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008 Livre Joseph Kessel Le lion DEUXIÈME PARTIE |
IV Quand je retrouvai ma hutte, le groupe électrogène avait déjà cessé de fonctionner. Mais un des serviteurs du camp avait placé la lampe tempête allumée sur la table de la véranda. Je m’installai près d’elle et me pris à rêver aux événements de la journée. Mes nerfs étaient à vif. La soirée tranquille que je venais de passer dans le bungalow les avait, par un jeu singulier, éprouvés beaucoup plus que ne l’avaient fait les crises et les scènes presque hystériques de la veille. Une paix et une douceur si unies, si étales ne répondaient pas, me disais-je, à la vérité des êtres réunis sous ce toit. Eaux faussement endormies, dangereuses, malsaines. Comment accorder la tolérance de Sybil à l’égard de King et la détestation qu’elle montrait pour lui un jour plus tôt ? Et le comportement de Patricia devant l’album de sa mère à ses jeux déchaînés avec la bête fauve ? Le grand lion s’empara de mon esprit une fois de plus. Était-ce lui que j’entendais gronder au fond de la nuit et de la brousse ? Ou quelque lointain orage de chaleur ? Ou ma propre obsession ? J’avais les nerfs à vif, et, à cause de cela, lorsque Bullit surgit soudain, je compris et partageai la haine de Sybil pour les gens qui se déplaçaient en silence. La grande silhouette qui se dressa tout à coup devant le cercle lumineux projeté par la lampe faillit me faire crier d’effroi. Bullit avait repris ses vêtements et ses bottes de travail, et ses cheveux étaient de nouveau une toison hirsute. Il tenait la bouteille de whisky, pleine encore à moitié, que je lui avais apportée. « Je sais que vous en avez toute une caisse, dit-il, coupant court à ma protestation. Mais, ce soir, c’est bien celle-ci que nous devons finir ensemble. Elle a été trop bien entamée. » Chaque trait de son large visage exprimait, entièrement, massivement, l’amitié. « Depuis longtemps, longtemps, la maison n’a pas connu de nuit aussi heureuse, reprit-il. Votre présence a calmé Sybil et la petite vous adore. » J’allai chercher deux verres avec empressement : quand j’étais seul avec Bullit, j’avais très envie d’alcool. Nous buvions sans parler. Je sentais que mon compagnon trouvait autant que moi ce repos bienfaisant. Mais il me sembla que de nouveau un rugissement éloigné traversait la solitude nocturne. Bullit ne bougea pas. Sans doute, je m’étais trompé. Peut-être son indifférence venait de l’habitude. Je lui demandai : « Pour quelle raison King est-il parti de chez vous ? — Sybil, dit Bullit. Elle n’est pas née, elle n’a pas été élevée en Afrique Orientale. Il lui est devenu impossible de voir tout le temps la crinière, les crocs. Et cette masse qui traversait les pièces d’un seul bond pour me mettre les pattes de devant sur les épaules ou pour lui lécher la main. Et chaque fois que Pat se roulait avec le lion dans l’herbe, Sybil était près de s’évanouir. Elle a pris King en horreur. Et King, comme de juste, l’a su. Il ne venait plus caresser Sybil, ni se faire caresser par elle. Alors, elle a eu si peur qu’elle a juré de retourner à Nairobi si je ne la débarrassais pas de King. Moi, ça m’était égal qu’il nous quitte. Mais il y avait Pat. » Bullit s’arrêta et je vis à son expression qu’il lui était très pénible de continuer. Mais il me fallait à tout prix connaître la fin de cette histoire à laquelle je m’étais laissé prendre comme dans un piège. Et Bullit je le sentais, ne pouvait rien me refuser ce soir. Je demandai avec insistance : « Alors, qu’est-ce qui est arrivé ? — Sybil et moi, dit Bullit, nous avons fait chacun notre devoir. Le même matin, j’ai emmené King dans ma voiture jusqu’au fin fond de ce Parc pour l’y abandonner et Sybil a conduit la petite à Nairobi et l’a laissée dans la meilleure pension de la ville. (Bullit eut un lourd soupir.) Vous savez que nous avons dû reprendre Patricia très vite ? — Je le sais. — Eh bien, dit Bullit, en donnant avec le fond de son verre un léger coup sur la table, eh bien, le lendemain du jour où la petite est rentrée, King était devant le bungalow et ils se roulaient ensemble dans la clairière. » Bullit fit une très longue pause avant de poursuivre : « Sybil m’a supplié d’abattre le lion. Il faut la comprendre. Mais est-ce que je pouvais ? Ma fille, déjà, me pardonne mal d’avoir fait tant de massacres avant sa naissance. » Bullit leva sur moi son regard pesant et dit : « Si j’avais eu le sang de King sur les mains… vous vous rendez compte… » Le grand tueur de bêtes ferma les yeux et frissonna : « Et alors ? demandai-je. — Alors, dit Bullit en haussant les épaules, on est arrivé à un compromis. Pat et moi nous avons trouvé l’arbre que vous avez vu ce matin avec elle. Et quand le jour suivant King est revenu au bungalow, nous y avons été ensemble tous les trois. Et la petite a expliqué à King que là serait le lieu de leurs rendez-vous. Elle le lui a fait comprendre… sentir… Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Elle peut tout sur lui. Vous le savez maintenant. — En effet, dis-je. — Le lion m’aimait aussi, dit Bullit. Autrefois, quand je revenais d’inspection, il flairait ma voiture à des milles et des milles de distance et courait à ma rencontre. Cela lui arrive encore aujourd’hui… Je le vois venir tout à coup pour me faire fête, dans une savane perdue. Mais la petite, c’est tout autre chose. Il a connu sa peau en même temps qu’il a connu la vie. Il est à elle pour toujours. » Bullit versa dans son verre ce qui restait de whisky dans la bouteille, vida son verre et se leva. « Un instant encore, dis-je. Est-ce que King a lionne et lionceaux ? » Les yeux de Bullit étaient couverts d’un réseau de fibrilles rouges. « Je bois trop, dit-il comme s’il n’avait pas entendu ma question. Je vous souhaite un bon sommeil. » Il descendit le perron lourdement, mais sans bruit. Je ne traînai pas sur la véranda et me dirigeai vers ma chambre. En poussant la porte, j’aperçus le petit singe Nicolas assis au bord de mon oreiller et Patricia allongée sur mon lit, dans un pyjama de coton rose. Ma stupeur la fit rire de son rire le plus enfantin. Elle se leva d’un bond. Le haut de son léger vêtement s’entrouvrit. Sous le cou hâlé, la peau était d’une pâleur, d’une tendresse pathétiques. « Je suis sortie de chez moi par la fenêtre et suis entrée chez vous de la même façon, dit la petite fille. Il fallait bien. Je donne déjà trop de soucis à mes parents le jour. » Je me demandai si Kihoro surveillait Patricia également de nuit. Mais elle continuait déjà : « C’est pourquoi je m’en vais tout de suite. Je voulais seulement vous dire de vous réveiller très tôt demain. On ira voir les Masaï installer leur manyatta… leur camp. C’est très drôle, vous verrez. » Les Masaï… J’eus l’impression de voir flamboyer la chevelure d’Oriounga le morane. « D’accord ? À l’aube ? » demanda Patricia. Je répondis : « À l’aube. » Le petit singe et la petite fille s’envolèrent par la fenêtre. |
Joseph Kessel Le lion |