008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

DEUXIÈME PARTIE

X

L’après-midi approchait de sa fin.

« Courage, nous arrivons », dit Patricia gaiement.

En effet, j’apercevais le seul massif d’épineux que j’étais capable de reconnaître dans la Réserve et qui abritai) les rares et légères constructions aménagées pour la vie des hommes. Il était temps. Mes muscles et mes nerfs n’en pouvaient plus. La marche qui nous avait ramenés de la lisière où King gîtait avec sa tribu avait duré près de quatre heures. Cette route interminable à travers ronces et fourrés, dans la chaleur et la poussière, Patricia l’avait faite sans effort. Tantôt elle allait devant moi en chantonnant, tantôt, comme pour me ranimer, elle me donnait la main. Son amitié pour moi avait pris plus de profondeur, de vérité et comme une nouvelle substance : j’avais été le témoin – et le seul, croyait-elle – de sa revanche, de son triomphe.

À intervalles réguliers, elle avait répété de la même voix exultante :

« Vous avez vu ! Vous avez vu ! »

Le reste du temps, nous avions cheminé en silence. Patricia pensait à sa victoire et moi au morane.

Comment et pourquoi Oriounga s’était-il trouvé juste à l’instant et à l’endroit voulus pour surprendre Patricia dans son pari terrible ? Avait-il découvert par hasard la tanière de King (la manyatta n’en était pas très éloignée) en rôdant à travers le Parc royal ? S’acharnait-il depuis à guetter le grand fauve et à rêver aux années encore si proches où une coutume immémoriale et forte comme un mythe exigeait de tous les hommes Masaï qu’ils fussent tueurs de lions ? Et que signifiait le regard inflexible et brûlant qu’il avait tenu sur la petite fille tout le temps qu’elle était restée entre les pattes de King lorsqu’elle lui avait fait ses adieux ?

Patricia peut-être aurait pu répondre à mon souci. Mais elle ne savait pas qu’Oriounga l’avait vue et je ne sais quelle crainte voisine de l’effroi superstitieux m’interdisait de dissiper cette ignorance.

« Eh bien, nous y voilà tout de même », dit Patricia en riant avec gentillesse de mon visage harassé.

Nous avions atteint le village nègre. De là partaient deux chemins divergents : l’un conduisait au bungalow de Bullit, l’autre, beaucoup plus bref, au camp des visiteurs où j’avais ma hutte.

Patricia s’arrêta, indécise, au croisement des pistes. Elle inclina légèrement la tête et se mit à tracer du bout de son soulier des figures géométriques dans la poussière. Une étrange timidité s’était emparée de ce visage et de ces yeux qui venaient d’affronter sans peur deux lionnes en furie.

« Si vous n’êtes pas trop, trop fatigué, dit enfin la petite fille à mi-voix, accompagnez-moi à la maison… Vous me ferez très plaisir : si vous êtes là, maman ne se mettra pas en colère… Je suis terriblement en retard. » Patricia releva le front et ajouta vivement : « Ce n’est pas pour moi que je le demande, vous savez. C’est pour elle. Ça lui fait très, très mal. »

Mon influence avait-elle la valeur que lui accordait Patricia ou Bullit avait-il inventé pour sa fille l’excuse convenable, je l’ignore, mais nous fûmes accueillis par Sybil avec la meilleure grâce du monde. Puis elle envoya Patricia sous la douche et, en son absence, me dit :

« Je tiens beaucoup à vous parler en tête-à-tête.

— C’est plus facile chez moi, dis-je.

— Entendu, je passerai un de ces jours », dit Sybil en souriant.



Dans ma hutte, je m’abattis tout de suite sur le lit de camp. Ce fut un mauvais sommeil, courbatu, fiévreux. Quand il cessa, la nuit était complète. J’avais le cœur pesant et l’esprit tourmenté. Je m’en voulais de prolonger un séjour qui ne servait plus à rien. Ma curiosité avait été comblée au-delà de toute espérance. Je savais tout de la vie de King et de ses rapports avec Patricia. Bien plus, le grand lion était devenu pour moi un animal familier. Je pouvais partir tranquille. Je le devais.

Mais le dénouement ? pensai-je soudain. Il faut que j’assiste au dénouement.

Je sautai du lit et arpentai avec irritation la véranda obscure.

Pourquoi un dénouement ? Et lequel ?

M’attendais-je à voir Kihoro tirer sur Oriounga ? Ou le morane percer de son javelot le vieux pisteur borgne ? Ou un rhinocéros éventrer Bullit ? Ou King, oubliant tout à coup les règles du jeu, déchirer Patricia ? Ou Sybil devenir folle ?

