008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

DEUXIÈME PARTIE

VI

Patricia était silencieuse.

« Nous allons à la voiture ? lui demandai-je.

— Si vous voulez », dit-elle.

Nous fîmes le tour de l’éminence. Sur sa plate-forme, la manyatta s’achevait. Si je ne l’avais pas vu construire, il est possible que je ne l’eusse point remarquée. La barrière d’épineux qui l’entourait se confondait avec les touffes et les buissons de ronces dont les flancs de la petite colline étaient semés. Quant à la manyatta même, guère plus haute que les haies griffues et à laquelle le soleil donnait déjà la couleur de la terre brûlée, cette sorte de chenille brunâtre et refermée sur elle-même pouvait passer pour une ondulation de la brousse.

Je me souvins alors d’avoir aperçu plus d’une fois sur les éminences qui bosselaient les plaines des murs pareils à ceux-là qui tombaient en miettes. Je n’en avais pas soupçonné l’origine.

Maintenant que je ne subissais plus l’assaut des mouches et que l’odeur s’évaporait au-dessus de ma tête, je comprenais mieux l’admiration qu’avait montrée Patricia pour ces branchages et ces arceaux sur lesquels coulait la bouse épaissie. Quelle ingéniosité dans le dénuement ! Comme elle protégeait bien les Masaï contre les seuls ennemis qu’ils redoutaient en ce monde : l’enracinement, l’attachement, la pesanteur. La manyatta, abri sans durée, refuge sans consistance, si aisé à bâtir, si léger à quitter, si prompt à se dissoudre, il n’était point, pour des passants éternels, de plus belle demeure.

Kihoro, son bassin rompu appuyé contre l’automobile, son fusil dégagé de l’épaule, surveillait la manyatta de son œil unique. Patricia ne lui adressa pas une parole et, même, ne sembla pas le voir.

Quand nous eûmes tous repris nos places à l’intérieur de la voiture, ce fut vers la petite fille et non vers moi que Bogo tourna la tête pour recevoir des ordres. Mais Patricia ne remarqua pas ce mouvement ou refusa de montrer qu’elle l’avait vu. Bogo, alors, choisit de reprendre en sens contraire le chemin par lequel nous étions arrivés.

Patricia, les paupières closes, paraissait engourdie. Mais je la connaissais trop bien à présent pour m’y laisser tromper. Sous le couvert de l’indifférence, elle réfléchissait intensément.

Devant nous, à faible distance, une mouvante traînée de poussière enveloppait le bétail des Masaï en marche. Quand nous l’eûmes atteint. Bogo le contourna de loin. Sur chaque flanc du troupeau et au-dessus de la poudre soulevée de terre flamboyait la chevelure d’un morane. En tête, et comme nimbé par un nuage, avançait le casque natté d’Oriounga.

Patricia entrouvrit les yeux. Je crus qu’elle pensait au plus beau, au plus sauvage des trois jeunes hommes. Je me trompais. Elle pensait au sang qu’il avait bu. Elle dit en effet :

« Quand j’ai commencé à donner à King sa viande crue, il la dévorait avec tant de bruit, tant de plaisir que j’ai voulu y goûter. Ce n’était pas bon. Plus tard, Kihoro allait en dehors du Parc avec son fusil chercher la nourriture du lion. J’étais toujours là quand il mangeait. Et puis King a chassé lui-même. D’abord il rapportait la gazelle ou l’antilope dans sa gueule près de la maison. Mais maman ne voulait pas. C’est alors que mon père a dû souvent corriger King et que lui, après, il déchirait le kiboko. »

À ce souvenir, Patricia eut un rire léger. Mais son visage reprit aussitôt l’expression de gravité, presque la sévérité qui la vieillissait singulièrement.

« C’est quand il léchait le sang sur ses babines que mon lion semblait le plus heureux, dit Patricia. Alors, plusieurs fois j’ai essayé. J’ai trempé mon doigt et je l’ai léché. Ce n’était pas bon. »

Patricia se tourna vers l’arrière de la voiture. Mais on ne voyait plus rien du troupeau et de son conducteur. La poussière même n’était plus qu’une mince colonne qu’on discernait à peine.

