme. Edmond lançait des blasphèmes qui faisaient reculer d’horreur le geôlier ; il brisait son corps contre les murs de sa prison, il s’en prenait avec fureur à tout ce qui l’entourait, et surtout à lui-même, de la moindre contrariété que lui faisait éprouver un grain de sable, un fétu de paille, un souffle d’air. Alors cette lettre dénonciatrice qu’il avait vue que lui avait montrée Villefort, qu’il avait touchée, lui revenait à l’esprit ; chaque ligne flamboyait sur la muraille comme le Mane Thécel Pharès de Balthazar. Il se disait que c’était la haine des hommes, et non la vengeance de Dieu qui l’avait plongé dans l’abîme où il était ; il vouait ces hommes inconnus à tous les supplices dont son ardente imagination lui fournissait l’idée, et il trouvait encore que les plus terribles étaient trop doux et surtout trop courts pour eux ; car après le supplice venait la mort ; et dans la mort était, sinon le repos, du moins l’insensibilité qui lui ressemble.

À force de se dire à lui-même, à propos de ses ennemis, que le calme était la mort, et qu’à celui qui veut punir cruellement, il faut d’autres moyens que la mort, il tomba dans l’immobilité morne des idées de suicide ; malheur à celui qui, sur la pente du malheur, s’arrête à ces sombres idées ! C’est une de ces mers mortes qui s’étendent comme l’azur des flots purs, mais dans lesquelles le nageur sent de plus en plus s’engluer ses pieds dans une vase bitumineuse qui l’attire à elle, l’aspire, l’engloutit. Une fois pris ainsi, si le secours divin ne vient point à son aide, tout est fini, et chaque effort qu’il tente l’enfonce plus avant dans la mort.

Cependant cet état d’agonie morale est moins terrible que la souffrance qui l’a précédé et que le châtiment qui le suivra peut-être ; c’est une espèce de consolation vertigineuse qui vous montre le gouffre béant, mais au fond du gouffre le néant. Arrivé là, Edmond trouva quelque consolation dans cette idée ; toutes ses douleurs, toutes ses souffrances, ce cortège de spectres qu’elles traînaient à leur suite, parurent s’envoler de ce coin de sa prison où l’ange de la mort pouvait poser son pied silencieux, Dantès regarda avec calme sa vie passée, avec terreur sa vie future, et choisit ce point milieu qui lui paraissait être un lieu d’asile.

— Quelquefois, se disait-il alors, dans mes courses lointaines, quand j’étais encore un homme, et quand cet homme, libre et puissant, jetait à d’autres hommes des commandements qui étaient exécutés, j’ai vu le ciel se couvrir, la mer frémir et gronder, l’orage naître dans un coin du ciel, et comme un aigle gigantesque battre les deux horizons de ses deux ailes ; alors je sentais que mon vaisseau n’était plus qu’un refuge impuissant, car mon vaisseau, léger comme une plume à la main d’un géant, tremblait et frissonnait lui-même. Bientôt, au bruit effroyable des lames, l’aspect des rochers tranchants m’annonçait la mort, et la mort m’épouvantait ; je faisais tous mes efforts pour y échapper, et je réunissais toutes les forces de l’homme et toute l’intelligence du marin pour lutter avec Dieu !… C’est que j’étais heureux alors, c’est que revenir à la vie, c’était revenir au bonheur ; c’est que cette mort, je ne l’avais pas appelée, je ne l’avais pas choisie ; c’est que le sommeil enfin me paraissait dur sur ce lit d’algues et de cailloux ; c’est que je m’indignais, moi qui me croyais une créature faite à l’image de Dieu, de servir, après ma mort, de pâture aux goélands et aux vautours. Mais aujourd’hui c’est autre chose : j’ai perdu tout ce qui pouvait me faire aimer la vie, aujourd’hui la mort me sourit comme une nourrice à l’enfant qu’elle va bercer ; mais aujourd’hui je meurs à ma guise, et je m’endors las et brisé, comme je m’endormais après un de ces soirs de désespoir et de rage pendant lesquels j’avais compté trois mille tours dans ma chambre, c’est-à-dire trente mille pas, c’est-à-dire à peu près dix lieues.

Dès que cette pensée eut germé dans l’esprit du jeune homme, il devint plus doux, plus souriant ; il s’arrangea mieux de son lit dur et de son pain noir, mangea moins, ne dormit plus, et trouva à peu près supportable ce reste d’existence qu’il était sûr de laisser là quand il voudrait, comme on laisse un vêtement usé.

Il y avait deux moyens de mourir : l’un était simple, il s’agissait d’attacher son mouchoir à un barreau de la fenêtre et de se pendre ; l’autre consistait à faire semblant de manger et à se laisser mourir de faim. Le premier répugna fort à Dantès. Il avait été élevé dans l’horreur des pirates, gens que l’on pend aux vergues des bâtiments ; la pendaison était donc pour lui une espèce de supplice infamant qu’il ne voulait pas s’appliquer à lui-même ; il adopta donc le deuxième, et en commença l’exécution le jour même.

