008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

DEUXIÈME PARTIE

DEUXIÈME PARTIE
I

Je soulevai péniblement les paupières. Ce n’était pas un merveilleux petit singe qui se penchait cette fois sur mon réveil, mais Bogo, mon chauffeur.

« Le déjeuner, monsieur…, disait-il, le déjeuner !

— Le petit déjeuner ? demandai-je.

— Non, monsieur, le déjeuner, dit Bogo. Il est plus de midi.

— C’est que je me suis endormi très tard. »

Il y avait eu dans ma réponse une intention d’excuse. Je ne l’avais pas voulu, mais je n’y pouvais rien. Pendant des semaines, j’avais habitué Bogo à un itinéraire, à un programme d’une rigueur extrême. Départs, arrivées, étapes, repas, tout avait obéi à cette règle. J’avais fait l’impossible pour nourrir chaque instant du voyage de connaissances et d’émotions nouvelles. Bogo s’était mis tout entier au service de mes desseins. Et voilà que je reniais, déséquilibrais cette longue discipline. Il fallait me tirer du lit au milieu de la journée pour me nourrir.

Mon corps était raide, meurtri. C’était, pensai-je, d’avoir passé presque toute la nuit sur la véranda sans bouger. Je gagnai la hutte-salle de bain. Mais ni l’eau chaude ni l’eau froide ne purent, comme elles le faisaient à l’ordinaire, détendre mes muscles ni mon humeur. La courbature était d’ordre moral. Tout m’irritait et particulièrement moi-même.

Ces conserves – pour combien de temps m’y étais-je condamné ?

Zanzibar… Je n’aurais plus jamais loisir de m’y rendre. Zanzibar, paradis dans l’océan Indien, embaumé de clous de girofle.

Et qu’est-ce qui m’attendait donc dans la Réserve qui valait de renoncer à la dernière partie de mon voyage et sans doute la plus belle ?

Les animaux sauvages… S’il fallait recommencer la promenade faite la veille, sous la surveillance d’un ranger, autant rester dans cette hutte protégée au moins de la chaleur et de la poussière et boire le whisky dont Bogo, selon mes instructions, avait rapporté une caisse de Laïtokito.

Une caisse ! Pourquoi une caisse ? Pour qui ? Bullit ? Il me détestait et l’avait bien fait voir. Quant à Sybil, maintenant que j’avais été le témoin de sa crise nerveuse, elle ne pouvait plus me souffrir, c’était évident. Et une haine neuve, brûlante, devait envenimer et embraser le ressentiment de Patricia.

Ils n’avaient tous, assurément qu’une envie : me savoir, le plus loin possible. Et je m’implantais, je m’incrustais… Alors que je m’étais obstiné à partir quand on m’avait prié de rester.

Je maudissais chaque instant davantage la décision qui me retenait dans le Parc royal. Mais en même temps – et ainsi que je l’avais fait depuis que je l’avais prise – je refusais d’en reconnaître le motif. Sa puérilité, son ridicule me gênaient trop.

J’avais fini mon repas : nourriture insipide et bière tiède.

« Quels sont les ordres, monsieur ? me demanda Bogo.

— Il n’y en a pas, dis-je en me forçant au calme. Allez vous reposer. »

Une voix limpide, une voix d’enfant s’éleva du seuil de la pièce.

« Mais non, qu’il reste. Vous aurez besoin de lui. »

C’était Patricia. Aucun bruit ne m’avait, bien entendu, averti de son approche. Elle portait de nouveau une salopette grise. Mais son maintien gardait quelque chose de la sagesse étudiée, de la modestie apprise qu’elle avait montrées la veille pour le thé de Sybil. Le petit singe Nicolas était juché sur l’une de ses épaules. La petite gazelle Cymbeline l’accompagnait.

« Mon père a fait votre message pour Nairobi, dit Patricia. Maman vous invite à dîner ce soir. Ils ont été très contents de savoir que vous ne quittiez pas ce Parc aujourd’hui. »

Patricia avait détaché, souligné chaque mot. Son regard exigeait en retour une courtoisie égale.

« Je suis très reconnaissant à vos parents, dis-je. Ce que vous m’annoncez me réjouit beaucoup.

— Je vous remercie pour eux », dit Patricia.

