![]() |
008 Livre Joseph Kessel Le lion DEUXIÈME PARTIE |
XIII Je n’arrivai pas à temps pour admirer l’effet que Patricia avait médité de produire. Mais il me fut donné, en quelque sorte, de l’entendre. Car au moment où je me trouvai à mi-pente de la colline, le tumulte qui résonnait dans la manyatta cessa d’un seul coup. Je pus mesurer à ce silence l’étonnement par lequel les Masaï honoraient la petite fille blanche qui commandait à un lion. Cet hommage fut très bref, d’ailleurs. Quand j’atteignis la chicane d’épineux par où l’on accédait à la manyatta, les bruits de la fête retentirent de nouveau et avec une force accrue. Et quand je pénétrai à l’intérieur, la fête masaï jaillit, éclata dans toutes ses sonorités, ses couleurs et son mouvement barbares. Quel décor… Quels personnages… Basse et voûtée, couverte d’un seul tenant par une croûte qui était soulevée à intervalles réguliers par les arches de branchages sur lesquels j’avais vu, quelques jours plus tôt, couler une bouse liquide, la manyatta ressemblait à une longue chenille brune et annelée qui refermait sur elle ses anneaux. Dans l’espace que cette chenille enserrait ainsi, le clan était assemblé. Tous, excepté une douzaine de jeunes hommes à qui le milieu de la plate-forme était réservé, se tenaient sur le pourtour, contre la paroi craquelée de la manyatta. Les femmes et les filles portaient leurs atours les plus beaux : robes de cotonnades aux teintes crues ; cercles de métal blanc entassés sur la peau noire des cous, des bras et des chevilles ; bijoux de lave ou de cuivre arrachés aux lits secs des rivières et aux petits volcans éteints qui bosselaient la brousse. Les plus vieilles remuaient avec dignité les lobes de leurs oreilles devenues ficelles de peau racornie qui, détachées du cartilage et appesanties par des rouleaux d’étoffe, des morceaux de bois et de fer, traînaient sur leurs épaules. Les hommes n’avaient que leur lance pour parure. Tous, excepté les jeunes hommes qui, l’un derrière l’autre, tournaient au centre du terre-plein. Chacun de ceux-là portait ; outre la lance, un long coutelas taillé comme un glaive et un épais bouclier en cuir de vache teint d’une couleur violente et couvert de signes étranges. Et chacun d’eux avait quelque ornement : plumes d’autruche fixées au front, boucles d’oreilles en ivoire, colliers de verroterie. Mais seuls les trois moranes, qui allaient devant, portaient chevelure. Car les autres qui approchaient seulement l’âge privilégié ou venaient d’en sortir avaient la tête rase comme le reste de la tribu. Et seuls, les moranes étaient parés des trophées suprêmes, des dépouilles de lion : crocs, griffes, morceaux de peau fauve. Et c’était Oriounga, le plus grand, le plus beau, qui menait la file mouvante, c’était Oriounga qui portait, accrochée à son casque de nattes et d’argile rouges, la crinière royale. Toutes les armes, tous les ornements frémissaient, tressaillaient, ondoyaient, cliquetaient au rythme des mouvements qui agitaient les jeunes corps vigoureux et sombres et dont le morceau d’étoffe jeté sur leur épaule ne cachait rien. L’un derrière l’autre, ils tournaient, tournaient, toujours plus vite et toujours plus contorsionnés. Ce n’était pas une marche et ce n’était pas une danse. C’était une ronde faite de tressautements, de soubresauts, d’élans saccadés et aussitôt rompus. Rien ne réglait, ne liait ces pas. Chacun était son maître. Ou plutôt, chacun était maître d’abandonner son corps à la transe qui le désarticulait. Il n’y avait pas une attache, une jointure, une ligature, une phalange qui ne semblât animée de sa vie propre et ne fût secouée de sa propre convulsion. Et ce n’était ni un langage ni un chant qui s’arrachait des poitrines et des gorges en sons épais et d’une raucité animale pour scander les vibrations des membres désunis. C’était une sorte de cri qui ne cessait pas. Heurté, brisé, étouffé, enivré. Chacun le poussait à sa façon, au gré du désir et de l’instant – et chez l’un dominait la joie et chez l’autre la souffrance, et chez l’un la plainte et chez l’autre le triomphe. Et pourtant, dans ces mouvements sans frein, ni ordre ni forme, et dans ces voix sans cadence ni accord, il y avait une indéfinissable unité, une harmonie barbare qui ne relevait d’aucune loi, mais prenait aux entrailles. Elle appartenait à un domaine qui échappait au pouvoir des gestes et des rythmes concertés. Elle venait de la profonde fièvre du sang, du défi au destin, du délire de bataille et d’amour, de l’extase tribale. Les hommes et les femmes sur le pourtour de la manyatta en subissaient également la puissance. Ils criaient et battaient des mains, orchestre, chœur et public à la fois. Et bien qu’immobiles, on les sentait engagés, emportés dans le piétinement convulsif des jeunes guerriers du clan et livrés par leur intermédiaire aux mêmes démons. Les noirs visages de ces jeunes hommes dont les traits rigides ressemblaient à ceux que l’on voit sur les bas-reliefs de l’antique Égypte étaient des masques d’une funeste beauté. Et le plus beau, le plus mystérieux, le plus effrayant était, sous la masse des cheveux cuivrés et la crinière de lion, le morane Oriounga. Quand je parvins à détacher mon regard de ces figures et de ces corps, qui avaient pour fond le mur bas de la manyatta et pour arrière-plan toute la brousse inondée de soleil, je vis Bullit et Sybil assis sur un carré d’étoffe pareil à celui qui servait de vêtement aux Masaï. Patricia se tenait entre eux, à genoux pour mieux voir. Je me glissai derrière leur groupe. « Que disent-ils ? demandai-je à la petite fille. — Ils racontent la chasse d’Ol’Kalou quand il était jeune, chuchota Patricia, sans bouger. Les crocs, les griffes, la crinière étaient au lion qu’il a tué. — Où en sont-ils ? demandai-je encore. — Ils ont entouré le lion, dit Patricia avec impatience. Laissez-moi écouter. » Sybil, alors, approcha lentement sa tête de la mienne et murmura en regardant le profil tendu de la petite fille : « Eh bien ? Elle accepte de partir ? — Je n’ai rien pu faire », dis-je tout bas. Sybil ne changea pas d’expression. Seulement, d’un geste machinal, elle tira d’une poche ses lunettes noires et les mit. Il est vrai que le soleil frappait de toute sa force le terre-plein de la manyatta. Les yeux de Sybil, maintenant dissimulés, se fixèrent sur Patricia. La petite fille ne faisait aucune attention à nous. Elle appartenait complètement à ce qui l’entourait et qui prenait chaque instant davantage un caractère de furie, de possession. Le piétinement qui faisait retentir la plateforme était de plus en plus rapide et la ligne de marche de plus en plus brisée. Les secousses des membres, les torsions des reins, les déhanchements brutaux, les chocs des chevilles et des genoux, les convulsions des épaules et des ventres augmentaient toujours d’intensité, de rapidité, d’amplitude. Mais c’étaient les cous longs, noirs, robustes et flexibles à l’extrême qui, dans cette dislocation des corps, semblaient le ressort essentiel. Tantôt rentrés et comme effacés, tantôt jaillissants et dressés en minces colonnes ou rejetés, retournés, agités de mouvements reptiliens, désarticulés, invertébrés, ils menaient leur propre jeu, leur propre danse. Et à leur surface, les cris faisaient saillir veines et tendons ainsi que des nœuds de lianes. Les hommes et les femmes rangés le long du mur de la manyatta reprenaient, multipliaient ces clameurs et, s’ils ne bougeaient pas de place, leurs cous commençaient à s’animer d’un rapide et sinueux balancement. Les guerriers, soudain, bondirent tous ensemble, javelots et glaives tendus, boucliers brandis. Le métal des armes résonna contre le cuir épais. Je me penchai sur Bullit assis devant moi et lui demandai : « C’est bien la fin de la chasse qu’ils jouent ? La fin du lion ? — Oui », dit Bullit sans se retourner. Je m’aperçus alors qu’autour de sa nuque pesante les muscles tressaillaient. Je sentis que les miens étaient soumis à d’étranges tiraillements. Même sur nous agissait la frénésie masaï. Mon regard alla vers Patricia. Elle se tenait droite et raide sur ses genoux réunis. Son visage était calme et lisse, mais ses lèvres remuaient très vite. Elle répétait en silence les syllabes hurlées par les guerriers et reprises en chœur par le reste du clan. Seule, les yeux masqués par les verres sombres, Sybil échappait à la dure magie de cette fureur. Des crispations, sans doute, creusaient les joues de la jeune femme et la commissure de ses lèvres. Mais je les reconnaissais. Elles étaient les signes d’un mal chronique, du mal que les dernières journées, pourtant, semblaient avoir guéri. Je pensai à tout ce qu’elle m’avait dit sur la véranda et à cette intelligence lucide qui l’inspirait alors. Je songeai un instant à lui rappeler ses paroles afin qu’elle retrouvât la maîtrise de ses nerfs. Mais comment l’aurais-je pu et comment aurait-elle pu entendre ? La ronde précipitait encore sa cadence disloquée : il n’y avait plus une intonation humaine dans les halètements, les grondements qui soulevaient les poitrines en sueur. Lances, glaives martelaient les boucliers. Les cous ressemblaient à de noires couleuvres saisies de spasmes