008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

DEUXIÈME PARTIE

VII

Je pris un bain très chaud et si long que Bullit m’y trouva endormi à moitié.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il, tous les parfums de la manyatta, pas vrai ? »

Son rire d’enfant et d’ogre emplit la hutte. Après quoi il dit :

« Je vous tiendrais bien compagnie pour la désinfection intérieure. »

Nous en étions seulement à notre premier whisky lorsque des voix furieuses retentirent derrière les épineux les plus proches de mon logement. Bullit prêta l’oreille.

« Des Wakamba, je pense », dit-il.

Une dizaine de Noirs, drapés dans des cotonnades en guenilles, pieds nus, mais armés de lances et de coutelas, débouchèrent devant le perron. Des rangers les encadraient.

Bullit s’avança sur la plus haute marche. Les Wakamba l’assaillirent de cris en agitant leurs armes.

« De purs sauvages, me dit Bullit en souriant. Ils ne parlent même pas le swahili. Et des dialectes indigènes, je ne connais que celui-là. Il faut que j’envoie chercher Kihoro. Il est de leur tribu ».

Le vieux pisteur borgne parut comme par enchantement devant la hutte. Il se mit à parler avec une telle violence que le sang afflua à son œil mort et le couvrit d’une taie rouge.

« On ne peut jamais être tranquille dans ce maudit Parc, grommela Bullit. Voilà qu’ils accusent les Masaï de leur avoir volé des vaches. Et Kihoro est avec eux. Je dois y aller tout de suite. Sinon ils iront sans moi. Et alors… »

Bullit leva les bras vers l’auvent de la véranda qu’il toucha presque, les rabattit, vida son verre et me dit : « Vous venez ? Ce ne sera pas long. » Nous montâmes à six dans la Land Rover. Le plus âgé des Wakamba et deux rangers se mirent à l’arrière. Je m’assis entre Bullit et Kihoro à l’avant. Les rangers étaient les seuls à porter le fusil. Bullit avait défendu à Kihoro de prendre le sien.

« Il descendrait tous les Masaï avec volupté », me dit le géant roux en riant de grand cœur.

Bullit conduisait très bien, très vite et fonçait droit devant lui. Sa voiture tout terrain avait des possibilités interdites à la mienne. Nous fûmes en vue de la manyatta beaucoup plus vite que je ne l’avais pensé.

« Vous voyez, ça n’a pas été long, dit Bullit en sautant à terre. Et l’affaire elle-même ne durera pas davantage. Il faut rendre cette justice aux Masaï : parmi tous les Noirs, et quoi qu’il puisse leur en coûter, ils sont les seuls assez fiers pour ne jamais mentir. »

Sur l’étrange abri qui couronnait la petite colline, le grand soleil avait déjà rempli son office. Les murs étaient asséchés. Le toit également. Et l’odeur même, comme aspirée par la chaleur, était devenue à peu près supportable. La manyatta ressemblait maintenant à un tunnel circulaire, divisé par des cloisons en cellules toutes pareilles, dont chacune avait une seule ouverture à même la paroi.

Ce fut dans l’une d’elles que Bullit trouva, étendu sur le sol, le vieil Ol’Kalou. L’une des vingt blessures que les griffes d’un lion lui avaient faites un demi-siècle auparavant s’était rouverte une fois de plus à cause de l’effort qu’il avait dû fournir pour pétrir la bouse de vache et la répandre sur les murs de la manyatta. Mais dès qu’il vit le maître du Parc royal, le vieux chef du clan masaï se leva en serrant autour de son ventre un chiffon ensanglanté. Ce qu’il faisait n’était pas dû au respect qu’il avait pour Bullit mais pour lui-même.

Le plafond voûté se trouvait à si faible distance du sol qu’il obligeait l’habitant de la taille la plus ordinaire à baisser la tête. Ol’Kalou et Bullit, très grands l’un et l’autre, eurent à commencer leur entretien – en swahili – pliés en deux. Après quelques mots, n’y tenant plus, ils sortirent.

Je restai seul pour m’imprégner de la nudité de cette demeure. Il était impossible d’en trouver une qui fût aussi démunie de ce qui sert à l’homme. Elle ne contenait rien. Ni l’âtre le plus primitif, ni le moindre objet, ni la plus humble besace, ni la natte la plus pauvre, ni le plus élémentaire ustensile pour préparer une nourriture ou la consommer. Rien.