À ce moment, je m’aperçus que les sentiments de Bullit et de sa femme à mon égard m’intéressaient peu. Je demandai :

« Et vous, Patricia ? Cela vous fait plaisir de me garder ici pour quelque temps ? »

L’expression de Patricia ne changea que d’une nuance. Elle suffit cependant pour donner une tout autre signification au petit visage hâlé. Les traits demeuraient graves, sans doute, mais leur gravité n’était plus celle d’une petite fille qui a bien retenu sa leçon de maintien. C’était la gravité attentive, subtile, sensible, de l’enfant qui m’avait surpris près de l’abreuvoir du Kilimandjaro. Elle me donna un espoir et une joie sans apparence de raison.

« Je voudrais savoir pourquoi vous êtes resté », dit à mi-voix Patricia.

Ce que je m’étais refusé jusque-là d’admettre à moi-même, il me parut tout simple soudain de l’avouer.

« À cause de King, dis-je. Du lion. »

Patricia approuva de la tête à plusieurs reprises, rapidement, vigoureusement, ce qui fit bouger le singe minuscule accroché à son épaule et dit :

« Ni mon père ni maman n’ont pensé à King. Mais moi je savais bien. »

Je demandai :

« Nous sommes de nouveau amis ?

— Vous êtes resté pour King, le lion. C’est à lui de répondre », dit sérieusement Patricia.

Nous entendîmes alors un son étrange, moitié soupir et moitié sanglot. Mon chauffeur reprenait avec peine sa respiration. La peau de sa figure était grise.

« Que voulez-vous de Bogo ? demandai-je à Patricia.

— Vous le saurez plus tard. Il n’est pas encore temps », dit-elle.

Je fus pris soudain d’une impatience anxieuse. Il y avait eu dans ces paroles de Patricia, me semblait-il, une sorte d’engagement, de promesse. Elle n’était pas venue simplement porter un message de ses parents. Ce prétexte servait une décision plus importante et secrète. Je fermai un instant les yeux comme l’on fait pour échapper au vertige. Était-il possible que le dessein de la petite fille fût celui-là même que je croyais deviner ?

Je me repris. Voilà que j’étais de nouveau la proie des rêves de l’enfance. Il n’y avait qu’à laisser venir l’heure, l’heure de Patricia. Mais je me sentis incapable de l’attendre entre les murs de la hutte.

« Venez dehors », dis-je à Patricia.

Et à Bogo :

« Vous m’apporterez un peu de whisky. »

Patricia me demanda, les yeux brillants :

« Est-ce que vous avez de la limonade ? »

J’échangeai un regard avec Bogo. Nous étions aussi penauds l’un que l’autre.

« Mademoiselle aime peut-être le soda, dit mon chauffeur craintivement.

— Oui, si vous me donnez aussi du sucre et du citron, dit Patricia. Parce que, alors, avec le soda, je fais une limonade. »

Elle composa soigneusement son breuvage, face à la grande clairière et à la montagne immense que le soleil à cette heure dépouillait d’ombre et de coloris.

« Vous avez été chez les bêtes ? demandai-je.

— Non, dit Patricia. J’ai pris mon petit déjeuner en même temps que maman. Et puis, toute la matinée, j’ai fait mes leçons avec elle. Tout a très bien marché. »

Patricia s’arrêta de souffler sur l’eau gazeuse pour y faire des bulles. Elle poursuivit à mi-voix :

« Pauvre maman, elle est si heureuse quand je me donne de la peine pour étudier. Elle en oublie tout le reste. Alors, après ce qui s’est passé hier soir, c’était bien mon devoir de l’aider. »

La petite fille recommença de souffler dans son verre, mais d’une manière toute machinale. Il y avait sur ses traits une compréhension, un tourment d’adulte. La vie était encore plus difficile pour Patricia que je ne l’avais pensé. Elle aimait sa mère et savait combien elle la faisait souffrir, et n’y pouvait rien à moins de cesser d’être elle-même.

Patricia trempa un doigt dans son breuvage, se lécha le doigt autour de l’ongle cassé, ajouta un peu de sucre.

« Maman est très savante, reprit-elle avec fierté. Histoire, géographie, calcul, grammaire, elle connaît tout. Et moi, si je veux, j’apprends très vite. »

Elle prit soudain la voix clandestine dont elle usait pour ne pas effaroucher les bêtes et que je n’avais plus entendue depuis notre entretien près du grand abreuvoir.

« Vous savez, à la pension de Nairobi, j’étais en avance sur toutes les autres filles, je l’ai vu tout de suite. J’aurais pu gagner une classe ou deux. Mais j’ai fait l’idiote pour être renvoyée au plus vite. Sinon, je me serais laissée mourir. »

Patricia parcourut d’un regard avide la clairière, les flaques d’eau qui miroitaient au loin et les massifs d’arbres les plus épais comme-pour en percer les profondeurs. Elle but goulûment sa citronnade et s’écria : « Appelez votre chauffeur. On part. » Elle décrocha le petit singe de son épaule et le plaça sur le dos de Cymbeline.

