008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

DEUXIÈME PARTIE

IX

Non, en vérité, ce ne fut pas le hasard.

Bullit savait bien – puisqu’il me l’avait lui-même raconté – que King flairait à des milles de distance sa voiture et comment il accourait pour l’accueillir. Et Bullit devait bien savoir – puisque c’était son métier – quels étaient selon les pluies, les sécheresses et les saisons étales les gîtes du grand lion rendu à la brousse.

Je remarquai d’ailleurs, au moment où nous abordions une très longue savane, que Bullit haussait la tête de façon à regarder par-dessus le pare-brise et que, sous les sourcils rouges et hirsutes, ses yeux de chasseur, habitués à déceler le moindre détail, se fixaient avec une attention soutenue sur la lointaine lisière d’une futaie qui fermait la prairie d’herbe sèche. Et puis, il sourit. Et puis il toucha légèrement du coude le bras de Patricia. Alors je vis, du fond de la savane, jaillir et dévaler vers nous une tache, une boule, une bête fauve.

« King ! cria Patricia. Oh ! père, c’est vraiment King ! » Bullit riait doucement. Il était dans l’ordre des choses que cette matinée d’amitié parfaite entre Patricia et lui s’achevât par la plus belle surprise qu’il pût faire à sa fille.

« Quand avez-vous su qu’il habite ce coin ? s’écria Patricia.

— Hier seulement, dit Bullit. J’avais mis trois rangers à ses trousses depuis qu’il a déménagé. Et hier, Maïna, le Kipsigui (Bullit se tourna un instant vers le plus jeune des gardes noirs installés à l’arrière de la voiture), est venu m’avertir. »

Bullit mit son bras pesant autour du cou de la petite fille.

« J’ai voulu vérifier avec toi, dit-il.

— King, King ! » cria Patricia en se dressant sur la banquette.

Le grand lion arrivait à pleine charge, la crinière étalée au vent et il grondait de joie. Il allait atteindre la voiture, mais Patricia commanda :

« Père, faites-le courir encore. Le plus vite qu’il peut. Il est si beau, alors ! »

Bullit, d’un rude coup de volant, obliqua de manière à ne plus avoir le lion de face mais de côté. Et il poussa la Land Rover à l’allure qu’il fallait pour ne pas distancer King et assez rapide cependant pour l’obliger à fournir tout son effort et donner tout son souffle. Et King se mit à nous suivre à grands bonds, exactement comme l’eût fait un chien, mais un chien de fin du monde et il jappait d’allégresse, mais ses abois faisaient trembler la brousse.

Nous fîmes ainsi deux fois, trois fois le tour de la grande savane. On voyait à l’horizon fuir les bêtes épouvantées et au-dessus de nous, trompés par ce jeu qui avait toutes les apparences, tous les bruits d’une chasse à mort, les vols des vautours se rassemblaient dans le soleil.

King bondissait et rugissait toujours, mais l’écume lui venait aux commissures des babines. Patricia se rassit et mit sa main sur une des mains de Bullit. Ils semblaient piloter ensemble. La voiture ralentit, s’arrêta.

Aussitôt King fut contre elle, debout, et ses pattes de devant sur les épaules de Bullit. Avec un rauque halètement de fatigue et de joie, il frotta son mufle contre le visage de l’homme qui avait abrité son enfance. Crinière et cheveux roux ne firent qu’une toison.

« Est-ce que vraiment on ne croirait pas deux lions ? » dit Patricia.

Elle avait parlé dans un souffle, mais King avait entendu sa voix. Il étendit une patte, en glissa le bout renflé et sensible comme une éponge énorme autour de la nuque de la petite fille, attira sa tête contre celle de Bullit et leur lécha le visage d’un même coup de langue.

Puis il se laissa retomber à terre et ses yeux d’or examinèrent chacun de ceux qui se trouvaient dans la voiture. Il nous connaissait tous : Kihoro, les rangers et moi-même. Alors, tranquille, il tourna son regard vers Bullit. Et Bullit savait ce que le lion attendait.