Dehors, au milieu du rond-point dessiné par les murs de la manyatta, les Masaï entouraient Bullit et Ol’Kalou et approuvaient les propos de leur vieux chef qui s’appuyait lourdement sur sa lance.

« Il vient avec nous au pâturage, me dit Bullit. Il sait que les moranes, en traversant le territoire des Wakamba avant de pénétrer dans le Parc, ont en effet emmené quelques vaches. Mais combien et lesquelles, il ne s’en est pas occupé. C’est l’affaire des moranes. »

La voiture de Bullit nous porta rapidement jusqu’au pâturage où un bétail misérable cherchait sa pitance dans l’herbe sèche et les épines.

Oriounga et ses deux compagnons, assis sur les talons, à l’ombre d’un acacia nain mais largement branchu, surveillaient le troupeau. Leurs lances étaient fichées au sol, à portée de la main.

Aucun d’eux ne se leva à notre approche. Aucune des têtes casquées de cheveux et d’argile rouges ne daigna remuer quand l’homme des Wakamba désigna en hurlant deux bêtes qui passaient non loin.

Ol’Kalou posa une question à Oriounga.

Le morane nonchalamment fit non de la tête.

« Bon Dieu ! L’impudent bâtard ! s’écria Bullit. (La colère fit monter un flot de sang à son visage massif.) Il nie avoir volé ces deux vaches. Bon Dieu ! c’est la première fois que je rencontre un Masaï qui ment. »

Mais Oriounga laissa tomber avec paresse quelques mots de ses lèvres dédaigneuses. Ol’Kalou les traduisit pour Bullit et Bullit siffla légèrement sans bien s’en rendre compte. Et il grommela avec une singulière nuance d’estime dans la voix :

« L’impudent bâtard ! Ce n’est pas vrai, dit-il, qu’ils ont pris deux vaches parce que la vérité c’est qu’ils en ont volé trois. »

La dernière bête enlevée aux Wakamba broutait derrière un buisson qui l’avait cachée jusque-là. Elle fut réunie aux deux autres. Après des vociférations et des menaces et des sarcasmes et des cris de triomphe à l’adresse des Masaï, Kihoro et l’homme de sa tribu emmenèrent les trois vaches. Les rangers les suivirent pour les protéger.

Oriounga était toujours assis sur les talons, ses yeux mi-clos et le visage empreint d’une complète indifférence.

Mais comme les deux Wakamba, leur bétail et leur escorte allaient quitter le pâturage, le morane se dressa soudain, arracha au sol son javelot et le lança. La détente du corps magnifique avait été si rapide et ses mouvements si bien liés que la tige de métal aiguisée aux deux bouts sembla jaillir toute seule de la terre, se placer dans la main d’Oriounga et prendre son vol d’elle-même pour atteindre, sifflante et vibrante, le cou de la vache que poussait Kihoro. Elle trébucha et s’abattit.

Les compagnons d’Oriounga saisirent à leur tour leurs javelots. Mais il n’était plus temps. Les rangers les visaient de leurs fusils, et Ol’Kalou, le ventre bandé d’un torchon sanguinolent, s’était placé devant les jeunes hommes.

Le chef du clan parla à Bullit et celui-ci acquiesça de la tête.

« Il n’y a plus qu’à partir, me dit ce dernier. Le vieux promet que, si le commissaire du district accorde une indemnité aux Wakamba, les Masaï paieront volontiers. Il pense qu’il n’est pas de prix assez cher pour la fierté d’un morane. »

Oriounga se rassit sur ses talons, avec un demi-sourire. Je ne sais pourquoi, je pensai à Patricia et, je ne sais pourquoi, je fus content qu’elle n’eût pas assisté à son triomphe.


Mais le soir de ce même jour, elle accompagna ses parents que j’avais invités à prendre sur ma véranda les boissons rituelles du crépuscule. Et, mettant à profit un instant où Sybil et Bullit se tenaient sur le perron pour admirer les derniers feux du soleil sur la neige du Kilimandjaro, la petite fille me demanda de sa voix insonore, secrète, mais les yeux brillants :

« Ce Masaï, si adroit au javelot, c’est bien le morane qui m’a regardée ce matin ? »
 
Joseph Kessel
Le lion