« L’envie m’est passée depuis longtemps, reprit Patricia. Mais le morane, tout à l’heure, a léché le sang sur sa lèvre. Vous avez vu… Ça m’a rappelé King et, un moment, j’ai eu envie de nouveau. C’est bête. »

Patricia secoua le front et ses cheveux dansèrent. « Les Masaï, eux, ils boivent le sang des vaches depuis qu’ils sont tout petits, dit-elle. Ils ont l’habitude, comme les animaux qui tuent pour manger. »

Nous avions quitté la savane où les Masaï avaient leur manyatta et leurs pâturages et nous roulions au gré du terrain carrossable, tantôt entre des massifs, tantôt à travers des clairières, tantôt au pied de collines boisées. Patricia, le menton posé contre le rebord de la portière, surveillait les animaux qui semblaient se multiplier autour de nous. Même en ces lieux privilégiés, leur abondance était surprenante.

« C’est l’heure où les bêtes reviennent de boire, dit Patricia. Les unes vont brouter, se promener… »

Les douces lèvres de la petite fille et les ailes si fines de son nez frémirent en même temps. Elle ajouta :

« Les autres chassent. »

Elle saisit l’épaule de Bogo et ordonna :

« Allez aussi lentement que possible. »

Puis, elle me dit :

« Une voiture qui fait peu de bruit et ne va pas vite, les bêtes n’y font pas attention. Elles pensent que c’est une autre bête. Demandez à mon père. Il ne se rappelle pas qu’un lion ou un éléphant ou un rhino ou un buffle en colère ait chargé une automobile, même quand il y a des gens dedans.

— Vous entendez, Bogo ? demandai-je.

— Parfaitement, monsieur », dit le chauffeur.

Sur le profil qu’il me présentait en conduisant, je vis se défroisser les plis de la peau. C’était sa façon de sourire.

« Ne parlez plus », dit à mi-voix Patricia.

Le visage à la fenêtre elle épiait la brousse.

Après un long parcours dans une zone plate et nue où s’ébattaient et galopaient des zèbres par troupeaux entiers, notre voiture avait pris une manière de piste naturelle qui serpentait au pied d’une faible ondulation de terrain couverte d’arbustes.

« Stop ! » chuchota Patricia.

Elle appuya sur la poignée de la portière, tout doucement, par pressions répétées, insensibles.

Puis elle me fit signe de ne pas bouger et se laissa glisser au sol. Le torse de Kihoro se déplaça d’une façon à peine perceptible, mais les deux canons de son fusil se trouvèrent pointés dans la direction que prenait la petite fille.

Elle avançait d’un pas silencieux vers deux buissons très drus, séparés par un mince couloir. Soudain Patricia suspendit tout mouvement. Le fusil de Kihoro bougea de l’épaisseur d’un fil sur ses genoux. Une tête de félin venait d’apparaître entre les deux buissons. Une tête effilée, d’un dessin exquis, à la peau claire égayée de taches fauves, mais dont les babines se retroussaient sur des crocs redoutables et dont la gorge était toute frémissante d’un grondement meurtrier.

La bête se porta un peu en avant. Elle avait un museau et un poitrail minces, des pattes longues, un col plus arrondi et des taches plus petites et moins sombres qu’une panthère ou un léopard. C’était un guépard de forte taille. Patricia le regardait droit dans les yeux et sans plus remuer que si elle avait été une petite statue de bois oubliée dans la brousse. Au bout d’un temps qui me parut très long, le grand félin fit un pas en arrière et la petite fille un pas en avant. Puis ils furent de nouveau immobiles. Le guépard recula d’une foulée et Patricia avança de la même distance. Les buissons les cachèrent.

Kihoro allait-il suivre l’enfant dont il avait la charge ? Il laissa le fusil reposer sur ses genoux et ferma son œil unique. Il savait reconnaître, lui, l’instant exact où le pouvoir de Patricia la protégeait mieux qu’une balle.

Je poussai la portière que la petite fille avait laissée ouverte, descendis de voiture, et, me haussant sur la pointe des pieds, jetai un regard par-dessus les buissons. Il y avait là une carcasse qui avait la forme et la taille d’un jeune poulain et dont la peau blanche était striée de rayures noires. Près d’elle jouaient deux chats couleur crème et comme poudrés de confetti bruns, deux chats les plus vifs, les plus gracieux, les plus nobles que l’on pût rêver. Ils se donnaient des coups de patte, des coups de tête, se poursuivaient, se culbutaient. Entre leurs jeux, les petits guépards venaient donner un coup de dent à la carcasse du petit zèbre.

