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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. PREMIER VOLUME |
XIV LE PRISONNIER FURIEUX ET LE PRISONNIER FOU. (cont.) Aussitôt il se leva vivement, prit une couverture jetée sur le pied de son lit misérable, et se drapa précipitamment pour paraître dans un état plus décent aux yeux des étrangers. — Que demandez-vous ? dit l’inspecteur sans varier sa formule. — Moi, Monsieur ? dit l’abbé d’un air étonné ; je ne demande rien. — Vous ne comprenez pas, reprit l’inspecteur : je suis agent du gouvernement, j’ai mission de descendre dans les prisons et d’écouter les réclamations des prisonniers. — Oh ! alors, Monsieur, c’est autre chose, s’écria vivement l’abbé, et j’espère que nous allons nous entendre. — Voyez, dit tout bas le gouverneur, cela ne commence-t-il pas comme je vous l’avais annoncé ? — Monsieur, continua le prisonnier, je suis l’abbé Faria, né à Rome ; j’ai été vingt ans secrétaire du cardinal Rospigliosi ; j’ai été arrêté je ne sais trop pourquoi, vers le commencement de l’année 1811 ; depuis ce temps je réclame ma liberté des autorités italiennes et françaises. — Pourquoi près des autorités françaises ? demanda le gouverneur. — Parce que j’ai été arrêté à Piombino et que je présume que, comme Milan et Florence, Piombino est devenu le chef-lieu de quelque département français. L’inspecteur et le gouverneur se regardèrent en riant. — Diable, mon cher, dit l’inspecteur, vos nouvelles de l’Italie ne sont pas fraîches. — Elles datent du jour où j’ai été arrêté, Monsieur, dit l’abbé Faria ; et comme sa majesté l’empereur avait créé la royauté de Rome pour le fils que le ciel venait de lui envoyer, je présume que, poursuivant le cours de ses conquêtes, il a accompli le rêve de Machiavel et de César Borgia, qui était de faire de toute l’Italie un seul et unique royaume. — Monsieur, dit l’inspecteur, la Providence a heureusement apporté quelque changement à ce plan gigantesque dont vous me paraissez assez chaud partisan. — C’est le seul moyen de faire de l’Italie un État fort, indépendant et heureux, répondit l’abbé. — Cela est possible, répondit l’inspecteur, mais je ne suis pas venu ici pour faire avec vous un cours de politique ultramontaine, mais pour vous demander, ce que j’ai déjà fait, si vous avez quelques réclamations à faire sur la manière dont vous êtes nourri et logé. — La nourriture est ce qu’elle est dans toutes les prisons, répondit l’abbé, c’est-à-dire fort mauvaise ; quant au logement, vous le voyez, il est humide et malsain, mais néanmoins assez convenable pour un cachot. Maintenant ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais bien de révélations de la plus haute importance et du plus haut intérêt que j’ai à faire au gouvernement. — Nous y voici, dit tout bas le gouverneur à l’inspecteur. — Voilà pourquoi je suis si heureux de vous voir, continua l’abbé, quoique vous m’ayez dérangé dans un calcul fort important, et qui, s’il réussit, changera peut-être le système de Newton. Pouvez-vous m’accorder la faveur d’un entretien particulier ? — Hein ! que disais-je ? fit le gouverneur à l’inspecteur. — Vous connaissez votre personnel, répondit ce dernier souriant. Puis, se retournant vers Faria : — Monsieur, dit-il, ce que vous me demandez est impossible. — Cependant, Monsieur, reprit l’abbé, s’il s’agissait de faire gagner au gouvernement une somme énorme, une somme de cinq millions, par exemple ? — Ma foi, dit l’inspecteur en se retournant à son tour vers le gouverneur, vous aviez prédit jusqu’au chiffre. — Voyons, reprit l’abbé s’apercevant que l’inspecteur faisait un mouvement pour se retirer, il n’est pas nécessaire que nous soyons absolument seuls ; monsieur le gouverneur pourra assister à notre entretien. — Mon cher Monsieur, dit le gouverneur, malheureusement nous savons d’avance et par cœur ce que vous direz. Il s’agit de vos trésors, n’est-ce pas ? Faria regarda cet homme railleur avec des yeux où un observateur désintéressé eût vu certes luire l’éclair de la raison et de la vérité. — Sans doute, dit-il ; de quoi voulez-vous que je parle, sinon de cela ? — Monsieur l’inspecteur, continua le gouverneur, je puis vous raconter cette