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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. PREMIER VOLUME |
V LE REPAS DES FIANÇAILLES. (cont.) |
En effet, pendant cette conversation, Dantès avait, en souriant, serré la main à
tous ses amis, et s’était constitué prisonnier en disant : Soyez tranquilles,
l’erreur va s’expliquer, et probablement que je n’irai même pas jusqu’à la
prison. — Oh ! bien certainement, j’en répondrais, dit Danglars qui, en ce moment, s’approchait, comme nous l’avons dit, du groupe principal. Dantès descendit l’escalier, précédé du commissaire de police et entouré par les soldats. Une voiture, dont la portière était tout ouverte attendait à la porte, il y monta ; deux soldats et le commissaire montèrent après lui ; la portière se referma, et la voiture reprit le chemin de Marseille. — Adieu, Dantès ! adieu, Edmond ! s’écria Mercédès en s’élançant sur la balustrade. Le prisonnier entendit ce dernier cri, sorti comme un sanglot du cœur déchiré de sa fiancée ; il passa la tête par la portière, cria : Au revoir, Mercédès ! et disparut à l’un des angles du fort Saint-Nicolas. — Attendez-moi ici, dit l’armateur, je prends la première voiture que je rencontre, je cours à Marseille, et je vous rapporte des nouvelles. — Allez ! crièrent toutes les voix, allez ! et revenez bien vite ! Il y eut après ce double départ un moment de stupeur terrible parmi tous ceux qui étaient restés. Le vieillard et Mercédès restèrent quelque temps isolés, chacun dans sa propre douleur ; mais enfin leurs yeux se rencontrèrent : ils se reconnurent comme deux victimes frappées du même coup, et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Pendant ce temps Fernand rentra, se versa un verre d’eau qu’il but, et alla s’asseoir sur une chaise. Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que vint tomber Mercédès en sortant des bras du vieillard. Fernand, par un mouvement instinctif, recula sa chaise. — C’est lui, dit à Danglars Caderousse, qui n’avait pas perdu de vue le Catalan. — Je ne crois pas, répondit Danglars, il était trop bête ; en tout cas, que le coup retombe sur celui qui l’a fait. — Tu ne me parles pas de celui qui l’a conseillé, dit Caderousse. — Ah, ma foi ! dit Danglars, si l’on était responsable de tout ce que l’on dit en l’air ! — Oui, lorsque ce que l’on dit en l’air retombe par la pointe. Pendant ce temps, les groupes commentaient l’arrestation de toutes les manières. — Et vous, Danglars, dit une voix, que pensez-vous de cet événement ? — Moi, dit Danglars, je crois qu’il aura rapporté quelques ballots de marchandises prohibées. — Mais si c’était cela, vous devriez le savoir, Danglars, vous qui étiez agent comptable. — Oui, c’est vrai ; mais l’agent comptable ne connaît que les colis qu’on lui déclare : je sais que nous sommes chargés de coton, voilà tout ; que nous avons pris le chargement à Alexandrie, chez M. Pastret, et à Smyrne, chez M. Pascal ; ne m’en demandez pas davantage. — Oh ! je me rappelle maintenant, murmura le pauvre père se rattachant à ce débris, qu’il m’a dit hier qu’il avait pour moi une caisse de café et une caisse de tabac. — Voyez-vous, dit Danglars, c’est cela ; en notre absence, la douane aura fait une visite à bord du Pharaon, et elle aura découvert le pot aux roses. Mercédès ne croyait point à tout cela ; car, comprimée jusqu’à ce moment, sa douleur éclata tout à coup en sanglots. — Allons, allons, espoir ! dit sans trop savoir ce qu’il disait, le père Dantès. — Espoir ! répéta Danglars. — Espoir, essaya de murmurer Fernand, mais ce mot l’étouffait ; ses lèvres s’agitèrent, aucun son ne sortit de sa bouche. — Messieurs, cria un des convives resté en vedette sur la balustrade ; messieurs, une voiture ! Ah, c’est M. Morrel ! courage, courage ! sans doute qu’il nous apporte de bonnes nouvelles. Mercédès et le vieux père coururent