Il ouvrit lentement la portière, posa lentement ses pieds sur le sol, alla lentement à King. Il se planta devant lui et dit, en détachant les mots :

« Alors, garçon, tu veux voir qui est le plus fort ? Comme dans le bon temps ? C’est bien ça ? »

Et King avait les yeux fixés sur ceux de Bullit et comme il avait le gauche un peu plus rétréci et fendu que le droit, il semblait en cligner. Et il scandait d’un grondement très léger chaque phrase de Bullit. King comprenait.

« Allons, tiens-toi bien, mon garçon », cria soudain Bullit.

Il fonça sur King. Le lion se dressa de toute sa hauteur sur ses pattes arrière et avec ses pattes avant enlaça le cou de Bullit. Cette fois, il ne s’agissait pas d’une caresse. Le lion pesait sur l’homme pour le renverser. Et l’homme faisait le même effort afin de jeter bas le lion. Sous la fourrure et la peau de King, on voyait la force onduler en longs mouvements fauves. Sous les bras nus de Bullit, sur son cou dégagé saillaient des muscles et des tendons d’athlète. Pesée contre pesée, balancement contre balancement, ni Bullit ni King ne cédaient d’un pouce. Assurément, si le lion avait voulu employer toute sa puissance ou si un accès de fureur avait soudain armé ses reins et son poitrail de leur véritable pouvoir, Bullit, malgré ses étonnantes ressources physiques, eût été incapable d’y résister un instant. Mais King savait – et d’une intelligence égale à celle de Bullit – qu’il s’agissait d’un jeu. Et de même que Bullit, quelques instants plus tôt avait poussé sa voiture à la limite seulement où King pouvait la suivre, de même le grand lion usait de ses moyens terribles juste dans la mesure où ils lui permettaient d’équilibrer les efforts de Bullit.

Alors, Bullit changea de méthode. Il enveloppa de sa jambe droite une des pattes de King et la tira en criant : « Et de cette prise-là. qu’est-ce que tu dis, mon fils ? » L’homme et le lion roulèrent ensemble. Il y eut entre eux une mêlée confuse et toute sonore de rires et de grondements. Et l’homme se retrouva étendu, les épaules à terre, sous le poitrail du lion. Maintenant Bullit reprenait souffle et King attendait, et son œil le plus étroit, le plus étiré semblait le moquer doucement. Soudain, d’une seule torsion, Bullit se plaqua face au sol, ramena les genoux sous son ventre, prit appui sur les deux paumes, arqua le dos et, secousse par secousse, il souleva dans un effort herculéen le grand lion du Kilimandjaro qui, les pattes ballantes, se laissait faire.

« Hourra, père ! Hourra pour vous ! » criait Patricia.

Les deux rangers battaient des mains.

Seul Kihoro demeurait silencieux. Et même, il s’était détourné du spectacle pour scruter de son œil unique, avec un singulier entêtement, les fourrés minces et longs qui s’avançaient à la lisière en forme de triangle.

Mais comment Bullit eût-il remarqué cela ? Il avait fait glisser. King de son dos et, la tête renversée, offerte au soleil, il faisait mouvoir ses épaules, étirait les bras, creusait les reins. Chacun de ses muscles devait souffrir, chacune de ses jointures était sans doute meurtrie. Mais il riait de bonheur. Sa force et sa violence se trouvaient enfin assouvies, couronnées sous les yeux de sa fille.

« Bien joué, garçon, dit-il à King en le prenant par la crinière.

— À mon tour », cria Patricia.

Elle allait sauter de la voiture, mais la main noire et sèche de Kihoro la retint. Au même instant, du triangle épineux que le vieux trappeur borgne avait observé avec tant d’obstination, un grondement s’éleva, suivi aussitôt par un autre. Et il était impossible, même pour une oreille aussi peu habituée que la mienne aux voix de la brousse, de se tromper sur leur message. Ce n’étaient plus les rugissements débonnaires, amicaux ou joyeux que King m’avait appris à connaître. C’était l’âpre et rauque et affreux roulement – et dont la menace arrête pour un instant le cœur des hommes les plus braves – que forme la gorge des fauves possédés jusqu’à la furie par le besoin de tuer.