« Vous deux, leur dit-elle, vous rentrez à la maison. » La petite gazelle, avec le petit singe en croupe, posa délicatement de marche en marche ses sabots de la taille d’un dé à coudre et prit la direction du bungalow de Bullit.

Patricia descendit le perron en dansant et ouvrit la portière de la voiture.

« Si j’étais seule, j’irais comme je fais toujours, à pied, dit-elle. Mais avec vous… »

Ses grands yeux sombres scintillaient de gaieté. Elle imaginait sans doute comme je m’essoufflais à la suivre et comment, les fourrés où elle glissait sans peine retenaient et déchiraient mon corps maladroit.

« Où allons-nous, mademoiselle ? » demanda Bogo. Patricia lui répondit très vite, en kikouyou. Il tourna vers moi un visage où l’effroi agitait chaque ride. Le blanc même de ses yeux était comme terni.

« Silence ! cria Patricia. Silence, vous ! »

Elle était revenue à la langue de sa race, langue de commandement, avec l’autorité naturelle et féroce des enfants à qui, depuis qu’ils sont nés, des serviteurs noirs ont montré une soumission entière.

« Mais… mais… mademoiselle, mais… monsieur, balbutia Bogo, il est défendu… Il est absolument interdit de circuler parmi les bêtes sans ranger.

— C’est vrai, dis-je à Patricia. Votre père…

— Avec moi, s’écria la petite fille, il n’est besoin de personne. »

Tandis que j’hésitais, Kihoro se dégagea soudain d’un buisson d’épineux et avança vers nous. Il marchait le buste projeté en avant sur son bassin rompu comme si le poids du fusil de chasse à deux canons qu’il portait sur une épaule l’écrasait. Il s’arrêta près de la voiture et me scruta de son œil unique. Je comprenais son embarras. Il avait pour mission de veiller sur la petite fille dans toutes ses courses et sans qu’elle s’en doutât. Comment la suivrait-il si elle partait avec moi ?

Je proposai :

« À défaut d’un ranger, emmenons Kihoro.

— À défaut ! dit Patricia avec indignation. À défaut ! Il est le meilleur pisteur, traqueur et tireur de ce Parc. Et il le connaît mieux que personne. Et il est à moi. »

Elle fit signe à Kihoro. Il se glissa de biais – son corps estropié empêchait qu’il s’y prît autrement – à côté de Bogo. Mon chauffeur eut un frémissement de répugnance. Il n’y avait rien de commun entre les rangers habillés de beaux uniformes, dressés à ménager les visiteurs et ce borgne, ce balafré dont les hardes sentaient la sueur et la brousse. Et puis, Kihoro appartenait à la tribu des Wakamba qui était, avec celle des Masaï, la plus guerrière, la plus cruelle.

Nous prîmes la piste médiane, seul parcours permis aux touristes et que je connaissais déjà. La petite fille appuya son dos contre un accoudoir et allongea les jambes sur la banquette, les replia, les étendit de nouveau, ferma les yeux à demi.

« Elle ressemble à un lit roulant, votre automobile », dit Patricia.

Cette voiture était une Chevrolet de louage, carrossée en conduite intérieure, vieille de quelques années, mais beaucoup plus large assurément, et mieux suspendue, que la Land Rover de Bullit, version anglaise de la jeep.

« Seulement, reprit Patricia en étirant ses membres légers avec un sentiment de luxe et de volupté, seulement cette automobile ne passera jamais là où va mon père. Et puis on ne voit rien de ce qu’il y a dehors. »

Patricia fit glisser ses jambes sur la banquette et s’approcha de moi. Elle riait silencieusement. Elle chuchota :

« Regardez Kihoro. Il n’a pas l’air d’un malheureux singe enfermé dans une boîte ? »

Aussi bas que Patricia avait pu parler, le vieux pisteur noir avait entendu son nom. Il se tourna vers nous. Je n’avais jamais vu de si près cette face où, parmi vingt cicatrices, l’œil droit formait une tache noire, un trou sanglant. Patricia montra d’un signe à Kihoro qu’elle n’avait pas besoin de lui. Le visage supplicié s’orienta de nouveau dans le sens de la marche.

« Comment le malheureux a-t-il eu toutes ces blessures ? demandai-je.

