008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

DEUXIÈME PARTIE

V

C’était dans la zone la plus dénuée de la Réserve que le vieil Ol’Kalou et Oriounga avaient cherché un site pour le séjour de leur clan. Les Masaï, fils des grands espaces arides, se méfient des terres boisées. Le culte des arbres, la religion des forêts sont contraires à l’instinct de leur peuple. Aussi le choix d’Ol’Kalou et d’Oriounga s’était-il porté, au voisinage d’un point d’eau, sur une petite éminence qui dominait de loin la plaine rase et sèche.

Aucune piste ne menait au lieu de campement. Mais le terrain permettait à une voiture d’en approcher. Si bien que au lever du jour, nous fûmes en vue de la colline pelée sur laquelle se dessinaient des silhouettes noires.

« Les voilà, les voilà ! s’écria Patricia, penchée à moitié hors de la portière. Et nous sommes à temps. »

Elle retomba près de moi et dit en riant :

« Regardez nos deux Noirs, ils ne sont pas contents. Vous savez pourquoi ?

— Bogo a peur.

— Naturellement, c’est un Kikouyou de grande ville, dit Patricia avec dédain.

— Et Kihoro ?

— Oh ! lui, il ne craint pas les Masaï. Il est furieux contre eux. Il voudrait les tuer tous. »

Elle prit le ton un peu supérieur qu’elle adoptait à l’ordinaire pour éclairer mon ignorance.

« Kihoro appartient aux Wakamba et ce sont des gens très braves. Et ils ont toujours été en guerre avec les Masaï. Et aujourd’hui encore, malgré les lois du gouvernement, ils se battent quelquefois à mort. Leurs territoires se touchent, vous comprenez. »

Patricia se pencha sur la banquette avant où se tenait le vieux trappeur borgne et lui chuchota quelques mots dans sa langue natale. Kihoro montra ses gencives ébréchées dans un rictus féroce et tapota son fusil.

« Pourquoi l’excitez-vous ? demandai-je à la petite fille.

— Pour le rendre enragé, dangereux, dit-elle. Et quand il le sera trop, alors je le ferai tenir tranquille. C’est un jeu.

— Mais lui ne le sait pas » dis-je.

— Naturellement qu’il ne le sait pas, s’écria Patricia. Sans quoi il n’y aurait pas de jeu. »

Kihoro le borgne.

King le grand lion.

Avec quel partenaire nouveau et à quelles frontières Patricia allait-elle un jour mener le jeu ?

Nous étions au pied du monticule. Patricia bondit de la voiture avant qu’elle ne fût complètement arrêtée.

Le soleil se levait dans sa gloire de brousse, mais une odeur épaisse d’étable mal tenue, de purin, infectait l’air si léger de l’aurore.

« Venez vite, me cria Patricia. Ils commencent. »

Elle m’entraîna le long de la faible pente jusqu’au sommet de l’éminence. Le sol en était plat et avait la forme d’un ovale grossier. Sur son pourtour étaient plantées des barrières d’épineux en deux rangées, traversées par des chicanes. À l’intérieur de l’enceinte, s’étalait une masse jaunâtre, dense, gluante et d’une senteur ignoble. C’était de la bouse de vache à demi liquide.

Des hommes, des femmes et des enfants noirs trituraient, piétinaient, malaxaient, brassaient cette immonde matière afin de lui donner un peu plus de consistance. Patricia s’adressa à eux dans leur propre langue. La surprise de l’entendre chez une petite fille blanche saisit d’abord ces figures farouches. Puis même les plus fermées, les plus cruelles prirent une expression adoucie. Les femmes poussèrent des rires aigus et les enfants des cris de joie.

Je cherchai des yeux Oriounga, mais ne vis aucun des trois moranes. Le vieil Ol’Kalou cependant était là. Je le saluai. Il me reconnut et dit :

« Kouahéri. »

Puis il fit signe aux siens de reprendre leur tâche.

La vague fétide se répandit plus forte, plus épaisse. Je reculai instinctivement et retins ma respiration. Mais Patricia n’était pas le moins du monde incommodée. Cette petite fille qui, la veille, avait laissé derrière elle, lorsqu’elle avait quitté ma hutte, un délicat sillage de savon et d’eau de lavande (on pouvait encore le sentir sur elle), cette petite fille à l’odorat si subtil qu’elle reconnaissait chaque effluve et chaque fragrance de brousse, était en train de humer, les yeux brillants de plaisir, l’odeur répugnante. Elle ressemblait à ces enfants nés, élevés dans un château, mais qui ont grandi avec ceux de la ferme et qui prennent plus de joie aux soins les plus rebutants des écuries et des étables qu’aux divertissements de leur condition.