au-devant de l’armateur, qu’ils rencontrèrent à la porte. M. Morrel était fort pâle. — Eh bien ! s’écrièrent-ils d’une même voix. — Eh bien, mes amis ! répondit l’armateur en secouant la tête, la chose est plus grave que nous le pensions. — Oh ! Monsieur, s’écria Mercédès, il est innocent ! — Je le crois, répondit M. Morrel, mais on l’accuse. — De quoi donc ? demanda le vieux Dantès. — D’être un agent bonapartiste. Ceux de mes lecteurs qui ont vécu dans l’époque où se passe cette histoire se rappelleront quelle terrible accusation c’était, à cette époque-là, que celle que venait de formuler M. Morrel. Mercédès poussa un cri ; le vieillard se laissa tomber sur une chaise. — Ah ! murmura Caderousse, vous m’avez trompé, Danglars, et la plaisanterie a été faite ; mais je ne veux pas laisser mourir de douleur ce vieillard et cette jeune fille, et je vais tout leur dire. — Tais-toi, malheureux ! s’écria Danglars en saisissant la main de Caderousse, ou je ne réponds pas de toi-même ; qui te dit que Dantès n’est pas véritablement coupable ? le bâtiment a touché à l’île d’Elbe, il y est descendu, il est resté tout un jour à Porto-Ferrajo ; si l’on trouvait sur lui quelque lettre qui le compromette, ceux qui l’auraient soutenu passeraient pour ses complices. Caderousse, avec l’instinct rapide de l’égoïsme, comprit toute la solidité de ce raisonnement ; il regarda Danglars avec des yeux hébétés par la crainte et la douleur, et, pour un pas qu’il avait fait en avant, il en fit deux en arrière. — Attendons, alors, murmura-t-il. — Oui, attendons, dit Danglars ; s’il est innocent, on le mettra en liberté ; s’il est coupable, il est inutile de se compromettre pour un conspirateur. — Alors, partons, je ne puis rester plus longtemps ici. — Oui, viens, dit Danglars enchanté de trouver un compagnon de retraite, viens, et laissons-les se retirer de là comme ils pourront. Ils partirent : Fernand, redevenu l’appui de la jeune fille, prit Mercédès par la main et la ramena aux Catalans. Les amis de Dantès ramenèrent, de leur côté, aux allées de Meillan ce vieillard presque évanoui. Bientôt cette rumeur, que Dantès venait d’être arrêté comme agent bonapartiste, se répandit par toute la ville. — Eussiez-vous cru cela, mon cher Danglars ? dit M. Morrel en rejoignant son agent comptable et Caderousse, car il regagnait lui-même la ville en toute hâte pour avoir quelque nouvelle directe d’Edmond par le substitut du procureur du roi, M. de Villefort, qu’il connaissait un peu ; auriez-vous cru cela ? — Dame, Monsieur ! répondit Danglars, je vous avais dit que Dantès, sans aucun motif, avait relâché à l’île d’Elbe, et cette relâche, vous le savez, m’avait paru suspecte. — Mais aviez-vous fait part de vos soupçons à d’autres qu’à moi ? — Je m’en serais bien gardé, Monsieur, ajouta tout bas Danglars ; vous savez bien qu’à cause de votre oncle, M. Policar Morrel, qui a servi sous l’autre et qui ne cache pas sa pensée, on vous soupçonne de regretter Napoléon ; j’aurais eu peur de faire tort à Edmond et ensuite à vous ; il y a de ces choses qu’il est du devoir d’un subordonné de dire à son armateur et de cacher sévèrement aux autres. — Bien, Danglars ! bien ! dit l’armateur, vous êtes un brave garçon ; aussi j’avais d’avance pensé à vous, dans le cas où ce pauvre Dantès fût devenu le capitaine du Pharaon. — Comment cela, Monsieur ? — Oui, j’avais d’avance demandé à Dantès ce qu’il pensait de vous, et s’il aurait quelque répugnance à vous garder à votre poste ; car, je ne sais pourquoi, j’avais cru remarquer qu’il y avait du froid entre vous. — Et que vous a-t-il répondu ? — Qu’il croyait effectivement avoir eu, dans une circonstance qu’il ne m’a pas dite, quelques torts envers vous, mais que toute personne qui avait la confiance de l’armateur avait la sienne. — L’hypocrite ! murmura Danglars. — Pauvre Dantès ! dit Caderousse, c’est un