Toutes ces pensées étaient odieuses et absurdes à la fois. J’étais en train de perdre tout sens commun. Il fallait quitter au plus vite et ces lieux et ces bêtes et ces gens.

Mais je sentis que je resterais dans le Parc royal jusqu’au dénouement car – et c’était une inexplicable certitude – il y aurait un dénouement.

J’allumai la lampe tempête et allai chercher une bouteille de whisky. J’en bus assez pour m’assoupir – beaucoup plus tard.


Une toute petite patte veloutée souleva une de mes paupières. Je trouvai, assis au bord de mon oreiller, un singe qui avait la taille d’une noix de coco et portait un loup de satin noir sur le museau. Tout était comme à mon premier réveil dans la hutte du Parc royal : l’aube indécise, mes vêtements de brousse en tas au bout du lit, près de la lampe tempête que j’avais laissée brûler.

Et, ainsi que je l’avais fait alors, j’allai sur la véranda. Et j’y trouvai Cymbeline, la gazelle minuscule qui avait des dés pour sabots et pour cornes des aiguilles de pin. Et la brume cachait la grande clairière qui descendait jusqu’au grand abreuvoir.

Oui, je trouvai toutes choses semblables à la première fois. Mais à présent, elles étaient sans pouvoir sur moi. Nicolas et Cymbeline avaient perdu leur mystère de poésie. Je voyais à l’avance chaque détail du paysage que le brouillard allait découvrir. En bref, mes sentiments n’étaient qu’un assez pauvre décalque de l’émerveillement que j’avais connu.

Mais l’aurore surgit d’un seul coup, prompte et glorieuse. La neige du Kilimandjaro devint un doux brasier. La brume se déchira en écharpes de fées, en poudre de diamant. L’eau étincela au fond de l’herbe. Les bêtes commencèrent à composer leur tapisserie vivante au pied de la grande montagne.

Alors cette beauté fut de nouveau toute fraîche, toute neuve pour mes yeux et telle qu’ils l’avaient découverte dans un matin sans précédent. La nature avait beau répéter éternellement ses miracles, elle ne perdait rien, elle, de sa splendeur et de son intégrité. Et le désir me revint de partager la liberté et l’innocence des troupeaux sauvages. Et il était tout aussi violent qu’à mon arrivée en ces lieux, car, en quoi, véritablement, l’avais-je satisfait ?

Je m’habillai donc et suivis la bordure des grands épineux. Il me semblait que je vivais un demi-rêve, que tout allait recommencer comme à l’aurore de mon premier jour en ces lieux. Si bien que, parvenu à l’endroit où je devais quitter le couvert des arbres, je m’arrêtai un instant pour écouter la voix de Patricia. Sa voix dit en effet : « N’allez pas plus loin, c’est défendu. » Mais justement parce que je l’avais pressenti, cet appel insonore, clandestin m’étonna, m’effraya beaucoup plus que le matin où je l’avais entendu sans m’y attendre. C’était trop de coïncidences. C’était une hallucination que j’avais moi-même fabriquée.

Or quand je me retournai, la petite fille en salopette grise, aux cheveux coiffés en boule, s’appuyait contre le même arbre. Seulement, cette fois, elle riait.

« C’est de la sorcellerie…, lui dis-je. Nicolas… Cymbeline… Et vous maintenant. »

Le rire silencieux de Patricia devint plus vif, plus intense. La malice la plus charmante dansait au fond de ses yeux.

« Je pensais bien que vous ne devineriez pas, dit-elle. Mais c’est moi, voyons, qui les ai envoyés chez vous. Je savais bien que cela vous ferait venir jusqu’ici. »

Je ris sans bruit, comme elle. Puis avec elle, je regardai les bêtes.

Je reconnus, à la ravine qui mutilait son dos, le rhinocéros qui nous avait chargés… Je me disais que le petit zèbre qui roulait dans la boue et l’herbe ses flancs rayés pouvait être le frère du poulain dont les petits guépards avaient dépecé les restes. Et voyant paître les buffles, je pensai à celui qui, dans sa course suprême, avait emporté King accroché à son garrot.

Et bien d’autres pensées, d’autres associations d’images me venaient à l’esprit. Je les confiais à Patricia. Elle approuvait, corrigeait, expliquait.

Soudain, elle me dit très sérieusement :

« Je me demande ce que vous faites en général dans la vie.

— Je voyage… je regarde, lui dis-je. C’est très amusant.

— Assurément, dit Patricia. Mais c’est tout ?