histoire aussi bien que l’abbé, car il y a quatre ou cinq ans que j’en ai les oreilles rebattues. — Cela prouve, Monsieur le gouverneur, dit l’abbé, que vous êtes comme ces gens dont parle l’Écriture, qui ont des yeux et qui ne voient pas, qui ont des oreilles et qui n’entendent pas. — Mon cher Monsieur, dit l’inspecteur, le gouvernement est riche et n’a, Dieu merci, pas besoin de votre argent ; gardez-le donc pour le jour où vous sortirez de prison. L’œil de l’abbé se dilata ; il saisit la main de l’inspecteur. — Mais si je n’en sors pas de prison, dit-il, si, contre toute justice, on me retient dans ce cachot, si j’y meurs sans avoir légué mon secret à personne, ce trésor sera donc perdu ? Ne vaut-il pas mieux que le gouvernement en profite et moi aussi ? J’irai jusqu’à six millions, Monsieur ; oui, j’abandonnerai six millions, et je me contenterai du reste, si l’on veut me rendre la liberté. — Sur ma parole, dit l’inspecteur à demi voix, si l’on ne savait que cet homme est fou, il parle avec un accent si convaincu qu’on croirait qu’il dit la vérité. — Je ne suis pas fou, Monsieur, et je dis bien la vérité, reprit Faria qui, avec cette finesse d’ouïe particulière aux prisonniers, n’avait pas perdu une seule des paroles de l’inspecteur. Ce trésor dont je vous parle existe bien réellement, et j’offre de signer un traité avec vous, en vertu duquel vous me conduirez à l’endroit désigné par moi ; on fouillera la terre sous nos yeux, et si je mens, si l’on ne trouve rien, si je suis un fou, comme vous le dites, eh bien ! vous me ramènerez dans ce même cachot, où je resterai éternellement, et où je mourrai sans plus rien demander ni à vous ni à personne. Le gouverneur se mit à rire. — Est-ce bien loin votre trésor ? demanda-t-il. — À cent lieues d’ici à peu près, dit Faria. — La chose n’est pas mal imaginée, dit le gouverneur ; si tous les prisonniers voulaient s’amuser à promener leurs gardiens pendant cent lieues, et si les gardiens consentaient à faire une pareille promenade, ce serait une excellente chance que les prisonniers se ménageraient de prendre la clef des champs dès qu’ils en trouveraient l’occasion, et pendant un pareil voyage l’occasion se présenterait certainement. — C’est un moyen connu, dit l’inspecteur, et Monsieur n’a pas même le mérite de l’invention. Puis se retournant vers l’abbé. — Je vous ai demandé si vous étiez bien nourri ? dit-il. — Monsieur, répondit Faria, jurez-moi sur le Christ de me délivrer si je vous ai dit vrai, et je vous indiquerai l’endroit où le trésor est enfoui. — Êtes-vous bien nourri ? répéta l’inspecteur. — Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez bien que ce n’est pas pour me ménager une chance pour me sauver, puisque je resterai en prison tandis qu’on fera le voyage. — Vous ne répondez pas à ma question, reprit avec impatience l’inspecteur. — Ni vous à ma demande ! s’écria l’abbé. Soyez donc maudit comme les autres insensés qui n’ont pas voulu me croire ! Vous ne voulez pas de mon or, je le garderai ; vous me refusez la liberté, Dieu me l’enverra. Allez, je n’ai plus rien à dire. Et l’abbé, rejetant sa couverture, ramassa son morceau de plâtre, et alla s’asseoir de nouveau au milieu de son cercle, où il continua ses lignes et ses calculs. — Que fait-il là ? dit l’inspecteur en se retirant. — Il compte ses trésors, reprit le gouverneur. Faria répondit à ce sarcasme par un coup d’œil empreint du plus suprême mépris. Ils sortirent. Le geôlier referma la porte derrière eux. — Il aura en effet possédé quelques trésors, dit l’inspecteur en remontant l’escalier. — Ou il aura rêvé qu’il les possédait, répondit le gouverneur, et le lendemain il se sera réveillé fou. — En effet, dit l’inspecteur avec la naïveté de la corruption ; s’il eût été réellement riche, il ne serait pas en prison. Ainsi finit l’aventure pour l’abbé Faria. Il demeura prisonnier, et, à la suite de cette visite, sa réputation de fou réjouissant s’augmenta encore. Caligula ou Néron, ces grands chercheurs de trésors, ces désireurs de l’impossible, eussent prêté l’oreille aux paroles de ce pauvre homme et lui eussent accordé l’air qu’il désirait, l’espace qu’il estimait à un si haut prix, et la liberté qu’il offrait