furieux. Soudain, deux, trois, dix petites filles quittèrent d’un même élan les places où elles s’étaient tenues jusque-là pour se former en file. Et cette file doubla celle des guerriers en transe et se mit à épouser, de la nuque aux orteils, tous les mouvements de cette transe. Les frêles attaches, les hanches étroites, les épaules sans chair étaient livrées aux tressaillements, saccades et sursauts, à toute la ronde épuisante et sauvage qui désarticulait les jeunes hommes. Seulement, il y avait un peu d’écume aux bouches hurlantes des petites filles et leurs yeux étaient révulsés. Des ongles entrèrent dans ma paume : ceux de Sybil. Elle s’était redressée et disait : « J’ai cru que je pourrais… Mais non… C’est trop ignoble… Ces petites… déjà… les femmes de ces fous furieux… » Sybil ajouta presque dans un cri : « Demandez, demandez à John ! — C’est vrai, dit Bullit sans se retourner. Mais ne sont véritablement mariés que ceux-là qui sont sortis de l’état de morane. Les autres n’ont que les concubines. » La voix de Patricia s’éleva tout à coup, brève, rauque, méconnaissable : « Je vous en supplie, ne parlez plus, dit-elle. C’est le grand moment. Les moranes sont rentrés à la manyatta avec les dépouilles du lion. » Les deux files parallèles se déployaient, se repliaient. « Regardez la petite, chuchota Sybil. C’est horrible. » Patricia était à genoux, mais ses flancs, ses épaules et son cou – son cou surtout si tendre et si pur – commençaient à frémir, vibrer, se disloquer. « John ! John ! » appela Sybil. Bullit ne répondit pas car, à cet instant, Oriounga, entraînant tous les autres à sa suite, vint se placer devant lui, et brandit son javelot en criant. Je me tournai malgré moi vers les rangers. Ils étaient appuyés à leur fusil et riaient. Bullit interrogea des yeux Waïnana, debout à ses côtés. Le nouveau chef du clan répéta en swahili les paroles du morane. Il parlait avec lenteur et application. Sybil comprit ce qu’il disait. « John ! s’écria-t-elle. Il demande Patricia pour femme. » Bullit se releva sans hâte. Il enveloppa d’un bras les épaules de Sybil et lui dit très doucement : « Ne vous effrayez pas, chérie. Ce n’est pas une insulte. Au contraire, c’est un honneur. Oriounga est leur plus beau morane. — Et qu’est-ce que vous allez répondre ? demanda Sybil dont les lèvres blanchies remuaient difficilement. — Qu’il n’est pas encore un homme et que nous verrons plus tard. Et comme ils quittent le Parc à la fin de cette semaine… » Il se tourna vers Waïnana, lui parla en swahili et Waïnana transmit le message à Oriounga. Sybil grelottait, maintenant, malgré la chaleur accablante. Elle dit à Patricia d’une voix inégale et proche de l’hystérie : « Lève-toi, voyons. Ne reste pas à genoux devant un sauvage. » Patricia obéit. Ses traits étaient paisibles mais ses yeux aux aguets. Elle attendait encore quelque chose. Oriounga fixa sur elle un regard insensé, arracha de son front la crinière léonine, l’éleva très haut sur la pointe de sa lance et jeta vers le ciel une sorte d’invocation frénétique. Puis son cou s’affaissa, resurgit, ondula, vertèbre par vertèbre et, les membres désossés, le bassin comme rompu, les jointures disloquées, il reprit sa ronde. Les autres guerriers le suivirent, brisant leur corps à la même cadence. Contre leurs flancs, les petites filles aux lèvres écumantes et aux yeux perdus menaient la même danse, la même convulsion. Patricia eut un mouvement vers leur file. Les deux mains de Sybil s’agrippèrent à elle. « Allons-nous-en, John, tout de suite ! cria la jeune femme. Je vais être malade. — Très bien, chérie, dit Bullit. Mais je dois rester encore un peu. Sans quoi je leur ferais outrage. Il faut les comprendre. Ils ont leur dignité. » Cette fois, il n’y avait aucune ironie, aucun sous-entendu dans le mot. Bullit me demanda : « Raccompagnez Sybil et la petite, je vous prie. Un ranger vous conduira et me ramènera la Rover. » Nous étions loin de la manyatta mais nous entendions encore son tumulte. Dans la voiture, le silence n’en était que plus accentué. Pour le rompre, je demandai à Patricia : « La fête va durer longtemps ? — Toute la journée et toute la nuit », dit Patricia. Sybil, qui tenait la petite fille sur ses genoux, aspira l’air comme au sortir d’un évanouissement. Elle se pencha sur les cheveux coupés en boule et demanda à Patricia : « Qu’est-ce qu’il a crié, le morane, pour finir ? — Je n’ai pas compris, et cela n’a sûrement aucune importance, maman chérie », dit Patricia avec gentillesse. Elle mentait, j’en étais certain et je croyais savoir pourquoi. |
Joseph Kessel Le lion |