— Non… Après, j’écris.

— Quoi ?

— Ce que j’ai vu en voyage.

— Pourquoi ?

— Pour les gens qui ne peuvent pas voyager.

— Je comprends », dit Patricia.

Une ride se creusa entre les sourcils de la petite fille.

Elle me demanda en indiquant les bêtes :

« Vous allez écrire sur elles ?

— Je ne crois pas, dis-je.

— Vous aurez raison. Vous ne sauriez pas, dit la petite fille.

— Je l’avais bien compris.

— Pourquoi ?

— À cause de vous. »

Patricia eut un petit rire amical et me prit la main.

« Il faudra, dit-elle, revenir chez nous, souvent, longtemps… Alors, peut-être… »

Elle rit encore et ajouta :

« Il est temps que j’aille parler à mes amis. Attendez-moi. »

La silhouette mince et frêle et grise fila entre les hautes herbes, les buissons, les larges flaques pour chuchoter les maîtres mots aux bêtes du Kilimandjaro.

Je m’appuyai contre un arbre et fixai mes yeux sur le sommet de la montagne et ses neiges couleur d’aurore.

Après quelques instants de rêverie, je ramenai mon regard au sol pour y chercher Patricia. Je l’aperçus aisément. Elle n’avait pas encore rejoint le gros des bêtes. Et puis, je faillis crier d’épouvante : sur les pas de la petite fille, une forme sombre et mince se déplaçait rapidement au ras des herbes, précédée par une tête triangulaire et plate qui brillait au soleil. Est-ce que les charmes de Patricia s’étendaient aux reptiles ? Et Kihoro – fût-il le meilleur tireur du monde – pouvait-il toucher cette cible ondoyante, furtive ? J’étais prêt à céder à la panique, à héler le trappeur borgne, à courir vers Patricia… que sais-je. Mais la petite fille s’arrêta auprès d’une gazelle et la forme noire se redressa lentement. Elle devint alors un corps d’homme, nu et beau, muni d’une lance et couronné d’une chevelure profilée comme un casque et qui avait la couleur de l’argile.

Je criai :

« Patricia, prenez garde ! Oriounga ! »

Est-ce que la voix m’avait manqué ? Est-ce que le vent était contraire ? Mon avertissement n’atteignit pas la petite fille. Il ne réussit qu’à effaroucher une bande d’antilopes, à faire galoper quelques zèbres qui passaient près de moi. Et déjà il était trop tard. Le morane avait rejoint Patricia.

Je retins ma respiration. Mais il n’arriva rien. Simplement Oriounga et la petite fille continuèrent leur chemin ensemble. Oriounga, aussi, était habitué aux bêtes sauvages et peut-être possédait-il également les maîtres mots.

Le soleil était beaucoup plus haut et plus chaud dans le ciel quand Patricia revint, seule. Elle me demanda en riant :

« Vous avez vu le morane ?

— Oui (et ma gorge était sèche). Eh bien ?

— Il a passé la nuit aux environs de notre bungalow, dans le bois, à guetter que je sorte, dit Patricia.

— Pourquoi ?

— Pour être sûr de me suivre et de me parler, dit Patricia.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Savoir si je suis la fille du grand lion ou bien une sorcière, dit Patricia qui riait de nouveau.

— Et vous lui avez répondu ?

— Qu’il devine », dit Patricia.

Elle me considéra en clignant de l’œil et dit :

« Vous le saviez, vous, qu’il se cachait hier, près de la maison de King, et qu’il a vu toute l’histoire avec les lionnes ?

— C’est vrai, dis-je.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue ? » demanda la petite fille.

Je ne répondis pas. Patricia cligna de l’autre œil.

« Oh ! je le sais, dit-elle. Vous avez peur de lui pour moi. Mais vous avez tort. Il ne peut rien. Je suis une femme blanche. »

Elle se plia tout à coup en deux sous l’afflux d’un rire étouffant et d’autant plus difficile à supporter qu’il devait, à cause des bêtes, demeurer silencieux. Quand Patricia l’eut maîtrisé, elle reprit :

« Il m’a demandée en mariage.

— Et alors ? dis-je.

— Alors, dit Patricia, je lui ai conseillé d’en parler à King. »

Je ne voulus pas admettre dans ma conscience tout ce que ses paroles impliquaient et dis :

« Je ne comprends pas.

— C’est pourtant bien simple, répliqua la petite fille. J’ai raconté au morane l’endroit où je vois King chaque jour. Et je lui ai dit qu’il n’oserait pas venir là sans armes. (Patricia hocha gravement la tête.) King déteste les Noirs qui portent des lances. Il sait peut-être que ses parents ont été tués par des hommes comme eux.

