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008 Livre Joseph Kessel Le lion DEUXIÈME PARTIE |
XI Le même jour, vers le milieu de l’après-midi, Sybil arriva dans ma hutte, à l’improviste. Elle m’avait bien dit qu’elle viendrait chez moi pour un entretien où nous serions seuls. Mais j’avais pensé qu’elle me ferait prévenir à l’avance de sa visite. Ce manquement aux conventions me surprit moins toutefois que le comportement de la jeune femme. Elle était simple, calme et gaie et ne portait pas ses affreuses lunettes noires. Je m’excusai de ne pas avoir de thé à lui offrir sur le champ. Je n’en prenais que le matin et tiré d’une bouteille Thermos. « Mais je vais appeler un boy ou Bogo », dis-je à Sybil. Elle m’interrompit avec bonne humeur. « Vous préférez le whisky, n’est-ce pas, à cette heure ? Eh bien, à la vérité, moi, c’est le gin avec un peu de lime. » J’étais encore riche en alcools et en ingrédients qui les accompagnent. Je les posai sur la table de la véranda et remplis les verres. « Quand je pense, dit Sybil, à la corvée que je vous ai infligée pour votre premier soir ici, par seul besoin de montrer notre argenterie et notre vaisselle. » Elle eut un sourire un peu ironique et un peu triste et dit encore : « Par moments, on se raccroche à n’importe quoi. » Je n’osais plus regarder Sybil en face. Je craignais de lui montrer combien j’avais de peine à croire à tant de naturel de sa part et de lucidité. Elle but une gorgée de son breuvage et reprit à mi-voix : « C’est vraiment bon… Trop bon… Trop facile… Il n’y a qu’à voir certaines femmes de colons ou même de Nairobi. Et j’ai les nerfs déjà assez malades. » Elle fixa un instant sur les miens ses yeux devenus très beaux et dit avec une simplicité et une émotion singulières : « Vous nous avez fait à tous un bien immense. Regardez John, regardez la petite… Voyez comme je suis moi-même. » La franchise de Sybil était contagieuse. « Croyez-vous vraiment que mon mérite personnel soit en cause ? lui demandai-je. Vous aviez besoin tout simplement de parler à quelqu’un qui ne fût pas engagé dans vos problèmes de famille. — C’est juste, dit Sybil. Nous ne pouvons plus parler entre nous des choses qui importent. » Elle inclina la tête. Elle abaissa presque complètement ses paupières. Mais elle n’hésita pas à s’ouvrir davantage encore. Il semblait qu’elle voulût profiter d’une dernière chance. Elle dit : « Ce n’est pas par manque d’amour. Au contraire. C’est par excès. » Pour me regarder en face, la jeune femme releva son visage. Il exprimait en cet instant une résolution et un courage désespérés. La résolution, à tout prix, de voir clair en soi et autour de soi et le courage de dire ce qui a été vu. « Vous comprenez, reprit Sybil, nous nous aimons assez pour sentir à l’extrême le mal que chacun de nous fait aux autres et nous ne pouvons pas le supporter. Alors, chacun veut, chacun doit rejeter la faute sur les autres. » Les traits de Sybil s’étaient creusés, crispés, mais son calme et sa fermeté demeuraient les mêmes. Elle continua d’une voix égale. « Moi, je me dis que John est une brute insensible à tout sauf à ses bêtes et qu’il se moque bien de l’avenir et du bonheur de Patricia… Et John se dit (Sybil eut un sourire très doux et très beau) – oh ! bien rarement et bien timidement, j’en suis sûre – mais tout de même, il se dit que je suis une névrosée des villes, que je ne comprends rien à la grandeur de la brousse et que, par snobisme et hystérie, je veux faire le malheur de Patricia. Et la petite se persuade que je préfère la voir mourir à Nairobi plutôt qu’heureuse ici, avec son lion. Et si son père essaie de lui faire entendre un mot de raison, elle est sûre que c’est uniquement pour prendre mon parti et nous déteste ensemble. Et quand John, le malheureux, veut ménager sa fille, je les accuse de se liguer contre moi. » Sybil croisa ses mains osseuses sur la table et les serra si fort l’une contre