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008 Livre Joseph Kessel Le lion PREMIÈRE PARTIE |
XIII Quand Sybil et moi nous fûmes seuls, elle eut la tentation de reprendre son attitude et son ton de société. Mais le choc avait été trop violent. « Je ne sais plus ce que je fais, dit-elle en secouant faiblement la tête. John a toujours raison. Mais je n’en peux plus. Mes nerfs sont à bout. Il y a trop longtemps que nous vivons de cette manière. » Elle crut, je ne sais pourquoi, que je voulais l’interrompre et agita la main avec impatience. « Je comprends, je comprends, dit Sybil. Vous trouvez que c’est merveilleux ici. Naturellement… pour quelques jours… en amateur, en passant. Mais faites-en votre existence ordinaire et vous verrez. Moi aussi dans les premiers temps, j’allais partout avec John, et je trouvais à tout beauté, charme, aventure, poésie… Et puis, peu à peu, c’est venu. » La jeune femme n’avait pas besoin de nommer le sentiment à quoi elle faisait allusion. Il n’était besoin que de voir son visage. C’était la terreur. D’une voix monotone, monocorde, elle me raconta les étapes. Une fois, après les pluies, la Land Rover de Bullit s’était embourbée et ils avaient dû passer la nuit en pleine futaie sauvage. Une autre fois, alors qu’ils s’étaient arrêtés, un rhinocéros, caché jusque-là dans un fourré profond, avait tout à coup chargé leur voiture. Seules, les avaient sauvés la rapidité des réflexes de Bullit et son adresse de conducteur. Et une autre fois encore, au milieu de la nuit, un éléphant était passé si près de leur roulotte – car au commencement ils avaient une roulotte pour demeure – qu’elle avait entendu son pas et son souffle. « Un caprice de sa part et il renversait, piétinait tout, dit Sybil. Le courage, la force de John n’auraient servi à rien. Et nous avions déjà Patricia, toute petite. Alors j’ai connu la vraie peur. J’ai eu peur jusqu’à la moelle, jusqu’à l’âme. Cette peur-là ne peut plus se calmer. Jamais. C’est fini. Elle pousse. Elle grandit. Elle vous dévore. » La nuit, Sybil, incapable de sommeil, épiait avec épouvante tous les bruits de la brousse. Le jour, tandis que Bullit courait la Réserve, ne pensant qu’au bien-être de ses bêtes (il y avait de la haine dans la voix de Sybil), elle restait seule avec les serviteurs noirs. « Je ne peux plus supporter ces rires barbares, gémit-elle, ces dents trop blanches, leurs histoires de spectres, d’hommes-panthères, de sorciers. Et surtout, la manière qu’ils ont d’apparaître sans qu’on les entende venir. » Ce fut de cette façon qu’entrèrent Bullit et Patricia. J’avais attendu toute la journée de revoir la petite fille avec une impatience et une émotion tellement démesurées que plus d’une fois je m’étais senti ridicule. Et voici qu’elle était devant moi et je ne retrouvais à son égard aucun des sentiments qu’elle m’avait inspirés. Mais aussi, qu’y avait-il de commun entre l’apparition de l’aube, la compagne des bêtes sauvages et l’enfant modèle que Bullit tenait par la main ? Patricia portait une robe de toile bleu marine qui descendait un peu plus bas que les genoux, empesée, ornée d’une collerette et de manchettes blanches. Ses chaussettes étaient blanches également. Aux pieds, elle avait de petits escarpins vernis. À ce vêtement s’accordaient le maintien de Patricia, modeste et réservé, le long cou bien droit et sage dans la collerette blanche, la frange des cheveux coupés en boule bien alignés au-dessus des yeux baissés. Elle me fit une légère révérence, embrassa sa mère et alla prendre le siège qui lui était réservé. Je ne reconnus vraiment d’elle que les mains – quand elle les eut posées sur la nappe – bronzées, couvertes d’égratignures, avec les ongles en dents de scie et entourés d’un cerne bleu qui semblait indélébile. Patricia parcourut du regard les gâteaux et les confitures disposés sur la table et dit d’un ton de satisfaction