Près de quatre années s’étaient écoulées dans les alternatives que nous avons racontées. À la fin de la deuxième, Dantès avait cessé de compter les jours et était retombé dans cette ignorance du temps dont autrefois l’avait tiré l’inspecteur.

Dantès avait dit : « Je veux mourir » et s’était choisi son genre de mort ; alors il l’avait bien envisagé, et, de peur de revenir sur sa décision, il s’était fait serment à lui-même de mourir ainsi. Quand on me servira mon repas du matin et mon repas du soir, avait-il pensé, je jetterai les aliments par la fenêtre et j’aurai l’air de les avoir mangés.

Il le fit comme il s’était promis de le faire. Deux fois le jour, par la petite ouverture grillée qui ne lui laissait apercevoir que le ciel, il jetait ses vivres, d’abord gaiement, puis avec réflexion, puis avec regret ; il lui fallut le souvenir du serment qu’il s’était fait pour avoir la force de poursuivre ce terrible dessein. Ces aliments, qui lui répugnaient autrefois, la faim, aux dents aiguës, les lui faisait paraître appétissants à l’œil et exquis à l’odorat ; quelquefois il tenait pendant une heure à sa main le plat qui les contenait, l’œil fixé sur ce morceau de viande pourrie ou sur ce poisson infect, et sur ce pain noir et moisi. C’étaient les derniers instincts de la vie qui luttaient encore en lui et qui de temps en temps terrassaient sa résolution. Alors son cachot ne lui paraissait plus aussi sombre, son état lui semblait moins désespéré ; il était jeune encore ; il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, il lui restait cinquante ans à vivre à peu près, c’est-à-dire deux fois ce qu’il avait vécu. Pendant ce laps de temps immense, que d’événements pouvaient forcer les portes, renverser les murailles du château d’If et le rendre à la liberté ! Alors il approchait ses dents du repas que, Tantale volontaire, il éloignait lui-même de sa bouche ; mais alors le souvenir de son serment lui revenait à l’esprit, et cette généreuse nature avait trop peur de se mépriser soi-même pour manquer à son serment. Il usa donc, rigoureux et impitoyable, le peu d’existence qui lui restait, et un jour vint où il n’eut plus la force de se lever pour jeter par la lucarne le souper qu’on lui apportait.

Le lendemain il ne voyait plus, il entendait à peine.

Le geôlier croyait à une maladie grave ; Edmond espérait dans une mort prochaine.

La journée s’écoula ainsi : Edmond sentait un vague engourdissement, qui ne manquait pas d’un certain bien-être, le gagner. Les tiraillements nerveux de son estomac s’étaient assoupis ; les ardeurs de sa soif s’étaient calmées ; lorsqu’il fermait les yeux, il voyait une foule de lueurs brillantes pareilles à ces feux follets qui courent la nuit sur les terrains fangeux : c’était le crépuscule de ce pays inconnu qu’on appelle la mort. Tout à coup le soir, vers neuf heures, il entendit un bruit sourd à la paroi du mur contre lequel il était couché.

Tant d’animaux immondes étaient venus faire leur bruit dans cette prison, que peu à peu Edmond avait habitué son sommeil à ne pas se troubler de si peu de chose ; mais cette fois, soit que ses sens fussent exaltés par l’abstinence, soit que réellement le bruit fût plus fort que de coutume, soit que dans ce moment suprême tout acquît de l’importance, Edmond souleva sa tête pour mieux entendre.

C’était un grattement égal qui semblait accuser, soit une griffe énorme, soit une dent puissante, soit enfin la pression d’un instrument quelconque sur des pierres. Bien qu’affaibli, le cerveau du jeune homme fut frappé par cette idée banale constamment présente à l’esprit des prisonniers : la liberté. Ce bruit arrivait si juste au moment où tout bruit allait cesser pour lui, qu’il lui semblait que Dieu se montrait enfin pitoyable à ses souffrances et lui envoyait ce bruit pour l’avertir de s’arrêter au bord de la tombe où chancelait déjà son pied. Qui pouvait savoir si un de ses amis, un de ces êtres bien-aimés auxquels il avait songé si souvent qu’il y avait usé sa pensée, ne s’occupait pas de lui en ce moment et ne cherchait pas à rapprocher la distance qui les séparait ?

Mais non, sans doute Edmond se trompait, et c’était un de ces rêves qui flottent à la porte de la mort.

Cependant Edmond écoutait toujours ce bruit. Ce bruit dura trois heures à peu près, puis Edmond entendit une sorte de croulement, après quoi le bruit cessa.

Quelques heures après, il reprit plus fort et plus rapproché. Déjà Edmond s’intéressait à ce travail qui lui faisait société ; tout à coup le geôlier entra.

Depuis huit jours à peu près qu’il avait résolu de mourir, depuis quatre jours qu’il avait commencé de mettre ce projet à exécution, Edmond n’avait point adressé la parole à cet homme, ne lui répondant pas quand il lui avait parlé pour lui demander de quelle maladie il croyait être atteint, et se retournant du côté du mur quand il en était regardé trop attentivement. Mais aujourd’hui le geôlier pouvait entendre ce bruissement sourd, s’en alarmer, y mettre fin, et déranger ainsi peut-être ce je ne sais quoi d’espérance, dont l’idée seule charmait les derniers moments de Dantès.