— Mais vous m’avez dit vous-même que les Masaï étaient fous d’orgueil ? m’écriai-je.

— Eh bien ? demanda la petite fille avec une ingénuité parfaitement jouée.

— Oriounga ne peut pas manquer de venir, maintenant.

— Vous croyez ? » dit Patricia.

Sa voix gardait la même innocence, mais elle cligna des deux yeux, presque à la fois.


Et Oriounga vint.

À peine étions-nous installés sous l’arbre aux longues branches en compagnie de King – il me traitait maintenant en vieil ami – que le morane se détacha d’un fourré où sans doute il guettait depuis longtemps et marcha vers nous. Il n’avait rien sur lui que la pièce d’étoffe grise jetée sur une épaule qui, à chaque foulée, découvrait tout son corps.

Le grand lion gronda sourdement. Ses yeux jaunes se fixèrent avec hostilité sur Oriounga. Il n’aimait pas ce Noir inconnu à la rouge chevelure qui approchait avec arrogance et le défiait du regard.

King tourna la tête vers Patricia pour lui demander conseil.

« Reste assis », dit la petite fille.

King continua de gronder mais ne bougea point.

Oriounga entra dans l’ombre des branches, passa si près du lion qu’il lui effleura le mufle d’un pan de son étoffe flottante et alla s’adosser contre le tronc de l’arbre.

Patricia se leva et King avec elle. Mais comme la petite fille tenait sa main posée sur la nuque énorme, le lion se laissa conduire lentement vers le morane. Patricia et King s’arrêtèrent à trois pas de lui.

Il les considérait, parfaitement immobile, le cou droit, la tête haute sous le casque de cheveux et d’argile. La gueule de King s’ouvrit. Les crocs brillèrent. L’une de ses pattes de devant où les griffes avaient surgi labourait le sol. Oriounga sourit avec dédain.

Alors, ainsi qu’elle l’avait fait pour moi, Patricia lâcha King contre le morane et le retint, le lâcha de nouveau et le retint encore. Mais aujourd’hui, ce n’était pas seulement pour satisfaire la petite fille que le lion prenait son élan et rugissait. C’était pour son propre compte. Il haïssait Oriounga de tout son instinct. On eût dit qu’il flairait dans l’homme adossé à l’arbre toute une race qui, depuis toujours, s’était contre la sienne acharnée. Et Patricia devait user de tout son empire sur King pour maîtriser sa fureur.

Durant ces assauts répétés, suspendus et repris, où la gueule de King n’était qu’à un pouce de la gorge offerte, et où le morane sentait la chaleur du souffle léonin, pas un muscle ne tressaillit sur le sombre corps d’athlète et d’éphèbe, pas une fibre ne remua sur le visage hautain.

Est-ce que Oriounga était certain de se voir protégé jusqu’au bout par la petite fille blanche ? Était-ce la bravoure d’un orgueil insensé ? Ou l’orgueil d’une bravoure sans défaut ? Ou bien encore et, en vérité, était-ce, par-delà le raisonnement, la bravoure et l’orgueil, une fidélité obscure et toute-puissante aux mythes de la tribu, aux ombres innombrables et sans âge de tous les moranes du peuple masaï, tour à tour victimes et tueurs de lions ?

Je ne pouvais détacher mon regard d’Oriounga et j’avais peur. Mais non pas pour lui. Après ce que j’avais vu du pouvoir de Patricia, j’avais le sentiment que, dans le domaine des bêtes sauvages, tout lui était possible et permis.

Mais les bêtes ne suffisaient plus à son jeu, je le voyais bien. La petite fille éprouvait le besoin d’y mêler les hommes afin d’étendre sa puissance dans le même instant sur deux règnes interdits l’un à l’autre.

Soudain. Oriounga leva le bras droit et parla rudement.

« Il veut s’en aller, dit Patricia, parce qu’il ne veut pas servir de jouet – même à un lion. »

Oriounga passa devant King hérissé et grondant que Patricia retenait de toutes ses forces par la crinière et s’éloigna de son pas nonchalant et ailé. Arrivé à la limite de l’ombre portée par les longues branches, il se retourna et parla encore.

« La prochaine fois, il aura sa lance », me dit Patricia.

Le morane avait disparu depuis longtemps dans la brousse que le grand lion tremblait encore de fureur. Patricia s’étendit entre ses pattes, contre son poitrail. Alors seulement il se calma.
 
Joseph Kessel
Le lion