sérieuse : « C’est vraiment un grand thé. » Elle remplit sa tasse elle-même et se servit de cake ainsi que de marmelade d’oranges. Ses manières étaient parfaites, mais elle tenait obstinément les yeux baissés. « Enfin, vous voyez notre demoiselle, et vous pourrez la décrire à Lise », me dit Sybil. Je sentis qu’elle était fière de sa fille et reprenait peu à peu son équilibre. Elle s’adressa gaiement à Patricia : « Tu sais, notre hôte est un ami de Lise Darbois. » Patricia ne dit rien. « Je t’ai souvent parlé de Lise, tu t’en souviens, n’est-ce pas ? demanda Sybil. — Oui, maman, je me souviens », dit Patricia sans lever les yeux. Sa voix claire, bien timbrée, ne rappelait en rien sa façon clandestine de parler, près de l’abreuvoir. On y percevait le dessein têtu de ne pas prendre part à la conversation. Mais Sybil tenait à faire briller sa fille. « Ne sois pas si timide, chérie, dit-elle. Raconte quelque chose sur le Parc, sur les bêtes. Tu les connais bien, n’est-ce pas ? — Je ne sais rien d’intéressant, dit Patricia, le cou droit, le regard fixé sur son assiette. — Tu es vraiment trop sauvage », s’écria Sybil sans pouvoir dominer une irritation qui montrait que ses nerfs commençaient à lui désobéir de nouveau. Elle dit à Bullit avec un rire forcé : « John, j’espère que vous aurez meilleure mémoire que votre fille. Vous n’avez pas fini de nous raconter votre grande chasse du Serenguetti. » Il y eut alors une scène aussi brève qu’étonnante. Aux dernières paroles de sa mère, Patricia – ce qu’elle n’avait pas fait depuis qu’elle était entrée dans la pièce – leva les yeux brusquement et les tint fixés sur Bullit. Et lui, comme s’il s’était attendu à ce mouvement et l’avait redouté, il n’osa pas d’abord affronter la petite fille. Mais la volonté de Patricia qui durcissait, pétrifiait son tendre et mobile visage l’emporta sur la résistance de Bullit. Son regard rencontra celui de l’enfant. Un sentiment d’impuissance, de faute, de souffrance, de prière se peignit sur ses traits. Les yeux de Patricia demeuraient inflexibles. Cet échange silencieux, je n’en mesurai la portée véritable que plus tard. Mais il eut son plein sens pour Sybil. Ses lèvres blanchirent et elle n’arriva pas à maîtriser leur tremblement. Elle demanda – et sa voix à chaque phrase montait d’un ton : « Eh bien, John ! Vous voilà aussi muet que votre fille ! Toujours d’accord contre moi ! Et vous ne lui avez même pas fait reproche pour rentrer à des heures qui me font mourir d’angoisse, n’est-ce pas ? — Je suis navrée, maman, croyez-moi, dit Patricia très doucement. Tout à fait navrée. Mais King est venu très tard aujourd’hui. Et il a voulu me raccompagner à toute force. Vous l’avez entendu sans doute. – Bien sûr, dit Bullit, on reconnaît… » Sybil l’empêcha de poursuivre. « Assez, assez, cria-t-elle. Je ne veux plus, je ne peux plus vivre dans cette folie. » Elle se tourna vers moi et, toute secouée par un rire qui n’avait ni son ni sens, une sorte de rire blanc, elle s’écria : « Savez-vous qui est ce King que ma fille attend jusqu’au soir et par qui elle se fait reconduire, et de qui son père reconnaît la voix ? Le savez-vous ? » Sybil reprit son souffle pour achever d’une voix stridente, hystérique : « Un lion ! Oui, un lion ! Un fauve ! Un monstre ! » Elle était arrivée à la limite d’une crise de nerfs, et dut en avoir conscience. La honte et le désespoir de se montrer dans cet état effacèrent toute autre expression sur sa figure. Elle quitta la pièce en courant. Patricia se tenait toute raide dans sa robe empesée et le hâle de ses joues s’était comme terni. « Allez avec elle, dit Patricia à son père. Elle a besoin de vous. » Bullit obéit. La petite fille ramena sur moi son regard. Il était insondable. Je m’en allai. Je ne pouvais rien pour personne. « L’enfant du lion… », disaient de Patricia les Noirs du Parc royal. |
Joseph Kessel Le lion |