de payer si cher. Mais les rois de nos jours, maintenus dans la limite du probable, n’ont plus l’audace de la volonté ; ils craignent l’oreille qui écoute les ordres qu’ils donnent, l’œil qui scrute leurs actions ; ils ne sentent plus la supériorité de leur essence divine ; ils sont des hommes couronnés, voilà tout. Jadis ils se croyaient ou du moins se disaient fils de Jupiter, et retenaient quelque chose des façons du dieu leur père : on ne contrôle pas facilement ce qui se passe au delà des nuages ; aujourd’hui les rois se laissent aisément rejoindre. Or, comme il a toujours répugné au gouvernement despotique de montrer au grand jour les effets de la prison et de la torture ; comme il y a peu d’exemples qu’une victime des inquisitions ait pu reparaître avec ses os broyés et ses plaies saignantes, de même la folie, cet ulcère né dans la fange des cachots à la suite des tortures morales, se cache presque toujours avec soin dans le lieu où elle est née, ou, si elle en sort, elle va s’ensevelir dans quelque hôpital sombre, où les médecins ne reconnaissent ni l’homme ni la pensée dans le débris informe que leur transmet le geôlier fatigué. L’abbé Faria, devenu fou en prison, était condamné, par sa folie même, à une prison perpétuelle. Quant à Dantès, l’inspecteur lui tint parole. En remontant chez le gouverneur, il se fit représenter le registre d’écrou. La note concernant le prisonnier était ainsi conçue : Edmond Dantès. { Bonapartiste enragé ; a pris une part active au retour de l’île d’Elbe. À tenir au plus grand secret et sous la plus stricte surveillance. } Cette note était d’une autre écriture et d’une encre différente que le reste du registre, ce qui prouvait qu’elle avait été ajoutée depuis l’incarcération de Dantès. L’accusation était trop positive pour essayer de la combattre. L’inspecteur écrivit donc au-dessous de l’accolade : « Rien à faire. » Cette visite avait, pour ainsi dire, ravivé Dantès, depuis qu’il était entré en prison, il avait oublié de compter les jours ; mais l’inspecteur lui avait donné une nouvelle date et Dantès ne l’avait pas oubliée. Derrière lui, il écrivit sur le mur, avec un morceau de plâtre détaché de son plafond, 30 juillet 1816, et, à partir de ce moment, il fit un cran chaque jour pour que la mesure du temps ne lui échappât plus. Les jours s’écoulèrent, puis les semaines, puis les mois : Dantès attendait toujours, il avait commencé par fixer à sa liberté un terme de quinze jours. En mettant à suivre son affaire la moitié de l’intérêt qu’il avait paru éprouver, l’inspecteur devait avoir assez de quinze jours. Ces quinze jours écoulés, il se dit qu’il était absurde à lui de croire que l’inspecteur se serait occupé de lui avant son retour à Paris ; or, son retour à Paris ne pouvait avoir lieu que lorsque sa tournée serait finie, et sa tournée pouvait durer un mois ou deux ; il se donna donc trois mois au lieu de quinze jours. Les trois mois écoulés, un autre raisonnement vint à son aide, qui fit qu’il s’accorda six mois, mais ces six mois écoulés, en mettant les jours au bout les uns des autres, il se trouvait qu’il avait attendu dix mois et demi. Pendant ces dix mois, rien n’avait été changé au régime de sa prison ; aucune nouvelle consolante ne lui était parvenue ; le geôlier interrogé était muet comme d’habitude. Dantès commença à douter de ses sens, à croire que ce qu’il prenait pour un souvenir de sa mémoire n’était rien autre chose qu’une hallucination de son cerveau, et que cet ange consolateur qui était apparu dans sa prison y était descendu sur l’aile d’un rêve. Au bout d’un an, le gouverneur fut changé, il avait obtenu la direction du fort de Ham ; il emmena avec lui plusieurs de ses subordonnés et entre autres le geôlier de Dantès. Un nouveau gouverneur arriva ; il eût été trop long pour lui d’apprendre les noms de ses prisonniers, il se fit représenter seulement leurs numéros. Cet horrible hôtel garni se composait de cinquante chambres ; leurs habitants furent appelés du numéro de la chambre qu’ils occupaient, et le malheureux jeune homme cessa de s’appeler de son prénom d’Edmond ou de son nom de Dantès, il s’appela le no 34. |
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