Le geôlier apportait à déjeuner.

Dantès se souleva sur son lit, et, enflant sa voix, se mit à parler sur tous les sujets possibles, sur la mauvaise qualité des vivres qu’il apportait, sur le froid dont on souffrait dans ce cachot, murmurant et grondant pour avoir le droit de crier plus fort, et lassant la patience du geôlier, qui justement ce jour-là avait sollicité pour le prisonnier malade un bouillon et du pain frais, et qui lui apportait ce bouillon et ce pain.

Heureusement il crut que Dantès avait le délire ; il posa les vivres sur la mauvaise table boiteuse sur laquelle il avait l’habitude de les poser, et se retira.

Libre alors, Edmond se remit à écouter avec joie.

Le bruit devenait si distinct que maintenant le jeune homme l’entendait sans efforts.

Plus de doute, se dit-il à lui-même, puisque ce bruit continue, malgré le jour, c’est quelque malheureux prisonnier comme moi qui travaille à sa délivrance. Oh ! si j’étais près de lui, comme je l’aiderais !

Puis tout à coup un nuage sombre passa sur cette aurore d’espérance dans ce cerveau habitué au malheur et qui ne pouvait se reprendre que difficilement aux joies humaines ; cette idée surgit aussitôt, que ce bruit avait pour cause le travail de quelques ouvriers que le gouverneur employait aux réparations d’une chambre voisine.

Il était facile de s’en assurer ; mais comment risquer une question ? Certes il était tout simple d’attendre l’arrivée du geôlier, de lui faire écouter ce bruit, et de voir la mine qu’il ferait en l’écoutant ; mais se donner une pareille satisfaction, n’était-ce pas trahir des intérêts bien précieux pour une satisfaction bien courte ? Malheureusement la tête d’Edmond, cloche vide, était assourdie par le bourdonnement d’une idée ; il était si faible que son esprit flottait comme une vapeur, et ne pouvait se condenser autour d’une pensée. Edmond ne vit qu’un moyen de rendre la netteté à sa réflexion et la lucidité à son jugement ; il tourna les yeux vers le bouillon fumant encore que le geôlier venait de déposer sur la table, se leva, alla en chancelant jusqu’à lui, prit la tasse, la porta à ses lèvres, et avala le breuvage qu’elle contenait avec une indicible sensation de bien-être.

Alors il eut le courage d’en rester là : il avait entendu dire que de malheureux naufragés recueillis, exténués par la faim, étaient morts pour avoir gloutonnement dévoré une nourriture trop substantielle. Edmond posa sur la table le pain qu’il tenait déjà presque à portée de sa bouche, et alla se recoucher. Edmond ne voulait plus mourir.

Bientôt il sentit que le jour rentrait dans son cerveau ; toutes ses idées, vagues et presque insaisissables, reprenaient leur place dans cet échiquier merveilleux, où une case de plus peut-être suffit pour établir la supériorité de l’homme sur les animaux. Il put penser et fortifier sa pensée avec le raisonnement.

Alors il se dit :

— Il faut tenter l’épreuve, mais sans compromettre personne. Si le travailleur est un ouvrier ordinaire, je n’ai qu’à frapper contre mon mur, aussitôt il cessera sa besogne pour tâcher de deviner quel est celui qui frappe et dans quel but il frappe. Mais comme son travail sera non seulement licite, mais encore commandé, il reprendra bientôt son travail. Si au contraire c’est un prisonnier, le bruit que je ferai l’effrayera ; il craindra d’être découvert ; il cessera son travail et ne le reprendra que ce soir, quand il croira tout le monde couché et endormi.

Aussitôt Edmond se leva de nouveau. Cette fois, ses jambes ne vacillaient plus et ses yeux étaient sans éblouissements. Il alla vers un angle de sa prison, détacha une pierre minée par l’humidité, et revint frapper le mur à l’endroit même où le retentissement était le plus sensible.

Il frappa trois coups.

Dès le premier, le bruit avait cessé comme par enchantement.

Edmond écouta de toute son âme. Une heure s’écoula, deux heures s’écoulèrent, aucun bruit nouveau ne se fit entendre ; Edmond avait fait naître de l’autre côté de la muraille un silence absolu.

Plein d’espoir, Edmond mangea quelques bouchées de son pain, avala quelques gorgées d’eau, et, grâce à la constitution puissante dont la nature l’avait doué, se retrouva à peu près comme auparavant.

La journée s’écoula, le silence durait toujours.

La nuit vint sans que le bruit eût recommencé.

— C’est un prisonnier, se dit Edmond avec une indicible joie.

Dès lors sa tête s’embrasa, la vie lui revint violente à force d’être active.

La nuit se passa sans que le moindre bruit se fît entendre.

Edmond ne ferma pas les yeux de cette nuit.
 
 
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