fait qu’il était excellent garçon. — Oui, mais en attendant, dit M. Morrel, voilà le Pharaon sans capitaine. — Oh ! dit Danglars, il faut espérer, puisque nous ne pouvons repartir que dans trois mois, que d’ici à cette époque Dantès sera mis en liberté. — Sans doute, mais jusque-là ? — Eh bien ! jusque-là me voici, monsieur Morrel, dit Danglars ; vous savez que je connais le maniement d’un navire aussi bien que le premier capitaine au long cours venu ; cela vous offrira même un avantage, de vous servir de moi, car lorsque Edmond sortira de prison, vous n’aurez personne à remercier : il reprendra sa place et moi la mienne, voilà tout. — Merci, Danglars, dit l’armateur ; voilà en effet qui concilie tout. Prenez donc le commandement, je vous y autorise, et surveillez le débarquement : il ne faut jamais, quelque catastrophe qui arrive aux individus, que les affaires souffrent. — Soyez tranquille, Monsieur ; mais pourra-t-on le voir au moins, ce bon Edmond ? — Je vous dirai cela tout à l’heure, Danglars ; je vais tâcher de parler à M. de Villefort et d’intercéder près de lui en faveur du prisonnier. Je sais bien que c’est un royaliste enragé, mais, que diable ! tout royaliste et procureur du roi qu’il est, il est un homme aussi, et je ne le crois pas méchant. — Non, dit Danglars, mais j’ai entendu dire qu’il était ambitieux, et cela se ressemble beaucoup. — Enfin, dit M. Morrel avec un soupir, nous verrons ; allez à bord, je vous y rejoins. Et il quitta les deux amis pour prendre le chemin du palais de justice. — Tu vois, dit Danglars à Caderousse, la tournure que prend l’affaire. As-tu encore envie d’aller soutenir Dantès maintenant ? — Non, sans doute ; mais c’est cependant une terrible chose qu’une plaisanterie qui a de pareilles suites. — Dame ! qui l’a faite ? ce n’est ni toi, ni moi, n’est-ce pas ? c’est Fernand. Tu sais bien que quant à moi j’ai jeté le papier dans un coin : je croyais même l’avoir déchiré. — Non, non, dit Caderousse. Oh ! quant à cela, j’en suis sûr ; je le vois au coin de la tonnelle, tout froissé, tout roulé, et je voudrais même bien qu’il fût encore où je le vois ! — Que veux-tu ? Fernand l’aura ramassé, Fernand l’aura copié ou fait copier, Fernand n’aura peut-être même pas pris cette peine ; et, j’y pense… mon Dieu ! il aura peut-être envoyé ma propre lettre ! Heureusement que j’avais déguisé mon écriture. — Mais tu savais donc que Dantès conspirait ? — Moi, je ne savais rien au monde. Comme je l’ai dit j’ai cru faire une plaisanterie, pas autre chose. Il paraît que, comme Arlequin, j’ai dit la vérité en riant. — C’est égal, reprit Caderousse, je donnerais bien des choses pour que toute cette affaire ne fût pas arrivée, ou du moins pour n’être mêlé en rien à toute cette affaire. Tu verras qu’elle nous portera malheur, Danglars ! — Si elle doit porter malheur à quelqu’un, c’est au vrai coupable, et le vrai coupable c’est Fernand et non pas nous. Quel malheur veux-tu qu’il nous arrive à nous ? Nous n’avons qu’à nous tenir tranquilles, sans souffler le mot de tout cela, et l’orage passera sans que le tonnerre tombe. — Amen ! dit Caderousse en faisant un signe d’adieu à Danglars et en se dirigeant vers les allées de Meillan, tout en secouant la tête et en se parlant à lui-même comme ont l’habitude de faire les gens fort préoccupés. — Bon ! dit Danglars, les choses prennent la tournure que j’avais prévue : me voilà capitaine par intérim, et si cet imbécile de Caderousse peut se taire, capitaine tout de bon. Il n’y a donc que le cas où la justice relâcherait Dantès ? Oh ! mais, ajouta-t-il avec un sourire, la justice est la justice, et je m’en rapporte à elle. Et sur ce, il sauta dans une barque en donnant l’ordre au batelier de le conduire à bord du Pharaon, où l’armateur, on se le rappelle, lui avait donné rendez-vous. |
Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo |