008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

PREMIÈRE PARTIE

XIV

Bogo, qui attendait devant la hutte, me suivit à l’intérieur et demanda :

« À quelle heure dîne monsieur ? »

Son uniforme, sa voix, son visage, son attitude, l’obligation de lui répondre – tout m’irrita d’une façon singulière.

« Je n’en sais rien, dis-je. Et cela n’a pas d’importance. Je m’arrangerai seul plus tard.

— Monsieur voulait que j’emballe tout ce soir pour partir à la première heure, observa Bogo.

— Nous partirons quand j’en aurai envie », dis-je en serrant les dents.

Bogo hésita un peu, le front bas, pour demander :

« Mais nous partons, monsieur, n’est-il pas vrai ? »

Son intonation qui exprimait la crainte, le reproche et l’entêtement à quitter la Réserve au plus vite me fut insupportable.

« Cela ne regarde que moi, dis-je.

— Et l’avion de monsieur ? » murmura Bogo.

Sans doute j’aurais agi comme je l’ai fait, même si mon chauffeur n’avait pas montré tant d’obstination. Mais sur l’instant, il me sembla que, seul, me décida le réflexe de liberté contre une insistance odieuse… J’arrachai une feuille à mon carnet de notes, écrivis quelques lignes et commandai à Bogo :

« Portez cela au bungalow, immédiatement. »

Mon message, destiné à Bullit, lui demandait de transmettre à Nairobi, au cours de son prochain contact par radio, que j’annulais la place qui m’avait été réservée pour le surlendemain dans l’avion de Zanzibar.


Le groupe électrogène cessa de fonctionner à dix heures, suivant le règlement de la Réserve. J’allumai la lampe tempête et m’installai sur la véranda. Le whisky était à portée de ma main. Je n’y touchai pas. Je n’avais pas plus soif que faim ou sommeil. Et pas davantage envie de réfléchir. Il faisait frais. La nuit était transparente. On distinguait dans l’obscurité les lignes sèches des arbres épineux et la forme tabulaire du Kilimandjaro. L’auvent de chaume cachait le ciel et les astres. Cela importait peu. Mes pensées avaient le tour le plus pratique, le plus trivial. Je me demandais si je n’avais rien oublié qui me fût nécessaire dans la liste d’achats que j’avais donnée à Bogo. Il devait, dès qu’il ferait jour, aller chercher du ravitaillement à une trentaine de kilomètres de la Réserve, dans le village de Laïtokito, chez l’épicier indien. Je me rappelais avec amusement l’effroi de mon chauffeur noir à tête de tortue quand il avait appris que se prolongeait indéfiniment notre séjour au milieu des bêtes sauvages. Puis je ne pensai à rien. La fatigue sans doute…

Les bruits de la brousse – craquements, gémissements, sifflements, chuchotements – formaient autour de la hutte un secret langage nocturne. De temps à autre s’élevaient au-dessus de tous les murmures un cri aigu, une clameur rauque, un strident appel. Et parfois des ombres immenses passaient au fond de la clairière.

J’attendais, l’esprit en suspens. Pourquoi lui demander un effort ? Quelqu’un allait venir et me faire comprendre les mystères de la nuit et le sens de ma journée dans le Parc royal et pourquoi j’avais été incapable d’en partir.

J’eus beau prolonger ma veillée jusqu’à l’heure où, sur la véranda, la balustrade se couvrit de rosée, il ne vint personne.
 
Joseph Kessel
Le lion