« Ils sont vraiment malins, vous savez, les Masaï, dit Patricia qui voulait me faire partager son exaltation. Ils sont vraiment intelligents. Faire des maisons avec de la bouse de vache ! Vous comprenez : ils ne vivent jamais à la même place, ils n’ont pas une pelle, pas un outil, rien. Alors, ils ont inventé ça. Leur troupeau reste tout un jour, toute une nuit là où ils veulent camper. Après, ils pétrissent, ils préparent.

— Et après ? demandai-je.

— Vous allez voir, dit Patricia. Tenez, ils commencent. »

Quelques hommes dressaient autour de la mare gluante des claies couronnées par des arceaux de branchages qui, grâce à leurs épines, s’accrochaient les unes aux autres. Elles s’infléchissaient en ovale, selon le dessin du terre-plein qui dominait la petite colline. En très peu de temps une tonnelle ajourée courut le long de la plateforme. Elle était très basse (elle n’arrivait qu’à mi-corps de ceux qui la plantaient) et toute hérissée de ronces.

« Maintenant ! Maintenant ! cria Patricia. Regardez ! »

Le vieil Ol’Kalou avait donné un ordre. Et tous, hommes, femmes et enfants s’étaient mis, certains avec leurs paumes, certains avec des outres – qui servaient à l’ordinaire pour le lait et pour l’eau – à puiser la matière molle et tiède qu’ils avaient pétrie et à la répandre sur les branchages qu’ils avaient façonnés. Cette pâte brunâtre encore liquide et d’une pestilence affreuse coulait, s’égouttait, s’agglutinait le long des claies et devenait un mur, collait aux arceaux et formait un toit. Et les hommes, les femmes, les enfants, consolidaient ces premiers éléments aussi vite qu’il leur était possible en les arrosant, les épaississant par de nouveaux jets de bouse malaxée.

« Le soleil en quelques heures va tout durcir. N’est-ce pas merveilleux ? » dit Patricia.

Bien que le matin fût encore très frais, de grosses mouches arrivaient en essaims pressés, bourdonnants.

« Partons, il n’y a plus rien à voir, dis-je à Patricia.

— Un instant, je vous en prie, je m’amuse trop ! » s’écria-t-elle.

Des fillettes masaï l’assaillaient de bavardages et de rires.

Patricia revint à moi en courant.

« Écoutez, écoutez, dit-elle. Ces filles croyaient que nous étions mariés !

— Qui ?

— Mais vous et moi », dit Patricia.

Elle fit une pause pour bien jouir de mon étonnement. Puis elle voulut bien m’expliquer :

« Ces petites ne sont pas plus âgées que moi, et beaucoup d’entre elles sont déjà mariées. C’est comme ça chez les Masaï. Les autres attendent pour être épousées que les jeunes hommes du clan aient fini leur temps de morane.

— Et où sont les moranes ?

— Là », dit Patricia.

Elle me conduisit au bord de la plate-forme opposé à celui par où nous étions venus. Au pied de l’éminence et caché par elle, le troupeau des Masaï se trouvait enfermé dans une enceinte d’épineux au dessin carré. Parmi le bétail, on voyait briller, sous les feux du soleil levant, trois lances et trois chevelures cuivrées.

« On descend », décida Patricia.

Les moranes achevaient de masser le troupeau contre un panneau mobile fait de branches griffues qui donnait accès dans l’enclos. Patricia contemplait, immobile, les jeunes hommes. Eux, ils ne daignaient pas nous accorder la moindre attention. Les yeux de la petite fille avaient une expression sérieuse et lointaine qui me rappela la façon qu’elle avait eue de regarder les bêtes le matin où je l’avais rencontrée.

« Dans le temps, dit Patricia d’une voix basse, et comme enrouée, un morane, avant d’être un homme et avoir droit à une femme, devait tuer un lion. Et pas de loin et pas avec un gros fusil… Avec sa lance et son coutelas. »

Le bétail maintenant était rangé, prêt à sortir de l’enceinte. Mais les jeunes hommes n’enlevaient pas encore le panneau qui en fermait l’entrée. Chacun d’eux s’approcha d’une vache et chacun, de la pointe effilée de sa lance, fit une incision très mince au cou de l’animal. Et chacun colla sa bouche à la blessure fraîche pour y boire à longs traits. Puis ils appliquèrent une main sur l’entaille et attendirent qu’elle se refermât. Les vaches n’avaient même pas gémi.

« Voilà toute leur nourriture, dit Patricia. Le soir, le lait. Le matin, le sang. »

Le panneau de ronces fut enlevé. Le troupeau prit le chemin du pâturage. Oriounga le menait. Quand il passa près de nous, il lécha le filet rouge qui tachait sa lèvre brune et laissa couler sur Patricia un regard dédaigneux et brûlant. Puis, il s’éloigna, superbe comme un demi-dieu, lui qui, pour se nourrir et s’abriter, ne disposait au monde que du lait, du sang et de la bouse de vaches efflanquées.
 
Joseph Kessel
Le lion