Deux lionnes sortirent des buissons. Deux lionnes de haute taille, de robe superbe et dont les queues allaient et venaient d’un flanc à l’autre comme des fléaux et qui pointaient vers King leurs gueules rugissantes.

Derrière elles accourut une petite troupe de lionceaux.

Si je compris tout de suite le sens véritable de cette scène, ce fut, et uniquement – par l’expression qui saisit les traits de Patricia. Ce visage si mobile, et sensible, était devenu inerte et clos. Il semblait pris et comme déshonoré dans une souffrance haineuse, vile et malsaine. Un sentiment – et un seul – avait la faculté d’enlaidir à ce point une figure : la jalousie portée à un point extrême. Et Patricia ne pouvait être atteinte de ce mal et à ce degré que pour une raison et une seule : les deux lionnes étaient les compagnes attitrées de King et le rappelaient à elles.

King le sut en même temps que Patricia. Ses yeux allèrent à Bullit, à la petite fille, aux lionnes en furie. Il secoua sa crinière. Il hésitait. Patricia entrouvrit la bouche. Le grand lion tourna la tête de son côté. Si elle l’avait retenu, il fût resté sans doute. Mais la fureur de l’orgueil brilla en cet instant dans les yeux de Patricia. Elle ne proféra pas un son. Alors, King s’en alla vers ses femelles qui le réclamaient. D’abord, et comme par politesse envers nous, d’une foulée lente et digne. Mais à mesure qu’il s’éloignait, il allongea le pas. Enfin, il s’élança et rejoignit en quelques bonds lionnes et lionceaux. Ils s’enfoncèrent ensemble dans les fourrés.


Bullit reprit le volant et mit en route le moteur. Il dit avec un sourire et un ton aussi maladroits l’un que l’autre :

« Eh bien, Pat, on s’est bien amusés, n’est-il pas vrai ? »

La petite fille ne lui accorda pas une parole. Bullit lança la voiture vers l’extrémité de la futaie située sur notre gauche.

« Nous serons vite arrivés, maintenant », me dit Bullit.

Il parlait comme un homme qui le fait uniquement pour s’empêcher de réfléchir. Il poursuivit :

« À la corne du bois s’amorce une bonne piste. En direction sud. Je l’ai aménagée récemment. Un peu après, c’est la savane de la manyatta et un peu après le bungalow, et, tout de suite après, whisky. »

La lisière, maintenant, était derrière nous. Bullit poussa un profond soupir de soulagement. Mais comme il allait prendre la piste dont il avait parlé, Patricia lui saisit le poignet.

« Arrêtez là », dit-elle.

Bullit la considéra sans comprendre. Elle cria :

« Arrêtez, vous dis-je. Ou je saute en marche. »

Patricia tâchait de contrôler sa voix. Mais cette voix avait une intonation presque hystérique et qui me fit frémir : c’était le timbre de Sybil aux approches d’une crise nerveuse.

Bullit avait obéi. La petite fille fut au sol sans même ouvrir la portière. Bullit ébaucha un mouvement.

« Non, dit Patricia avec la même inflexion morbide. Je ne veux personne. Je n’ai besoin de personne pour me défendre dans ce Parc. »

Ses yeux fiévreux rencontrèrent les miens. Elle ajouta alors, comme à demi consciente, et sans qu’il fût possible de savoir si le sentiment qui l’inspirait était de dédain ou une vague amitié :

« Vous… Bien sûr… Si vous y tenez.

— Oui, oui », murmura Bullit.

Je quittai la voiture. Patricia dit à son père :

« Allez-vous-en. »

Bullit mit la Land Rover en marche. Patricia s’engagea dans le bois d’épineux. Avant de la suivre, je me retournai à temps pour apercevoir un corps noir, au bassin difforme, tomber sans bruit de la voiture et s’aplatir aussitôt sur le sol.