— Il n’est pas malheureux, dit Patricia avec assurance. Les Noirs ne souffrent pas d’être laids. Et chez eux les chasseurs sont fiers des marques de la chasse.

— Comment les a-t-il reçues ?

— L’épaule et le bassin, ce n’est pas en poursuivant les bêtes, dit Patricia. C’est dans le Parc. Il avait trop confiance en lui avec les animaux sauvages. Une fois, c’est un buffle qui l’a lancé en l’air et piétiné. Une autre fois, il a été serré entre le tronc d’un arbre sur lequel il grimpait et le flanc du rhinocéros qui le chargeait.

— Mais la figure, dis-je, ce sont des marques de griffes ?

— On ne peut pas s’y tromper », dit Patricia.

Je la regardai avec plus d’attention. Il y avait eu un étrange mouvement d’orgueil dans sa voix et sur ses traits. Ses yeux étaient plus sombres, ses lèvres plus vives tandis qu’elle racontait.

Les griffes qui avaient labouré le visage de Kihoro étaient celles d’un léopard. Kihoro l’avait pisté longtemps avec, dans son fusil, la seule cartouche que Bullit lui accordait pour aller seul à la chasse. La balle unique avait touché le fauve, mais sans le foudroyer. Il avait eu encore assez de force pour jeter bas Kihoro et le lacérer jusqu’au moment où un coutelas manié à l’aveugle avait trouvé le cœur de la bête.

Quand Patricia eut achevé ce récit, elle respirait vite et ses mains étaient crispées l’une contre l’autre. Je lui demandai :

« Vous êtes fière de Kihoro ?

— Il n’a peur de rien, dit Patricia.

— Mais votre père, lui aussi ?

— Je ne veux pas. Taisez-vous ! » s’écria la petite fille.

Elle m’avait habitué aux sautes d’humeur les plus violentes et les plus rapides. Je fus saisi néanmoins par l’expression de souffrance que son visage prit d’un seul coup. Ces joues blêmies sous le hâle, cette bouche et ce regard à la torture, seul un intolérable accès de douleur physique semblait pouvoir en être cause.

« Les Blancs n’ont pas le droit. Je ne veux pas qu’ils tuent les bêtes », dit Patricia.

Sa voix était étouffée, haletante.

« Les Noirs, c’est autre chose. C’est juste. Ils vivent avec les bêtes. Ils ressemblent aux bêtes. Ils n’ont pas plus d’armes que les bêtes. Mais les Blancs… Avec leurs gros fusils, leurs centaines de cartouches ! Et c’est pour rien. C’est pour s’amuser. Pour compter les cadavres. »

La voix de la petite fille s’éleva brusquement jusqu’au cri hystérique.

« Je déteste, je maudis tous les chasseurs blancs. »

Les yeux de Patricia étaient fixés sur les miens. Elle comprit le sens de mon regard. Son cri se changea en murmure effrayé.

« Non… Pas mon père. Il n’y a pas d’homme meilleur. Il ne fait que du bien aux animaux. Je ne veux pas qu’on parle de tous ceux qu’il a pu tuer.

— Mais comment le savez-vous ? demandai-je.

— Il racontait à maman, à ses amis, quand j’étais très petite. Il pensait que je ne comprenais pas. Maintenant je ne veux pas, je ne supporte pas… Je l’aime trop. »

Alors me revint à l’esprit et dans toute sa véritable signification le regard par lequel, la veille, dans le bungalow, la petite fille avait interdit à Bullit d’achever le récit de sa chasse aux lions du Serenguetti.

Patricia baissa la vitre de la portière, plongea dehors sa tête coiffée en boule et aspira longuement la poussière brûlante que soulevait notre course. Quand je revis sa figure, elle ne portait plus un signe de tourment. On ne pouvait y déceler qu’une impatience heureuse. Elle donna un ordre à Bogo. Notre voiture s’engagea dans un sentier bosselé, tortueux.

Était-ce la configuration du terrain ou l’orientation du sentier qui menait vers les taillis mystérieux et les refuges protégés des animaux sauvages – mais, contrairement à son habitude, Bogo conduisait très mal. Ressorts, freins, changement de vitesse gémissaient, grinçaient. Nous avancions dans un affreux tintamarre.

« Stop, dit soudain Patricia au chauffeur. Vous allez effrayer les bêtes ou les rendre furieuses. » Elle saisit mon bras et commanda « Venez. »

Puis elle se haussa jusqu’à mon oreille pour chuchoter : « Il n’est plus très loin. »

Elle sauta sur le sol et piqua droit vers des buissons hérissés de ronces.
 
Joseph Kessel
Le lion