l’autre que les phalanges craquèrent. Son regard était toujours posé sur le mien, mais il n’attendait pas de réponse. « Si nous pouvions au moins entretenir indéfiniment cette colère injuste, l’existence serait plus facile, peut-être, dit Sybil. On aurait pour soi le sentiment du droit, de la vertu offensée. Mais nous nous aimons trop pour ne pas sentir très vite la bêtise, la laideur de ces crises. Alors on verse dans la pitié. Ils ont pitié de moi, j’ai pitié d’eux. Moi, je le vois à chaque occasion. Eux, moins sans doute. Qu’importe ! Ni eux ni moi ne voulons de pitié. » Cette fois, la lèvre inférieure de la jeune femme avait tremblé, et sa voix était montée d’un ton. Je ne disais rien parce que je ne pouvais rien dire. « Le pire, voyez-vous, poursuivit Sybil, c’est le moment où l’on n’est plus porté par la colère ou déchiré par la pitié. C’est quand on est tranquille ou lucide. Parce que là, on voit qu’il n’y a rien à faire. » Il m’était trop difficile de supporter une telle cruauté à l’égard de soi-même sans intervenir. « Vous ne pouvez pas, dis-je être certaine de cela. » Sybil secoua la tête. « Il n’y a rien à faire, dit-elle. Non, il n’y a rien à faire quand les gens s’aiment trop pour pouvoir vivre l’un sans l’autre, mais qu’ils ne sont pas faits de manière à pouvoir mener la même vie, et que ce n’est la faute de personne. Eux, ils ne le savent pas encore. Patricia, grâce à Dieu, est trop petite. John, par bonheur, est trop simple. Le moindre répit, comme celui que nous avons, et ils croient de nouveau tout possible. Mais moi, je sais. » Sybil se tut. Et, contemplant son profil émacié et déjà flétri, j’éprouvais un sentiment mêlé de chagrin, de tendresse et de faute. « Voilà cette femme, pensais-je, dont j’ai cru si vite qu’elle était vaine, stupide et butée parce qu’elle gardait une admiration naïve pour une amie de collège qui s’habillait avec recherche et qu’elle a pris un grand plaisir à me donner un thé de cérémonie. Elle m’inspirait au mieux une pitié méprisante. Alors que son tourment vient de l’intelligence la plus aiguë et de la sensibilité la plus fine. » Le regard tourné vers le Kilimandjaro, Sybil, soudain, s’écria : « Ils pensent que je suis aveugle à la beauté, à la majesté, à la sauvagerie, à la poésie de ce Parc. Et que pour cela je ne peux pas les comprendre. » La voix de la jeune femme se brisa. Elle éleva les mains à la hauteur de ses tempes. « Mon Dieu ! Si seulement cela pouvait être vrai, dit-elle, est-ce qu’alors je souffrirais autant ? » Elle se retourna vers moi d’un mouvement brusque et se mit à parler avec une passion subite : « J’ai un souvenir… Il faut que je vous le raconte… Un souvenir du temps où je ne connaissais pas encore les terreurs contre quoi je ne puis rien. J’accompagnais toujours John… Et j’aimais cela… Un jour, nous étions de ce côté (Sybil pointait un doigt vers l’horizon à l’est de la grande montagne), sur une piste qui traversait une savane et s’arrêtait à une forêt profonde d’un vert très foncé, presque noir. Derrière, on voyait très bien le Kilimandjaro. C’est là, juste à la limite de la brousse et de la forêt, que nous les avons aperçus : l’éléphant et le rhinocéros. Ils se tenaient face à face, l’un contre l’autre, corne contre trompe. Ils s’étaient rencontrés au sortir des arbres sur le même sentier, et aucun ne voulait céder le passage. John m’a dit que c’était toujours ainsi. Vous comprenez : les deux monstres les plus puissants de la nature… L’orgueil… Ils se sont battus à mort sous nos yeux. Le fond du combat était ce mur de verdure sombre et, plus loin, la montagne. L’éléphant a eu le dessus – comme toujours, dit John. Il a fini par renverser le rhino d’un coup d’épaule – quel coup et quelle épaule ! – et par le piétiner. Mais les entrailles lui sortaient du ventre. John a dû le faire abattre peu après… Eh bien, j’aurais voulu que ce combat dure sans fin. C’était toute la force et la férocité