008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

DEUXIÈME PARTIE

XV

Nous partîmes pour Nairobi avant même le lever de la lune. Ainsi l’avait exigé Patricia. La passion voisine de l’hystérie qu’elle avait montrée auparavant pour s’accrocher au Parc royal, elle venait de la mettre en œuvre, mais avec une violence silencieuse et comme hantée, pour abandonner au plus vite ces mêmes lieux. La pensée d’y subir une seule nuit encore avait agité la petite fille de convulsions qui pouvaient mettre en péril la santé de son corps et de son esprit. Il avait fallu céder. Nous devions dormir dans un hôtel de Nairobi et je devais ensuite conduire Patricia à la pension qui l’avait déjà reçue.

Patricia n’avait permis à personne de s’occuper des préparatifs de son voyage. Elle avait choisi elle-même pour la route une robe de lainage léger, un manteau de tweed, un chapeau de feutre rond. Elle avait trié elle-même et plié les vêtements qu’elle emportait. Il n’y en avait pas un – salopettes, souliers de brousse – qui rappelât ses courses dans la Réserve.

Maintenant, une petite valise et la serviette qui contenait des cahiers et des livres de classe étaient posées entre nous sur la banquette arrière de la voiture. Bogo la mit en marche. Deux rangers armés se tenaient près de lui.

Ils avaient pour mission de nous accompagner jusqu’à la sortie du Parc. On pouvait faire des rencontres dangereuses. Aucun visiteur n’avait eu liberté jusque-là de surprendre les animaux dans leurs heures nocturnes.

La hutte qui m’avait abrité disparut. Ensuite le village nègre. Nous prîmes la grande piste médiane. Patricia, enfoncée et tassée dans son coin, n’était, sous le chapeau rond, qu’une petite ombre vague. Elle tenait la tête tournée vers l’intérieur obscur de la voiture. Elle ne faisait pas un mouvement. On eût dit qu’elle ne respirait pas.

Son silence, surtout, m’effrayait. Il fallait l’obliger à sortir de cette solitude terrible. Je posai la première question qui me vint à l’esprit.

« Pourquoi avez-vous refusé que votre mère, au moins, vous accompagne ? »

Patricia ne remua pas et dit entre ses dents serrées : « Elle a beau pleurer pour moi, elle est contente. » Et c’était vrai. À travers les larmes de Sybil et malgré la douleur qu’elle avait éprouvée à voir tant souffrir Patricia, je l’avais sentie heureuse. Enfin, était exaucé le désir le plus profond qu’elle nourrissait pour le bien de sa fille et dont elle avait désespéré qu’il pût s’accomplir.

« Mon père lui reste, elle se plaira à le consoler », dit encore Patricia d’une voix qui faisait mal.

Et c’était vrai encore. Le tourment de Bullit offrait à Sybil une tâche merveilleuse. Elle s’y était déjà appliquée sous nos yeux avec un visage rajeuni. Et Bullit gardait son amour, son métier, son whisky.

À Patricia, il ne restait plus rien. Par sa faute ? En quoi ? Elle avait eu un lion. Elle avait eu un morane. Elle avait voulu seulement leur faire jouer un jeu que son père bien-aimé lui avait conté tant de fois.

Les phares de la voiture faisaient jaillir de l’ombre le grain de la piste et des arbres et les sous-bois. Tout à coup, une sorte de rocher en marche barra la route. Bogo arrêta la voiture d’un seul coup de frein. Les rangers lui crièrent quelque chose. Il éteignit les phares. L’énorme éléphant, masse plus noire que la nuit, demeura tourné vers nous. Sa trompe se balançait lentement, confusément.

« C’est un solitaire, sans doute ? » demandai-je à Patricia.

Elle ne répondit pas. Elle ne regarda même pas la forme colossale. Elle reniait, rejetait le Parc royal et son peuple.

L’éléphant s’ébranla, passa près de nous, s’enfonça dans un taillis d’épineux. On entendait craquer la brousse.

Bogo relança la voiture. Patricia était immobile, la tête inclinée sous son chapeau rond. Soudain, elle saisit la poignée de la portière, l’entrouvrit, fut sur le point de sauter dehors. Elle avait eu beau se verrouiller en elle-même d’un effort désespéré, elle avait su que nous étions arrivés à l’endroit où, de la grande piste, partait le sentier qui menait vers l’arbre aux longues branches.

Je ne fis rien pour la retenir. J’étais obsédé par ce qui l’attendait à Nairobi : le dortoir, le réfectoire, la prison de bonne société. Mais Patricia rabattit elle-même la portière et se rencogna plus profondément encore. Seulement, elle tremblait.

J’étendis un bras par-dessus sa petite valise, cherchai sa main. Elle l’enfonça dans la poche de son manteau.


La lune était haut dans le ciel quand nous atteignîmes, au centre du Parc royal, une immense plage circulaire, brillante et lisse, qui avait été autrefois recouverte par les eaux d’un lac. La clarté nocturne faisait courir à sa surface un scintillement d’ondes argentées. Et dans ce mirage lunaire, qui s’étendait jusqu’à la muraille du Kilimandjaro, on voyait jouer les troupeaux sauvages attirés par la liberté de l’espace, la fraîcheur de l’air et l’éclat du ciel. Les bêtes les plus lourdes et les plus puissantes, gnous, girafes et buffles, se déplaçaient calmement le long du cirque enchanté. Mais les zèbres, les gazelles de Grant, les impalas, les bushbucks se mêlaient au milieu du lac desséché dans une ronde sans fin, ni pesanteur, ni matière. Ces silhouettes désincarnées et inscrites sur l’argent de la nuit ainsi qu’à l’encre de Chine, glissaient à la surface d’un liquide astral, filaient, s’élançaient, se cabraient, s’élevaient, s’envolaient avec une légèreté, une vitesse, une aisance et une grâce que leurs mouvements, même les plus nobles et les plus charmants, ne connaissaient pas dans les heures du jour. C’était, imprégnée, menée par le clair de lune, une danse folle et sacrée.

Patricia tremblait de plus en plus fort, de plus en plus vite. Et ce fut elle qui saisit ma main et la serra comme si elle se noyait.

« Il est seul, gémit-elle. Tout seul. Pour toujours. »

Le premier sanglot fut si difficile qu’il ressembla à un râle. D’autres suivirent plus aisément le chemin frayé.

Patricia se mit à pleurer comme l’eût fait n’importe quelle petite fille, comme n’importe quel enfant des hommes.

Et les bêtes dansaient.

Fin




[1] Cet amalgame d’arabe et d’idiomes indigènes, imposé autrefois par les trafiquants d’esclaves, sert aujourd’hui de langue commune à toutes les tribus de l’Afrique Orientale.

[2] Bull, en anglais : taureau.
 
Joseph Kessel
Le lion