Les buissons dissimulaient Patricia et le grand félin. Pour quels échanges ? Quels entretiens ?

Quand Patricia, enfin, me rejoignit, je lui demandai :

« Pourquoi n’avez-vous pas une ou deux de ces bêtes chez vous ? On m’assure qu’elles s’apprivoisent à merveille. »

La petite fille me considéra, avec stupeur et dédain :

« Des guépards ! Quand j’ai eu King ! »

Patricia répéta doucement :

« King… »

Une résolution violente, presque sauvage, saisit, tendit ses traits. J’étais incapable d’en deviner la nature, mais je pris peur.

« Rentrons, dis-je. Vous m’avez fait lever avant le jour. Et puis, la bouse de la manyatta… les mouches… j’ai bien envie d’un bain.

— Rentrez si vous voulez, dit Patricia. Mais sans moi. »

Que faire sinon rester avec elle ?

La petite fille se pencha sur Kihoro pour lui parler à l’oreille. C’est la première fois que je vis le pisteur borgne secouer son visage sillonné de cicatrices dans un signe de refus. Patricia lui parla plus vite et plus fort. Il inclina la tête. Si elle lui avait tenu les mêmes propos qu’à moi, que pouvait Kihoro, sinon accepter ?

Et quelle autre ressource restait-il à Bogo que d’obéir aux ordres et aux signes par lesquels le vieux pisteur borgne lui montra la nouvelle course que nous avions à suivre ? Celle qu’avait exigée Patricia.

Très peu d’hommes à coup sûr, qu’ils fussent blancs ou noirs, s’étaient aventurés là où nous mena Kihoro. Et seul avant nous, Bullit dans sa Land Rover avait traversé en voiture ces grands espaces libres et secrets, ce fief des bêtes sauvages.

Profonds vallonnements… Jungle sèche et craquante… Immenses perspectives qui glissaient vers des taillis mystérieux. Tantôt on apercevait le sommet du Kilimandjaro… Tantôt les branches hérissées de dards crissaient contre le métal de l’automobile… Mais sans cesse et partout on voyait, on entendait, on sentait (galops, bonds, fuites, hennissements, plaintes, grondements, barrissements) vivre les animaux dans leur instinct essentiel. C’était pour les plus menus et les plus colossaux, les plus innocents et les plus carnassiers, l’heure où ils cherchaient nourriture.

Kihoro fit signe à Bogo de s’arrêter. Nous étions alors entre deux massifs qui nous masquaient entièrement. Je quittai la voiture avec le vieux trappeur et Patricia. Le visage de Bogo était couvert par la sueur de l’effroi et ses gouttelettes mêmes semblaient grises. Il me fit pitié. Je m’attardai pour lui dire :

« Vous n’avez rien à craindre. Rappelez-vous les paroles de la petite fille blanche.

— J’essaierai, monsieur », dit Bogo humblement.

Patricia et Kihoro n’avaient sur moi qu’un instant d’avance. Mais ils étaient si prompts, légers et silencieux à glisser, à filer de couvert en couvert qu’ils ne laissaient dans leur sillage ni un son, ni une ombre. Tout près de moi et pourtant aussi éloignés, inaccessibles que s’ils avaient été à des lieues. Et comment les découvrir dans ce labyrinthe lacérant ? Par bonheur, Patricia, irritée sans doute de m’entendre piétiner ronces et brindilles, signala d’un léger sifflement sa présence. Je la retrouvai blottie au creux d’un buisson et seule.

Je chuchotai :

« Kihoro ? »

Patricia tendit la main vers l’espace que l’on voyait à travers les rameaux hérissés d’épines, une longue plaine, mollement ondulée, herbue et coupée de fourrés.

« Pourquoi ? » demandai-je.

Patricia répondit de sa voix clandestine :

« Il connaît les terrains de chasse de toutes les bêtes… Alors… »

Elle s’arrêta parce que venait de s’élever et s’étirait, semblait-il pour l’éternité, un long appel qui tenait d’un cri et d’un chant barbare. J’eus un mouvement pour me lever, regarder. Patricia me retint par la manche.