du monde. Le commencement et la fin des temps. Et moi, je n’étais plus une femme quelconque, chétive, craintive. J’étais tout cela… » Le manque de souffle empêcha Sybil de continuer. Au bout d’un instant, elle dit : « Voulez-vous me donner un autre gin, je vous prie. » Elle but d’un trait et reprit : « Si je n’avais pas senti cela moi-même et au plus profond, est-ce que j’aurais pu comprendre ce que la brousse et ses bêtes sont pour un homme comme John ? Et alors, croyez-vous que je ne l’aurais pas décidé, obligé à vivre à Nairobi ? Car il l’aurait fait pour moi, le pauvre cher John. » Le sourire et les yeux de la jeune femme exprimaient en cet instant un amour sans mesure. « John et moi, nous nous arrangerons toujours, poursuivit rapidement Sybil. Ce n’est pas de nous que je suis venue vous parler. » Elle fit une pause très brève, comme pour reprendre ses forces, et dit avec violence : « Mais il faut enlever d’ici Patricia. Il le faut, croyez-moi. Vous le voyez : je ne suis pas encore folle. Je sais ce que je dis. J’ai réfléchi clairement pendant ce répit. Pension ou maison privée, Nairobi ou Europe, il faut que l’enfant s’en aille et s’en aille vite. Il sera trop tard, bientôt. Et je ne pense pas à son éducation, à ses manières. Je peux encore m’en charger. Mais je pense à sa sécurité, à sa vie. J’ai peur. — King ? Les bêtes ? demandai-je. — Est-ce que je le sais ! dit Sybil. C’est tout ensemble. C’est la tension, la passion de l’enfant. C’est le climat, la nature, l’entourage. Cela ne peut pas durer. Cela doit finir mal. » Je pensai à Oriounga. Sybil ignorait son existence, mais elle sentit que je partageais sa crainte. Elle me dit avec autorité : « Vous avez toute la confiance de la petite. Faites l’impossible pour la convaincre. » Sybil se leva et dit encore : « Je compte sur vous. » Elle descendit lentement le perron pour retourner vers la solitude et l’amour qui se refermaient sur elle, son mari et sa fille, comme les mâchoires d’un piège. Le soir venait quand Patricia gravit en courant les marches de ma hutte. Les joues lisses de la petite fille étaient toutes brunes de soleil et toutes roses de plaisir. King lui avait montré une tendresse plus vive encore que de coutume. C’était, Patricia en avait la certitude, pour lui faire pardonner la grossièreté, la méchanceté des lionnes. Je laissais bavarder Patricia tout son gré. Mais, comme elle prenait congé de moi, je lui dis : « Il faudra bientôt que je parte, vous le savez ? » Elle eut soudain des yeux très tristes et répondit à voix basse : « Je le sais bien… C’est la vie. — Vous ne voudriez pas venir avec moi en France ? demandai-je. — Combien de jours ? dit Patricia. — Assez longtemps, dis-je, pour aller dans les grands magasins, les beaux théâtres, pour avoir des amies de votre âge. » La figure de la petite fille, si confiante et si tendre un instant plus tôt, s’était refermée, durcie, ensauvagée. « Vous parlez comme maman, cria-t-elle. Etes-vous son ami ou le mien ? » Je me rappelai les propos de Sybil sur l’usage instinctif de l’injustice pour étouffer la souffrance. Je dis à Patricia : « Je n’ai pas à choisir. J’ai toujours été de votre côté… » Mais la petite fille continuait à me considérer avec colère. « Vous pensez, vous aussi, qu’il vaut mieux pour moi que je parte ! » Je ne répondis pas. Les lèvres de Patricia étaient blanches et minces. « Je ne quitterai jamais ce Parc, cria-t-elle. Jamais ! Si on veut m’y forcer, je me cacherai dans le village nègre ou chez les Masaï ou enfin j’irai chez King et je m’entendrai avec ses femmes et je soignerai ses enfants. » J’eus beaucoup de mal à faire ma paix avec Patricia. Quand j’y fus parvenu, elle retrouva toute sa gentillesse pour me dire : « Vous n’êtes pas méchant, au fond, et je sais bien pourquoi vous voulez m’emmener. Vous avez peur pour moi. » Elle haussa ses épaules légères et s’écria : « Mais de quoi, mon Dieu ! » |
Joseph Kessel Le lion |