Les troncs d’arbres étaient serrés. Dans les intervalles poussaient des buissons chargés de ronces. Ils retardaient la marche de Patricia. J’en fus heureux. Kihoro aurait le temps de glisser ou ramper, invisible, sur nos pas.

Mais bientôt Patricia sortit de l’abri de la futaie et longea rapidement sa lisière. Quand nous fûmes en vue des fourrés disposés en triangle qui servaient de tanière à la tribu des fauves, elle me dit :

« Rentrez dans le bois. Les lions n’aiment pas attaquer entre les arbres aussi rapprochés. Et quand ils le font, ils sont maladroits. Allez vite. Je veux être tranquille. » Patricia, se mit à courir à l’orée de la savane et ne s’arrêta qu’en terrain découvert. Le soleil donnait à plein sur son visage. Et son visage regardait à plein le triangle de buissons épineux.

La petite fille porta à ses lèvres une main pliée en forme de cornet et poussa cette modulation singulière par laquelle j’avais entendu Kihoro appeler King.

À l’intérieur du triangle, deux rugissements brefs éclatèrent et les deux lionnes sortirent des buissons, le poil hérissé, les crocs avides. La distance qui les séparait de Patricia, elles pouvaient, elles allaient la franchir d’un saut. Que faisait Kihoro ? Qu’attendait-il ?

Mais un autre rugissement retentit si puissant qu’il couvrit tous les sons de la savane et un bond prodigieux enleva King par-dessus les fourrés et le porta là où il l’avait voulu : juste entre ses femelles enragées et Patricia.

La plus grande, la plus belle des lionnes et la plus hardie fit un saut de côté pour contourner le flanc de King. Il se jeta sur elle et la renversa d’un coup d’épaule. Elle se releva d’un élan et revint à la charge. King lui barra encore le chemin et, cette fois, sa patte, toutes griffes dehors, s’abattit sur la nuque de la grande lionne, lacéra la peau et la chair. Le sang jaillit sur le pelage fauve. La bête blessée hurla de douleur et d’humiliation, recula. King, grondant, la poussa davantage et, pas à pas, la força de regagner l’abri des buissons où l’autre lionne était déjà terrée.

La modulation d’appel s’éleva de nouveau dans l’air brûlant de la savane. King s’approcha de Patricia qui n’avait pas bougé.

Elle frissonnait légèrement. Je le vis quand elle leva une main et la posa contre le mufle de King, entre les yeux d’or. Le tremblement cessa. Les ongles de la petite fille remuèrent doucement sur la peau du lion. Alors King se coucha et Patricia s’étendit au creux de son ventre, embrassée par ses pattes. Elle passa un doigt sur celle qui portait des traces toutes fraîches de sang. Et son regard défiait la haie d’épineux derrière laquelle gémissaient sourdement les femelles de King, maîtrisées, honteuses et battues.

Ensuite, même ces plaintes rauques se turent. Les lionnes s’étaient résignées. Le silence écrasant de midi régna d’une seul coup sur la savane.


Je suis certain que sans la soudaineté et la plénitude du silence, je n’aurais pas été capable de percevoir le son qui m’alerta. Faible, ténu et presque imperceptible, c’était un tintement, un frôlement de métal contre le tronc d’un arbre. Je me penchai entre les buissons pour voir d’où venait ce bruit si léger. Dans la clarté diffuse du sous-bois brillait confusément un fer de lance. Sa pointe était appuyée à un grand épineux. Contre cette même écorce je vis un casque aux tons de cuivre. C’était la chevelure d’Oriounga, le morane.

Son profil féroce et superbe tourné vers Patricia semblait, tellement il était immobile, sculpté dans un marbre noir. Rien en cet instant n’existait pour lui, que cette petite fille blanche embrassée par un lion. Sa lance lui avait échappé des mains et il se montrait à découvert sans souci d’être vu.

Patricia reposait contre le poitrail de King.
 
Joseph Kessel
Le lion