L’appel cessa, reprit, se brisa et traîna de nouveau.

« Par ici », murmura Patricia.

Je me penchai entre deux branches. Leurs épines me griffaient les mains, le front. Mais qu’importait ! Je voyais Kihoro adossé contre un acacia isolé dans la plaine et vers lui, crinière au vent, accourait par bonds énormes un énorme lion. Et c’était King.

Quand il fut au terme de sa course, il se dressa de toute sa taille et posa les pattes de devant sur les épaules de l’homme qui l’avait appelé.

« Kihoro a trouvé, sauvé King tout petit, tout perdu, murmura Patricia. King ne l’a pas oublié. »

Kihoro pressa un instant son visage mutilé contre le mufle du lion, puis il le prit par la crinière et le mena jusqu’au fourré qui nous abritait.

King me renifla, me reconnut. Alors, il fit fête à Patricia, mais sans le moindre bruit.

« C’est l’heure de la chasse », me dit la petite fille.

Je ne demandai pas d’explications. Tout maintenant me paraissait possible, naturel. J’avais franchi la grande frontière. J’étais passé dans l’univers de Patricia, de Kihoro, de King.

Le vieux trappeur borgne nous quitta. Patricia, la main accrochée à la crinière du grand lion, le garda près d’elle.

Et moi je savais – mais par quelle connaissance ? – que le Noir qui avait été autrefois l’un des meilleurs rabatteurs de l’Afrique Orientale reprenait son ancien métier. Et que, cette fois, il ne travaillait pas au profit de l’homme.

L’attente fut longue. Par contre, tout ensuite se déroula à une vitesse stupéfiante.

Un ululement suraigu retentit et un autre et un autre encore. Ils semblaient venir de tous côtés en même temps et emplir tout l’espace de leur stridence. Un troupeau de buffles qui broutait au fond de la plaine s’ébranla, terrifié, et se dispersa en tous sens. Derrière l’un d’eux venait Kihoro. Par ses clameurs sauvages, il le dirigeait vers notre abri. Le buffle passa le long du fourré, grondant, naseaux écumeux et martelant le sol de ses sabots. Patricia alors ôta sa main de la crinière de King et fit entendre ce hissement dont je me souvenais si bien et qui avait failli jeter le grand lion contre moi. King, d’une seule détente, s’envola par-dessus le fourré. Et soudain j’eus devant les yeux l’image même que j’avais vue dans un des livres où j’avais appris à lire et qui avait hanté toute mon enfance : un buffle lancé dans un galop frénétique, avec, pour cavalier, un lion dont les crocs labouraient sa nuque bossue.

Le couple fabuleux avait disparu dans les fourrés et la poussière. Kihoro nous avait rejoints. Mais Patricia tenait encore son regard fixé du côté où le buffle avait emporté King accroché à ses flancs. Aucun des traits de Patricia ne rappelait ceux de son père. Mais combien ils se ressemblaient tous deux en cet instant ! Ou plutôt, comme je retrouvais sur le visage tendre et lisse de la petite fille l’expression même qu’avait Bullit quand il revivait avec souffrance et passion le temps où il tuait sans merci ni répit !

Patricia mit soudain une oreille contre le sol, écouta…

« Fini, » dit-elle en se relevant.

Je vis en pensée la chute du buffle vidé de son sang.

« Vous qui aimez tant les bêtes, dis-je à Patricia, vous n’avez pas de peine pour celle-là ? »

La petite fille me considéra avec étonnement et répondit :

« Il faut bien que les lions mangent pour vivre. »

Je me souvins des petits guépards qui se nourrissaient à la carcasse du zèbre.

« C’est vrai, dis-je. Et King doit avoir une famille. »

Patricia devint d’un seul coup toute blanche et toute raide. Sa bouche prit une inflexion pitoyable. Je crus qu’elle allait gémir. Mais elle se contint et fixa sur moi un regard où je ne pus rien déchiffrer.

« Pourquoi pas ? » dit-elle.

Nous fîmes en silence le chemin jusqu’à la voiture.
 
Joseph Kessel
Le lion